Pour les Occidentaux, les maréchaux soviétiques se réduisent bien souvent à ce qu’ils voyaient lors des grands défilés militaires sur la place Rouge : le 9 mai, célébration de la Victoire et le 7 novembre, celle de la Grande révolution d’octobre : des vieillards en manteau gris, affublés d’une casquette démesurée, soufflée par le vent, exhibant sur leur poitrine des rangées innombrables de médailles. Gueorgui Joukov, le plus célèbre de cette riche pléiade était ainsi affublé de cinquante-six décorations, qui pesaient plus de cinq kilos. Pour comprendre que ceci n’était pas pure opérette, énumérons les six premières : pour la défense de Leningrad ; pour la défense de Moscou, dont il fut le sauveur en octobre 1941 ; pour la défense de Stalingrad, dont il fut le vainqueur le 2 février 1943 » ; pour la prise de Varsovie octobre 1944 ; pour la prise de Berlin fin avril 1945 ; pour la victoire sur l’Allemagne dans la Grande Guerre patriotique…
Parmi ces maréchaux, pour la plupart inconnus des Occidentaux, se trouvent quelques-uns des plus grands soldats du XXe siècle. Entre 1935 et 1953, date de sa mort, Staline a nommé trente-huit maréchaux, le premier en 1935, le dernier en 1946. Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, les meilleurs connaisseurs français de l’Armée rouge, particulièrement de son action durant la Seconde Guerre, étudient dix-sept de ces chefs, ce qui l’a amené à en écarter vingt et un. D’abord Staline, Beria et Boulganine qui ne le furent qu’à titre nominal. Certes Staline, était le chef de la Stavka (l’état-major central) le commandant en chef des armées, le président du Comité d’État à la Défense, le commissaire à la Défense, le président du Conseil des commissaires du peuple et, enfin, le secrétaire général du Parti. Il s’est lui-même nommé Maréchal. De même le maréchal Vorochilov n’avait d’autre justification que politique, ses aptitudes militaires étant, au mieux, celles d’un dilettante. Néanmoins, il fut le premier maréchal de l’Union soviétique à avoir été nommé, il a régné quinze ans sur l’Armée rouge et influencé les destinées de l’élite.
Le second groupe écarté est celui des maréchaux d’arme, parfois appelés « maréchaux de branche » : trois pour l’artillerie, neuf pour l’aviation, quatre pour les troupes blindées, un pour les transmissions et un pour le génie. Ces spécialistes n’ont pas commandé de grandes formations interarmées. Si certains ont sans aucun doute contribué à la victoire, – comme le trio de tankistes Bogdanov, Rybalko et Rotmistrov –, ils l’ont fait sous les ordres de maréchaux commandant des Fronts. Reste le cas de Sokolovski, devenu maréchal de l’Union soviétique seulement en juin 1946, puisque Staline ne l’a pas choisi en récompense d’un commandement victorieux. Cependant, il a rempli la fonction de chef d’état-major des Fronts les plus importants durant la Grande Guerre patriotique. En outre, il fut commandant de la zone soviétique en Allemagne, après avoir été le chef d’état-major du maréchal Gueorgui K. Joukov, lors de la prise de Berlin. Il joua un rôle important lors du blocus de Berlin (1948 – 1949).
Ces dix-sept maréchaux constituent-ils une élite, d’abord par leur nombre restreint. En 1935, l’Armée rouge recense environ six cents commandants du niveau supérieur à l’équivalent occidental de général de brigade, et cinq maréchaux couronnent l’édifice : un pour cent vingt. En 1941, sur un millier d’officiers généraux (le grade a été réintroduit en 1940), on compte toujours cinq maréchaux, bien que trois d’entre eux aient été exécutés en 1937 – 1938) : un pour deux cents. En 1944, le nombre des généraux approche 3 000, pour douze maréchaux : un pour deux cent cinquante. Puis, par l’importance de ses états de service. La plupart des dix-sept maréchaux de Staline sont les seuls officiers supérieurs dont les noms étaient connus en Occident, avant et pendant la guerre. Plusieurs d’entre eux ont eu les honneurs de la couverture du magazine américain Time. C’est le groupe resserré des huit « maréchaux nommés en 1943 et 1944 qui, à la tête des Fronts, brisent la Wehrmacht en 1944 puis libèrent, pour les occuper, Tallinn, Riga, Vilnius, Bucarest, Sofia, Budapest, Varsovie, Vienne, Bratislava, Berlin et Prague. Ce sont eux qui furent les hauts commissaires dans les zones d’occupation soviétique en Allemagne et en Autriche, et qui siègent à certaines commissions d’armistice. Eux, qui commandent les groupements de forces terrestres et aériennes au début de la guerre froide. Eux, qui dirigent le ministère de la Défense soviétique de 1945 à 1967 et, eux, qui président au passage à l’âge nucléaire.
