« Homère est nouveau ce matin et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui » disait Charles Péguy. Ou comment l’ancien aide à penser le nouveau. Telle est la démarche du capitaine de frégate (CF) Corman qui nous propose avec Innovation et stratégie navale une analyse vivifiante de notre environnement technologique bouillonnant au tamis des réflexions de six grands stratégistes navals français du XXe siècle : les amiraux Daveluy, Castex, Barjot, Labouérie et Lacoste, ainsi que le professeur Hervé Coutau-Bégarie. La démarche se veut pragmatique, et le résultat est incontestablement au rendez-vous.
Car en ce début de XXIe siècle, comme dans d’autres périodes de l’histoire, l’innovation est en effervescence. Et le domaine naval, intimement lié au fait technologique, n’y échappe pas. Dans cet environnement où les avancées technologiques se bousculent sur fond de rivalités entre puissances, l’ouvrage du CF Corman arrive à point nommé pour rappeler une vérité majeure et proposer une boussole pour guider l’innovation navale. La vérité majeure, c’est que le choix technique est d’abord, lorsqu’il s’agit de marine de combat, un choix stratégique. Stratégique, il l’est non seulement, car il engage toute une dynamique industrielle dans des programmes onéreux qui s’étalent sur plusieurs décennies, mais il l’est surtout car il conditionne le succès d’une marine et, partant, la défense des intérêts fondamentaux d’une nation maritime comme la France. Or, l’histoire du fait maritime montre que l’orientation technologique à donner à un outil naval – petit ou grand – n’a rien d’évident, et que les décisions qui y président ont besoin d’être éclairées. Cet éclairage est particulièrement nécessaire pour surmonter les dilemmes qui tiraillent de manière récurrente les grandes marines de guerre : la quantité contre la qualité, l’expertise des ingénieurs contre celle des praticiens, l’approche historique contre l’approche matérielle, ou encore la question des coûts acceptables. Et c’est pourquoi l’auteur se propose de « trouver l’équilibre en recherchant des critères concrets, précis et si possible immuables qui nous permettrait de canaliser et de tamiser le flot de l’innovation navale moderne selon des choix judicieux ».
Convoquant ses grands anciens qui furent des observateurs attentifs de leur temps, le CF Corman tire de leurs réflexions un remarquable guide pour produire au XXIe siècle ce qu’il nomme de l’innovation « juste ». Tout en gardant un œil critique sur les limites de ces penseurs dont les conclusions ne sont pas intégralement transposables à notre temps, l’officier de marine praticien cerne ainsi trois dialectiques qui traversent la technologie navale : la dialectique de la haute performance et de la simplicité, la dialectique de la synergie et de l’autonomie, et celle de la différenciation et de l’homogénéité. Pour dominer ces oppositions apparentes, il montre comment une position équilibrée permet une conciliation des impératifs, au service de la performance d’ensemble d’une marine de combat. Il y ajoute des recommandations pour les décideurs, toutes marquées du sceau de la prudence, cette vertu reine pour celui qui doit concilier réflexion et action. Ces recommandations, les voici : ne pas surévaluer le rôle des technologies, préférer le solide au brillant, savoir éviter le mieux qui est souvent l’ennemi du bien, ne jamais séparer la théorie de la pratique, du réel et du bon sens, préférer la connaissance au savoir, et enfin toujours garder en mémoire le but.
Au total, en examinant les rapports de la technologie et de la stratégie navale, le CF Corman réussit une belle synthèse, dans un style toujours agréable à lire malgré la richesse des références qui émaillent le texte. Le cheminement intellectuel est parfaitement balisé et le lecteur a le sentiment d’une démonstration solide en refermant l’ouvrage.
À qui recommander cet essai ? Au premier chef, à ceux qui jouent le rôle de trait d’union entre les utilisateurs et les concepteurs, c’est-à-dire à tous les décideurs qui œuvrent en états-majors capacitaires. Mais la portée de l’ouvrage en fait aussi une lecture bénéfique pour tous les ingénieurs du naval de défense, et, au-delà, de l’ensemble de la base industrielle et technologique de défense nationale. Et, bien sûr, il édifiera tous les marins qui mettent en œuvre la technologie de leur temps à l’image de leurs grands anciens depuis la marine à voile. Car, plus que jamais, « l’histoire doit nous permettre de penser le neuf et le surprenant » (Marc Bloch). ♦