On ne compte plus les ouvrages et les articles traitant des ambitions chinoises au XXIe siècle, terrestres ou maritimes, et dont la Belt and Road Initiative constitue la principale incarnation. Pourtant, l’essai du contre-amiral McDevitt, publié aux presses de l’US Naval Institute, mérite qu’on s’y arrête. En raison de la clarté du propos, mais surtout de la pertinence des analyses sur le plan maritime, et plus particulièrement naval. À travers huit chapitres, c’est en effet toute la dynamique de montée en puissance de la People’s Liberation Army Navy (PLAN) qui est mise en perspective depuis les années 1970, tant au niveau tactique que stratégique. En déclinant les trois volets déclaratoire, opérationnel et capacitaire de la stratégie navale chinoise, l’auteur offre une analyse globale de la place de la PLAN au service des ambitions chinoises.
Au commencement est la volonté politique de Beijing sur mer : la Chine a officiellement formalisé en 2012, par la bouche de Hu Jintao, son souhait d’être une grande puissance maritime. De cette ambition, qui en réalité ne date évidemment pas de 2012, découle le rôle de la PLAN, dont les missions et le statut s’affinent dans les documents stratégiques publiés par la Chine en 2015 puis en 2019, selon trois axes : défendre les intérêts maritimes proches (à commencer par ceux situés en deçà de la première chaîne d’îles), défendre les intérêts lointains (les lignes de communication maritimes et les ressortissants chinois à l’étranger) et, surtout, devenir une marine océanique de classe mondiale, en cohérence avec le statut de grande puissance de la Chine (de ces deux derniers qualificatifs découlent de nombreuses conséquences). L’intérêt de l’essai du contre-amiral McDevitt est de montrer comment ses trois piliers structurent la PLAN dans son format et dans son emploi, notamment à partir des années 1990.
Les intérêts maritimes proches (Offshore Waters Defense), déjà prioritaires dans les années 1970 et 1980 avec les confrontations maritimes du voisin vietnamien, n’ont fait que prendre de l’ampleur avec le « problème de Taïwan », d’une part, et la conquête progressive de la mer de Chine méridionale (vue comme historiquement chinoise), d’autre part. Les chapitres IV et V montrent ainsi comment la défense du proche espace maritime – perçu comme territorial – est structurée par la double exigence de pouvoir créer les conditions permettant une reprise de Taïwan par la force, tout en retardant le plus possible l’intervention militaire de Washington et Tokyo dans le jeu, c’est-à-dire suffisamment longtemps pour pouvoir atteindre une situation irréversible. Ici, l’auteur étudie en profondeur le scénario d’une reprise de Taïwan – applicable par transposition aux îles Senkaku disputées au Japon – du point de vue de la Chine, en faisant ressortir le souci permanent de la Chine de conserver l’initiative le plus longtemps possible avant que les options ne se referment. Il ne s’agit pas d’un wargame à proprement parler, mais plutôt d’un croisement des points de vue stratégiques, qui permet de mettre en avant la rationalité de Beijing en termes d’interdiction de zone (conserver une bulle de manœuvre autour de Taïwan) et de déni d’accès (enrayer le renforcement américain depuis la mer des Philippines). L’auteur en conclut qu’en 2020, et malgré tous ses efforts, la Chine ne disposera pas avant une quinzaine d’années de la masse aéronavale critique pour réussir une telle opération.