Il est donc étonnant qu’avant Jean Lopez aucune étude d’ampleur comme la sienne n’ait été entreprise sur cette élite militaire qui a joué un rôle si important dans le destin et le prestige de l’URSS, sans jamais empiéter sur les prérogatives du pouvoir politique. Si Joukov a sauvé « Khrouchtchev en juin 1957 dans le lutte contre le groupe antiparti », il a été mal récompensé, car écarté en octobre. Le grand intérêt de cet ouvrage est qu’il constitue une grille d’analyse permettant d’éclairer les profils et inflexions de carrière, les raisons de l’élévation au maréchalat, celles de l’attribution de tel ou tel grand commandement, la position dans l’ordre officieux de préséance qui transparaît, par exemple, de l’ordonnancement des toasts officiels ou de la date d’obtention et du nombre de distinctions honorifiques. Y figurent des éléments aussi divers que le niveau d’éducation, le milieu social, l’origine nationale, le type de formation militaire, la proximité physique avec Staline, l’ancienneté et la solidité du lien au parti bolchevique, la participation aux événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle – en particulier la Première Guerre mondiale, la guerre civile russe et la purge géante de 1937 – 1938 –.
On ne trouvera pas dans cet ouvrage de biographies au sens classique, présentant l’homme privé, ses goûts, ses vices, ses désirs, ses amours, ses problèmes d’argent. Peu d’éléments fiables sont disponibles sur ces aspects. Mémoires et souvenirs de l’entourage, soumis à la censure et à l’autocensure, livrent quant à eux assez peu d’éléments personnels, la pruderie officielle du monde soviétique posant un filtre supplémentaire. Les auteurs ne se sont pas étendus sur Gueorgui Joukov, auquel ils ont consacré en 2013 une copieuse biographie (Éditions Perrin). Mikhaïl Toukhatchevski, compte tenu de la dimension exceptionnelle de l’homme a eu droit à la part du lion. Ivan Koniev et Konstantin Rokossovski forment, avec Joukov, le plus remarquable trio de chefs de la Seconde Guerre mondiale. Ces dix-sept maréchaux de l’Union soviétique, appartiennent à trois groupes distincts selon les circonstances historiques : celui de 1935 (cinq maréchaux), celui de 1940 (trois maréchaux) et celui de 1943 – 1944 (huit maréchaux), le dix-septième maréchal, élevé en 1946, se rattachant au dernier groupe.
Les rivalités entre grands chefs sont chose commune à toutes les armées. Les maréchaux de Staline n’y échappent pas plus que ceux de Napoléon Ier ou d’Hitler, il en fut de même au sein des forces alliées. Le dictateur du Kremlin s’est fait un plaisir d’envenimer les jalousies naturelles en témoignant à l’un une faveur marquée, avant d’en prodiguer les marques à un autre. Querelles d’ego, batailles de courtisans n’ont pas manqué. Le tempérament violent et les mauvaises manières de Joukov expliquent qu’il ait été un objet de haine pour beaucoup de ses collègues. Son statut de Primus inter pares a suscité bien des jalousies : n’était-il pas déjà adjoint du commandant en chef quand les autres n’étaient que généraux ? La fonction de représentant de la Stavka, propre à l’Armée rouge, n’a rien arrangé. Cet emploi tenu surtout par Vassilevski ne signifie rien d’autre qu’être l’œil de Staline, sa voix et son bras dans les quartiers généraux de Front et d’armée, situation intolérable à un Koniev ou un Rokossovski, certains d’égaler les deux envoyés par leur talent. La nature des opérations a également joué les gratte-plaies. Toutes les grandes victoires soviétiques sont dues, en effet, à des offensives multi-fronts, qui demandent la coopération de deux, parfois trois maréchaux. Ce sera à qui revendiquera la part du lion dans les communiqués et, plus tard, dans l’écriture de l’histoire. On ne trouvera pas dans l’Armée rouge d’affection comme celle qui liait Bernadotte à Ney et à Lefebvre. Staline se serait acharné à la ruiner, tant le risque de collusion des étoiles exhalait à ses délicates narines des relents de bonapartisme. Chaque maréchal rouge se tenait seul en face du maître. Il n’en reste pas moins que le rôle du personnel de commandement de l’Armée rouge fut d’une importance capitale. Le slogan du Parti, « Les cadres décident de tout », signifie, pour l’Armée rouge, la création de conditions qui assurent la croissance numérique et l’amélioration de la qualification de ses membres. C’est bien elle qui a constitué, après 1945, une vaste zone d’influence et l’a maintenue durant de longues décennies. ♦