L’Europe est à l’évidence un continent guerrier et la conflictualité traverse toute son histoire. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, environ 160 guerres et 600 grandes batailles s’y sont déroulées sur trois principaux théâtres d’opérations : l’axe Varsovie-Moscou, l’espace situé entre la Seine et le Rhin, la région située entre la Thrace et Salonique. Quelles en furent les causes ? Comme le remarque Béatrice Heuser, « les monarchies européennes ont probablement connu plus de guerres en raison de successions dynastiques contestées et de conflits religieux que pour toute autre raison ».
Certaines batailles sont restées ignorées, voire confinées à un cercle de spécialistes. D’autres, peu nombreuses, furent érigées en mythe national. « Érigée en mythe, une bataille même modeste peut devenir celle de toute une civilisation » reconnaît Isabelle Davion qui a codirigé cet ouvrage collectif. Finalement, nous explique-t-elle, « les batailles mythiques sont celles qui restent perçues comme un moment décisif, où se joue l’avenir de la guerre en cours, voire de la nation ». Leurs récits, colportés, forment un imaginaire commun, créateur d’unité. Ces interprétations de l’événement historique viennent ainsi nourrir un récit national et un imaginaire, en faisant in fine l’objet « d’un usage politique qui impose une mémoire nationale tenant lieu d’histoire ».
L’objectif de ce livre est donc finalement de « déchiffrer lentement, méthodiquement, la nature des relations entre la légende et le réel » (Cédric Michon), en distinguant à chaque fois le récit de la bataille, ses enjeux, et la construction du mythe correspondant, avec toujours le souci de démêler les faits et la légende, ainsi que de préciser le cas échéant les lieux de mémoire et commémorations qui s’y rapportent.
Une vingtaine de batailles européennes emblématiques sont ainsi évoquées, comme Alésia, Marignan, Trafalgar, Waterloo… Certaines d’entre elles nous rappellent d’ailleurs que la défaite peut aussi constituer un électrochoc. Nous n’en évoquerons ici que quelques batailles parmi celles qui sont traitées dans le livre.
Le livre s’ouvre avec la bataille de Marathon (490 av. J.-C.), considérée comme formatrice d’une identité européenne. Il se poursuit avec Cannes (216 av. J.-C.), dont le colonel Vincent Arbarétier, qui la relate, craint qu’elle ne soit finalement qu’« un mythe trompeur pour les militaires qui l’étudient », et « un contre-exemple à n’enseigner qu’avec précaution dans les académies militaires ». Malgré tout le concept de Keil und Kessel (coin et chaudron) mis en œuvre par la Wehrmacht en URSS, s’apparente fortement à la bataille de Cannes, laquelle inspirera également les Israéliens en 1956 et 1967 dans le Sinaï, ainsi que le général américain Schwarzkopf au Koweït en 1991.
S’agissant des événements de Teutoburg (9 ap. J.-C.) où le Chérusque Arminius a détruit trois légions romaines, représentant 20 000 hommes, après trois jours de combat, les auteurs récusent étrangement le terme de « bataille » au profit de celui d’« embuscade à grande échelle » ! Une meilleure définition des termes employés dans l’ouvrage aurait toutefois permis d’éviter de jouer ainsi sur les mots.
De même, les auteurs relativisent l’importance de la bataille de Kosovo (1389) et considèrent qu’une victoire chrétienne n’aurait pas changé la face de l’Europe. À long terme, peut-être, mais un coup d’arrêt porté dans les Balkans à la conquête musulmane aurait fort bien pu se révéler décisif comme à Poitiers en 732.
On remarque ensuite une excellente contribution de Cédric Michon sur la bataille de Marignan, laquelle, sans constituer une victoire écrasante de François Ier comme on a coutume de le lire, marque en réalité une première tentative d’action interarmes : « C’est la première fois qu’on assiste à l’association tactique de la cavalerie lourde, de l’infanterie et de l’artillerie. Leur action conjuguée, rappelle l’auteur, a raison de l’invincibilité demi-séculaire du carré suisse ».
La bataille de la Montagne Blanche (1620), près de Prague, est présentée par les Tchèques au XIXe siècle comme l’affrontement des « Tchèques » et des « Allemands ». Or, les chefs protestants (von Thurn, Anhalt-Bernbourg et Hohenlohe), vaincus par l’armée des Habsbourg catholiques, étaient aussi allemands… Cette bataille, décisive s’il en est (elle met fin à l’autonomie de la Bohême), ne fait paradoxalement que peu de victimes (1 000 hommes chez les Protestants, soit 5 % des effectifs, et quelques centaines du côté catholique). Certains activistes tchèques utilisèrent ce mythe de la Montagne Blanche pour justifier l’épuration ethnique de la population germanophone en 1945.
Le cynisme anglais ne connaît plus de mesure après Culloden (1746), lorsque le gouvernement prend la décision de recruter des régiments écossais à partir des anciens rebelles jacobites. Wolfe, un général anglais, approuvait ainsi pleinement cette mesure : « Ils sont robustes, intrépides, habitués au terrain accidenté, et il importe peu s’ils sont tués. Comment pourrait-on mieux employer un ennemi qu’en rendant sa fin utile pour le bien commun. »
La bataille navale de Trafalgar est l’occasion d’une concurrence mémorielle entre la Grande-Bretagne et la France qui dure depuis deux siècles. Les deux pays ont notamment coutume de donner aux premiers navires d’une nouvelle série le nom d’un de leurs prédécesseurs présents à la bataille. On a ainsi respectivement le Dreadnough et le Swiftsure du côté britannique et le Redoutable et l’Indomptable du côté français…
La contribution sur la bataille de Varsovie du 20 août 1920 évacue un peu trop rapidement à notre sens l’apport capital de la mission militaire française commandée par le général Weygand (1). Et cela d’autant plus que l’on sait maintenant que les journaux de marche des grandes unités polonaises ont été expurgés par Pilsudski après la guerre afin de mettre en valeur ses propres décisions.
Pour conclure, on ne peut que saluer cette tentative, fort réussie, d’allier l’histoire-batailles et l’histoire des représentations en nous montrant que les aspects mémoriels sont, dans chaque nation, prédominants. Certains textes en disent d’ailleurs parfois plus long sur les représentations dans lesquelles baignent les auteurs eux-mêmes et sur certains présupposés idéologiques communs à notre époque que sur le déroulement des événements historiques commentés. On note également un certain nombre de contributions d’universitaires allemands sur des batailles « françaises » (Poitiers et Bouvines notamment), ce qui permet de donner un éclairage différent. L’ouvrage s’appuie sur une très belle iconographie ainsi que sur une cartographie claire et lisible. ♦
[1] Voir à ce sujet notre note sur une biographie du général (https://www.defnat.com/e-RDN/e-recensions-detail.php?cid=477).