Contrairement à ce que son titre semble suggérer, ce livre n’est pas une histoire du développement de la bombe atomique, de la dissuasion ou de la prolifération, mais une histoire des différentes crises atomiques qui se sont succédé depuis 1945, ce qui en renforce d’ailleurs l’intérêt. Une crise nucléaire se définit pour Jean-Marc Le Page comme « un moment qui met la dissuasion nucléaire à l’épreuve d’une situation de tension, qu’elle soit intentionnelle ou accidentelle ». Ces crises ont connu des durées variables de treize jours (crise de Cuba) jusqu’à plusieurs années (crise des euromissiles qui s’étend de 1979 à 1987). De 1945 jusqu’à nos jours, on peut répertorier 28 épisodes de tension particulièrement aigus, les années de guerre froide étant bien sûr les plus intenses (surtout les décennies 1950 et 1960), alors que les années 2000 sont les plus calmes.
Avec la mort, le 12 avril 1945, de F. D. Roosevelt, Harry Truman devient le 33e Président américain. Tenu à l’écart des décisions de son prédécesseur, il n’est informé du projet Manhattan que le 25 avril. Le plan d’invasion du Japon par l’armée américaine n’entrevoyait la capitulation de celui-ci qu’au cours de l’été 1946, et ce au prix de pertes exorbitantes (100 000 tués et blessés par mois de novembre 1945 à la fin de l’année 1946). L’auteur analyse les motivations qui ont conduit à la décision de Truman du 21 juillet 1945 d’utiliser l’arme atomique. Le 9 août l’armée soviétique entre en guerre en Mandchourie. Le même jour, la seconde bombe américaine, Fatman, au plutonium cette fois-ci, de 22 kt, explose sur Nagasaki. Pour Le Page, c’est précisément « la conjonction de l’offensive soviétique et de Nagasaki qui a fait basculer la décision (du Conseil suprême de guerre japonais) dans le sens de la capitulation ».
Lorsque la guerre de Corée éclate, MacArthur envisage, dès les premiers jours, d’utiliser l’arme nucléaire en cas d’intervention chinoise afin de couper son ravitaillement. Le président Truman hésite et ne conçoit son emploi qu’en dernier ressort, avant que l’Administration Eisenhower ne mette un terme au conflit trois ans plus tard. On sait aujourd’hui qu’aucune des deux Administrations n’avait sérieusement envisagé son emploi. Pour Le Page, « la crise de Corée a permis d’appréhender de manière beaucoup plus claire les enjeux nucléaires. Il devient évident que ces armes ne peuvent être utilisées que lors d’une guerre totale et que leur utilisation en dehors de ce contexte conduit inévitablement à cette dernière. L’arme ne peut être que de dissuasion ».
Lors des tensions dans le détroit de Formose (1954-1958) au sujet des îlots de Quemoy, la menace nucléaire américaine sur la Chine communiste semble avoir joué à plein, mais ce sont finalement les moyens conventionnels qui emportèrent la décision : « la menace nucléaire est maniée, mais tout en évitant de se retrouver dans la nécessité de la mettre en œuvre ». C’est précisément lors de cette crise que le « tabou nucléaire » se cristallise : « L’arme nucléaire, d’abord pensée comme une arme presque comme les autres, devient alors une arme impossible à utiliser. Cette position devient progressivement une norme. »
La bataille de Diên Biên Phu fut l’occasion d’une proposition, ambiguë, du secrétaire d’État américain John Foster Dulles à son homologue français Georges Bidault, le 22 avril 1954, de confier à la France « deux bombes atomiques ».
La crise de Suez de 1956 se termina pour la France par le lâchage britannique, mais aussi par un chantage (nucléaire ?) lancé par l’URSS. Elle fut le déclencheur de la décision du gouvernement Guy Mollet de développer notre force de frappe nationale.
La crise de Cuba d’octobre 1962 est considérée comme le point culminant de la guerre froide. Elle débute par une opération soviétique ultrasecrète, exemple type de Maskivovka, l’opération Anadyr qui consiste à transporter du personnel et matériel vers Cuba de mai à octobre 1962 sans qu’ils ne soient détectés par leurs adversaires. Les missiles nucléaires en cours d’installation ne seront découverts que fortuitement.
En mars 1969, des affrontements sporadiques entre forces russes et chinoises sur l’Oussouri en Sibérie orientale dégénèrent. Alors que pour les Chinois il s’agissait d’actions limitées de nature à faire connaître leur mécontentement au sujet des « traités inégaux » du XIXe siècle, les leaders soviétiques prennent en considération le risque d’une guerre générale et préparent des frappes sur les forces stratégiques chinoises. Andreï Gretchko, le ministre soviétique de la Défense suggère même une frappe nucléaire préemptive sur ces dernières. La Chine ne dispose à l’époque que de dix missiles à moyenne portée et d’une poignée de bombardiers stratégiques. Les dirigeants chinois paniquent, évacuent leurs administrations et creusent des villes souterraines. La tension retombe finalement et cette crise permet à Mao de mettre un terme aux excès de la révolution culturelle.
