« Depuis la guerre américaine au Vietnam (1965-1973)… les Occidentaux n’ont, dans les guerres révolutionnaires, connu que des non-victoires qui sont des échecs politiques. C’est à ce reflux […] que j’ai assisté depuis plus d’un demi-siècle », nous explique Gérard Chaliand dans son ouvrage, intitulé justement Des guérillas au reflux de l’Occident. Il y fait le bilan de son itinéraire d’« observateur-participant » dans un certain nombre de guérillas depuis les années 1960. Ce terme peut intriguer même si l’auteur s’en explique brièvement (« quant au maniement des armes, l’observateur-participant n’a pas à s’en servir, sauf quand il faut rompre un encerclement où il n’y a plus, pour ceux d’en face, que des cibles »). Il s’agit à l’origine d’une méthode d’observation ethnographique visant à atteindre « la compréhension de l’autre dans le partage d’une condition commune » (Alain Touraine).
L’itinéraire de l’auteur de Stratégies de la guérilla (1979) et de l’Anthologie mondiale de la stratégie (1990) s’étend sur tous les continents : de la Guinée-Bissau (en 1964 et 1966) jusqu’à la Syrie (2015-2018), en passant par le Vietnam (1967), le Liban (1969-1970), le Kurdistan (1980), l’Afghanistan (années 1980 et 2000), le Pérou (1985), le Haut-Karabakh (1993 et 2000)…
La méthode de travail de Chaliand était particulière : « Contrairement aux autres Occidentaux souvent présents… je n’étais pas un spécialiste de la contre-insurrection, mais de l’insurrection, nous avoue-t-il, ayant essentiellement vécu du côté de la guérilla (à l’exception du Cachemire, de l’Afghanistan et de l’Irak) et étudié ainsi essentiellement les luttes anticolonialistes, les mouvements marxistes-léninistes, les maquis de groupes minoritaires en quête d’autonomie ». Méthode fructueuse s’il en est, même si elle ne se révéla pas être des plus faciles à suivre sur un plan purement matériel : « N’ayant appartenu à aucune institution ni à aucun parti, j’ai librement mené durant un demi-siècle et davantage, en cavalier seul, l’itinéraire qui est le mien, en assumant l’insécurité matérielle qui en était le prix. »
Pourquoi cet intérêt pour la guérilla ? Essentiellement, parce qu’elle permet « l’étude de l’organisation d’une société pour faire face à une situation de crise violente, dans l’intelligence politique et stratégique d’une direction capable de saisir les vulnérabilités de l’adversaire, d’entraîner les populations et de créer les conditions de la durée ». Chaliand s’intéresse ainsi à « la capacité d’une direction à transformer, avec le temps, sa faiblesse en force ». L’expérience des luttes politiques, et surtout des luttes armées, le conduit en effet à privilégier la pensée stratégique, comme « intelligence des rapports de force », centraux dans les relations internationales.
Quels enseignements tire-t-il de son parcours ? En 1975, déjà, Gérard Chaliand faisait le constat de la mort de l’utopie tiers-mondiste. Pour lui, ce n’est pas la supériorité technologique qui explique la supériorité de l’Europe au XIXe siècle, c’est la supériorité conceptuelle. Il a fallu aux peuples colonisés trois à quatre générations pour combler leur retard et retourner contre les Européens leur propre outillage conceptuel. Quel est cet outillage ? Essentiellement le nationalisme, l’idée de république, l’idée de parti et l’idée d’égalité. Cette dernière idée n’allait d’ailleurs pas de soi : « c’est au contraire l’idée que l’inégalité est dans la nature des choses qui est évidente dans les sociétés traditionnelles ».
Cela conduit Chaliand à mettre en exergue le rôle de la colonisation dans l’émergence du sentiment national des peuples du tiers-monde : « Le bilan du colonialisme est ambigu. Une vue historique du phénomène requiert de nuancer son caractère oppressif et exploiteur par l’introduction d’éléments essentiels de la modernité. » C’est ainsi que les mouvements de décolonisation sont dirigés par les nouvelles élites urbaines des colonies, leurs élites traditionnelles ayant plutôt tendance à collaborer avec l’occupant (le cas du Maroc fait toutefois exception).
