Le parcours politique de Molotov commence avec la création fortement mythologisée du parti des bolchéviques, leur prise de pouvoir, et se termine au soir de l’existence de l’Union soviétique. Cette dernière survivra peu d’années au héros de ce livre, qui fut l’un de ses architectes.
Son petit-fils, Vyatcheslav Nikonov, spécialiste de la politique internationale, reconnu en Russie comme à l’étranger est un témoin oculaire ayant connu Molotov de son vivant. Lui-même, un des rares descendants de dirigeants soviétiques à être entré en politique, il en brosse un portrait exact, bien qu’il ait pu difficilement rester « neutre ». La personnalité de Molotov n’ayant pas manqué de faire l’objet de nombreux jugements bien tranchés.
Le plus fidèle des acolytes de Staline, Viatcheslav Molotov, fut d’une indéfectible loyauté envers la « ligne du Parti ». Scriabine de son vrai nom, son nom de guerre vient du mot molotok « marteau ». Il connut en outre une longue longévité, rare en URSS pour l’époque, puisque né en 1890, il meurt à Moscou en 1986.
Ancien journaliste, il était devenu, selon ses contemporains, un bureaucrate besogneux, capable de tenir d’interminables discussions au Kremlin, d’où son surnom de « camarade Cul-de-Pierre ». Pédant, loyal, il ne tardera pas à être nommé au temps de la guerre froide de Monsieur « Niet », Monsieur Non.
Il ne connaissait, lors de sa nomination, en 1939, rien de l’étranger, ne parlait aucune langue étrangère. Roger Moorhouse rappelle dans Le Pacte des Diables, qu’un éminent historien a pu le décrire comme « l’un des plus fieffés crétins qui ait jamais détenu le portefeuille des Affaires étrangères dans une grande puissance au cours de ce siècle » (1). Toutefois, ce jugement à l’emporte-pièce n’était nullement partagé par ses interlocuteurs. « Ayant observé tous les grands hommes d’État de notre siècle en action, je n’ai jamais rencontré de talent diplomatique d’un aussi haut niveau que celui de Molotov ». Georges Bidault, le ministre français des Affaires étrangères, parlait de son « aptitude inlassable à la répétition ». Churchill remarquait qu’il n’avait « jamais vu un être humain qui représentât plus parfaitement la conception moderne du robot ». Et pourtant « dans la conduite des Affaires étrangères, Sully, Talleyrand et Metternich », les plus grands diplomates de tous les temps, « l’accueilleraient volontiers en leur compagnie » (2).
Molotov, un des architectes de l’Union soviétique, finit par en être l’une des victimes par deux fois. En effet, il eut lui aussi à subir la répression, d’abord dans la personne de sa femme sous Staline, puis avec sa propre disgrâce sous Khrouchtchev.
Dans cet ouvrage, Nikonov jette une lumière inattendue sur les motivations de la direction soviétique pendant la période précédant la guerre tout comme sur ses actions lors de l’après-guerre – notamment sur ses efforts en vue d’une Allemagne unifiée – dont Molotov était un chaud partisan.
Dans ce contexte, Molotov a su attirer l’attention du public lors de ses déplacements à l’étranger, où des foules se pressaient en nombre incroyable pour accueillir la délégation soviétique. C’était le cas bien entendu dans les pays du camp socialiste, mais également aux États-Unis. Molotov distribuant les autographes et saluant le public représentait alors via son attitude publique, l’exemple parfait d’un authentique diplomate.
En effet, l’école de la gestion de l’information par laquelle il est passé – avec les débuts alors clandestins de La Pravda – lui aura enseigné l’art de déterminer les thèmes porteurs, de trouver l’angle adapté à un auditoire donné, et aura sans l’ombre d’un doute, marqué son style de fonctionnement, tout au long de sa carrière.
Le lecteur français apprendra les détails de la visite de la troupe de la Comédie française à Moscou en 1954. Il y découvrira la création du programme d’échange entre étudiants de La Sorbonne et du MGU, si antagoniste au cliché habituel du « rideau de fer ». Le lecteur lira aussi le récit des âpres négociations avec le général de Gaulle, lors de son déplacement à Moscou en décembre 1944.
S’il ne convenait de retenir qu’un fragment de discours de Molotov resté toujours actuel, c’est celui-ci. Une déclaration réalisée à Bevin, le 23 septembre 1945, résumant ce sentiment d’indignation peut-être insuffisamment perçu et qui contient bien des malentendus à l’origine de la guerre froide : « Hitler voyait l’URSS comme un pays inférieur, rien d’autre qu’une expression géographique. Les Russes avaient une vision différente. Ils se voyaient aussi respectables que n’importe quelle autre nation. Ils ne voulaient pas être considérés comme une race inférieure. Ils demandaient au secrétaire d’État de se souvenir que nos relations avec l’Union soviétique devaient être basées sur un principe d’égalité. Les choses lui semblaient ainsi : il y a eu la guerre. Pendant la guerre, nous avons discuté et nous sommes parvenus à un accord, alors que l’Union soviétique a subi des pertes colossales. À ce moment-là, l’Union soviétique était nécessaire. Mais maintenant que la guerre est terminée, le gouvernement de Sa majesté semble avoir changé d’attitude. Est-ce parce qu’on n’a plus besoin de l’Union soviétique ? Si c’est le cas, il est évident qu’une telle politique, loin de nous rassembler, nous divisera et finira très mal ». C’est bien la preuve qu’en dépit de tous les mythes et les images qui entourent l’homme au chapeau, son message n’est pas purement historique. ♦