Pour l’ancien directeur de la CIA, Robert Gates, l’automne 1983 fut l’un des moments les plus dangereux de la guerre froide et sans doute celui qui conduisit le monde au plus près du gouffre depuis 1962. En janvier 1981, Ronald Reagan accède à la présidence américaine. En 1980, Harold Brown, alors secrétaire à la Défense, avait annoncé une évolution doctrinale avec la possibilité de frappes de décapitation sur les abris antiatomiques destinés aux élites soviétiques, ce qui redonnait une plus grande crédibilité à la dissuasion américaine, auparavant fondée sur le concept de « destruction mutuelle assurée ». Cette posture plus flexible est consacrée par la directive présidentielle PD-59 du 25 juillet 1980. Elle inquiète les Soviétiques dont le système d’alerte précoce (Launch on Warning) présente de graves déficiences. Les nouveaux missiles Pershing II sont alors en cours de déploiement en Allemagne et mettent Moscou à dix minutes de vol.
Du 2 au 11 novembre 1983, se tient l’exercice de l’Otan Able Archer qui semble avoir cristallisé les craintes soviétiques et a manqué de déboucher sur un conflit nucléaire. Les forces soviétiques sont alors placées en alerte. Finalement, la tension retombe et aura une conséquence positive, la signature du traité de Washington de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF – Intermediate-Range Nuclear Forces) qui met fin à la crise des euromissiles.
La rivalité indo-pakistanaise aboutit à une montée en puissance parallèle de leurs forces. En mai 1974 se déroule le premier essai atomique indien (8 kt). Les Pakistanais, quant à eux, commencent leurs travaux d’enrichissement de l’uranium en 1976. Les États-Unis ferment alors les yeux sur l’importation des technologies nécessaires. Un rapport de la CIA de 1987 considère que le Pakistan est devenu de facto une puissance nucléaire. La rivalité se poursuit. En 1985, l’Inde procède à cinq essais nucléaires, le Pakistan en conduit six ! Si pendant la guerre froide, la possession d’armes nucléaires par deux États rendait une confrontation militaire entre eux improbable, tout en favorisant les guerres limitées ou indirectes, le concept évolue, car l’Inde et le Pakistan vont s’affronter directement sur les hauteurs du Cachemire. Toutefois, comme Le Page le perçoit bien, « le risque de dérapage d’un conflit conventionnel vers le nucléaire inhibe le fort (en l’occurrence l’Inde) et permet au faible (le Pakistan) de mener des actions de basse intensité sans craindre de représailles d’envergure ».
Les derniers chapitres du livre évoquent le développement du programme nucléaire iranien et le cas nord-coréen.
Face à une certaine réticence des Soviétiques, qui ont fourni le premier réacteur au début des années 1960, le second réacteur nord-coréen est ainsi construit en totale autonomie et s’inspire des plans de la centrale britannique de Calder Hall qui sont facilement accessibles dans la littérature ouverte. Ce réacteur permet d’utiliser de l’uranium naturel (donc non enrichi) et de produire du matériel de qualité militaire. De même, le laboratoire de traitement nord-coréen « est souvent comparé à l’usine pilote Eurochemic, qui a fonctionné à Mol-Dessel en Belgique de 1966 à 1974, et dont les opérations ont donné lieu à de nombreuses publications scientifiques », ce qui montre le danger des sources ouvertes dans ce domaine. Les Nord-Coréens développent également toute une gamme de missiles porteurs, jusqu’à des missiles intercontinentaux de portée maximale estimée entre 9 000 et 10 400 km. Les États-Unis et le continent européen sont désormais à portée de tir. Pour Le Page, « le cas nord-coréen constitue un échec de la lutte contre la prolifération et illustre l’efficacité de la dissuasion. Une fois qu’un pays s’est doté de l’arme ultime, il devient difficile de la faire reculer ».
Un chapitre final, qui fait parfois froid dans le dos, est consacré aux incidents ayant impliqué des armes nucléaires, les Broken Arrows dans la terminologie militaire américaine. Il s’agit essentiellement d’incidents aériens : dix-neuf dans les années 1950, douze dans la décennie suivante et un seul en 1980. La plupart sont liés à l’opération Chrome Dome : de 1960 à 1988, douze B-52 équipés d’armes nucléaires sont maintenus en vol à proximité des frontières soviétiques. L’auteur évoque également quelques « fausses alertes » qui auraient pu facilement déboucher sur l’apocalypse si une intervention humaine n’avait permis de les déjouer.
Un récit captivant et enlevé qui permet de revisiter cette époque de la guerre froide un peu oubliée aujourd’hui, mais dont une certaine résurgence se discerne depuis quelques années. ♦