En ce sens pour l’auteur le colonialisme, qui fait couler beaucoup d’encre en ce moment, doit être remis en perspective : « le colonialisme n’est pas, comme on l’a dit, un “crime contre l’humanité” (même si en son nom bien des crimes ont été commis) ou alors toute l’histoire de l’humanité n’est qu’une succession de crimes contre l’humanité ».
Parmi les transformations profondes qui sont à l’origine de la vulnérabilité des armées contemporaines face à la guérilla, les plus importantes semblent, pour Gérard Chaliand, être l’accroissement des effectifs de celles-ci, qui les oblige à vivre sur le pays, et la naissance du nationalisme moderne. Dans les pays pauvres, le patriotisme joue ainsi à plein contre un occupant qui est aussi nécessairement un prédateur (c’était déjà le cas de l’Espagne et de la Russie face aux armées napoléoniennes).
Aux yeux des peuples colonisés, la puissance de l’Occident reste intacte jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’intermède de la guerre russo-japonaise en 1904-1905 avec la défaite russe, a en effet assez peu marqué les peuples coloniaux. Peut-être, comme le souligne Chaliand, en raison du caractère considéré comme « arriéré et semi-asiatique » de la Russie tsariste.
La guerre révolutionnaire lancée par Mao Zedong dans les années 1930 est devenue la norme après 1945. Notre époque a ainsi été celle des guerres irrégulières largement inspirées par les innovations stratégiques de Mao.
Le Martiniquais Frantz Fanon (1925-1961), prophète du tiers-mondisme, fait l’objet d’un des tout premiers chapitres du livre. On remarque aussi la place importante qui y est conférée à Amilcar Cabral (1924-1973) qui conduisit la Guinée-Bissau à l’indépendance. Chaliand admet d’ailleurs « avoir beaucoup appris avec Cabral, et par la suite, davantage encore avec les Vietnamiens ».
Gérard Chaliand se montre souvent critique dans son domaine. Il s’attaque ainsi au « mythe du caractère invincible des guérillas ». Il considère notamment la théorie du foco (foyer) émise par Che Guevara, selon laquelle « un foyer stratégique mobile pouvait entraîner la paysannerie dans la lutte armée sans préparation politique préalable et sans organisation révolutionnaire », comme une « étrange aberration » qui a suscité une dizaine d’échecs en Amérique latine. De même, la décolonisation et l’accession à l’indépendance de nouveaux États loin d’être l’aboutissement d’un processus de libération n’en fut que la continuation, car les problèmes de minorités n’ont fait que croître avec la multiplication des États souverains, relève-t-il.
Il ne néglige pas non plus le rôle du milieu : « les guerres asymétriques démontrent que l’asymétrie fondamentale est non seulement dans l’idéologie, mais aussi dans la démographie ».
Et l’avenir ? L’intervention franco-britannique en Libye en 2011 a conduit à une guerre civile qui n’est pas encore terminée et à « de sérieux dégâts collatéraux au Mali, au Niger et au Burkina Faso ». La guerre au Sahel ne lui paraît d’ailleurs pas maîtrisable
Pour finir, on apprécie aussi un petit texte inclus au début du livre, intitulé « Regards sur la France » et rédigé en 2000, qui reste encore d’une brûlante actualité. Gérard Chaliand y dénonce « l’omnipotence d’un État irréformable dont la caste qui le compose au sommet pullule d’éléments brillants, mais dont la somme ne produit que des résultats modestes, faisant craindre que la menace majeure de notre pays aujourd’hui soit moins à l’extérieur que dans nos propres pesanteurs ».
Nous ne pouvons que saluer la parution de ce livre-bilan d’un « observateur-participant » à la quasi-totalité des guérillas de son époque, mais aussi d’un esprit libre qui nous offre sur le dernier demi-siècle une analyse tout à la fois passionnante et foisonnante. ♦