S’agissant des intérêts lointains, l’accent est mis sur ce que McDevitt nomme la « SLOCs (1) Anxiety » des Chinois, qui n’a fait que croître à mesure de la rapide expansion économique chinoise à partir de 1990, largement tributaire du trafic maritime en provenance et à destination des ports chinois. L’essai met notamment en relief le rôle des déploiements de la PLAN en océan Indien depuis 2008, année à partir de laquelle la Chine participe de manière permanente à la lutte antipiraterie, tout en développant une intense diplomatie navale dans l’espace Indo-Pacifique. Ce positionnement, tirant prétexte de la protection contre la menace pirate, constitue en réalité une manœuvre d’ensemble de la PLAN pour acquérir l’expérience opérationnelle qui lui manque cruellement, mais plus encore pour se positionner durablement dans un océan au cœur des préoccupations de l’Empire du Milieu. Plus généralement, l’auteur consacre son chapitre VII au rôle majeur que l’océan Indien est appelé à jouer dans la stratégie maritime chinoise, non seulement pour ses approvisionnements, mais également en soutien de la manœuvre Belt and Road Initiative – Maritime Silk Road. Ici, il s’adonne à une comparaison féconde entre l’action de l’URSS en océan Indien entre 1970 et 1990 et celle de la Chine depuis 2008, dressant des parallèles très pertinents, tout en pointant certaines limites. Les considérations sur la réaction potentielle de l’Inde à une présence navale croissante de la Chine sur sa façade occidentale sont également éclairantes. En complément, le chapitre VI s’attache à décrypter l’action de la Chine en mer de Chine méridionale, où la PLAN joue un rôle à cheval entre la défense des intérêts proches et la protection des intérêts lointains. Les différentes étapes du grignotage maritime opéré par le géant chinois y sont parfaitement restituées pour montrer comment la PLAN valorise les gains obtenus pour faciliter sa liberté d’action (mouvement des SNLE depuis la base de Yulin sur l’île de Hainan, couverture aérienne au profit de la flotte, profondeur stratégique, etc.), tandis que les garde-côtes et la milice maritime chinoise (auxquels sont consacrés deux appendices en fin d’ouvrage) se chargent des actions plus agressives.
En dernière analyse, l’objectif de devenir une marine océanique de classe mondiale constitue, selon l’auteur, le principe essentiel de la construction à marche forcée d’une PLAN qui a admis au service actif plus de 200 navires de tous types en quinze ans. Sans annoncer officiellement de format terminal (que l’auteur estime à titre personnel à 265 bâtiments océaniquesen 2035), la PLAN est en effet engagée dans une croissance en nombre et en qualité qui doit lui permettre d’être à la hauteur de la rationalité politique des dirigeants chinois. L’équation est simple : pour être une puissance maritime globale, il faut pouvoir contrôler l’espace aéromaritime là où sont ses intérêts ; tant que la Chine ne peut pas le faire, elle n’est pas une grande puissance maritime. CQFD. Ce retard existe notamment dans le domaine de la couverture aérienne de la flotte en dehors de la portée de l’aviation basée à terre, d’où l’acharnement chinois à mettre en place un groupe aéronaval à base de porte-avions.
Même si ce livre traite de la Chine, on appréciera l’analyse du contre-amiral McDevitt sur la position américaine face à la dynamique maritime chinoise. Sans constituer une nouvelle guerre froide, il souligne que le pivot opéré par Obama vers le Pacifique depuis 2010 s’est officiellement mué en une relation de rivalité depuis 2017 sous la présidence Trump, et il en présente les implications sur le plan naval pour l’US Navy. Les relations de Washington avec les États bordant la première chaîne d’îles sont également étudiées ; on consultera avec profit l’analyse des positions japonaise et indonésienne. Au total, la situation en 2020 est celle d’une « uneasy stability », c’est-à-dire d’un équilibre fragile dans le contexte d’un jeu qui n’est pas à somme nulle (contrairement au temps de la guerre froide).
En refermant China as a Twenty First Century Naval Power, que penser de la PLAN en 2020 ? On en tirera évidemment des certitudes (poursuite de la modernisation de la PLAN, accès à la permanence d’un groupe aéronaval, poursuite du développement de la composante sous-marine, finalisation de la composante amphibie, renforcement des gains territoriaux en mer de Chine, etc.), mais aussi le sentiment que tout n’est pas écrit. Ainsi du format final de la PLAN qui reste tenu secret, du vrai niveau opérationnel d’une marine en réalité très peu coutumière des opérations et très peu « interarmisée », ou encore du degré de présence navale qu’envisage la Chine en dehors de sa sphère immédiate d’influence (si certains analystes voient déjà la PLAN opérer en Méditerranée, l’auteur montre que rien ne permet toutefois d’être affirmatif). Enfin, sur le strict plan des moyens, le lecteur lira avec un grand intérêt les lignes sur les capacités et les limites des missiles balistiques antinavires DF-21D et DF-26, symboles parfois irrationnels de la capacité chinoise à interdire le Pacifique Ouest à ses rivaux, au premier rang desquels les États-Unis.
China as a Twenty First Century Naval Power est donc un ouvrage utile pour qui veut problématiser la dynamique navale de la Chine au-delà des seuls chiffres impressionnants du nombre de quilles mises en construction chaque année par Beijing. ♦