« Nothing is more unconventional than conventional war » : tel est le constat, en forme de slogan, posé par Sean McFate, professeur de stratégie à la National Defense University. Cette annonce de la mort du conflit interétatique de type westphalien peut sembler banale dans un paysage où on ne compte plus les ouvrages sur les « nouvelles guerres », mais le propos de McFate, salué par la critique outre-Atlantique, mérite néanmoins que l’on s’y attarde. L’auteur ne tombe pas dans l’écueil récurrent du recyclage de la fausse image de la « ruse » orientale – forcément subtile – opposée à la « force » occidentale – forcément aveugle : comme l’a bien montré Jean-Vincent Holeindre , cette opposition est infondée, aucune culture n’ayant le monopole de l’une ou de l’autre.
Au contraire, McFate, tout en dénonçant une forme d’aveuglement de l’Occident face au caractère changeant de la guerre, montre comment celui-ci dispose de la ressource intellectuelle et matérielle pour tirer parti de la conflictualité contemporaine, sous réserve de la comprendre. C’est d’ailleurs ici tout l’enjeu de The New Rules of War : montrer en quoi la guerre, sans changer de nature (« war is just armed politics »), se joue selon des règles qui, si elles peuvent apparaître « nouvelles » alors que la parenthèse westphalienne de quatre siècles se referme, ne sont qu’une réactualisation de pratiques plus anciennes.
L’auteur identifie ainsi dix règles pour rendre compte des nouvelles couleurs du caméléon clausewitzien : 1) la guerre conventionnelle est morte ; 2) la technologie ne nous sauvera pas ; 3) paix et guerre n’ont pas de sens, les deux coexistent ; 4) gagner les cœurs et les esprits ne sert à rien ; 5) les meilleures armes ne tirent pas de munitions ; 6) les mercenaires reviendront ; 7) de nouveaux types de puissances mondiales s’imposeront ; 8) il y aura des guerres sans États ; 9) les guerres de l’ombre domineront ; 10) la victoire est une notion fongible. Les cinq premières règles traitent de « ce qui ne marche pas » et les cinq suivantes de « ce qui marche ». Si certains domaines visés par ces règles lapidaires sont déjà bien balisés par la réflexion stratégique, on appréciera néanmoins l’originalité des analyses sur le poids des mercenaires dans les guerres, qui selon McFate – qui fut lui-même mercenaire pendant quelques années après avoir quitté l’US Army – ne fera que s’accentuer sous l’effet de la privatisation croissante de la force, de la multiplication des États faillis et de l’attractivité croissante pour la « non-attribution » dans les guerres de l’ombre. Décrite comme « la rencontre de Clausewitz avec Adam Smith », cette privatisation de la guerre est d’ailleurs selon McFate la véritable antithèse de la guerre conventionnelle, contrairement à la guerre non-conventionnelle qui en est souvent un dérivé. Mais le principal glissement dans les règles de la guerre tient selon l’auteur à sa règle n° 9, objet d’un chapitre consacré à la prééminence de la guerre de l’ombre, dans laquelle « la dénégation plausible est plus décisive que la puissance de feu à l’ère de l’information ». Sans utiliser le terme d’hybridité qu’il laisse de côté comme un buzzword, le professeur de stratégie propose une excellente autopsie de cette forme de guerre qui prospère à l’âge du réseau, et dans laquelle le nouveau centre de gravité d’un acteur est sa capacité à opérer impunément sous le seuil de l’attribution. Les États-Unis ont su utiliser à de nombreuses reprises cette forme d’action pendant la guerre froide pour déstabiliser de nombreux acteurs, mais se trouvent aujourd’hui distancés dans ce domaine par la Russie et la Chine : pour Mc Fate, il est urgent que l’Occident se réapproprie les bases de la guerre de l’ombre, en dépassant l’apparente difficulté selon laquelle la démocratie ne serait pas compatible avec le secret. Sur ce point, l’exemple de la bascule de l’approche stratégique israélienne après la guerre de 2006 perdue contre le Hezbollah utilisé par McFate comme un cas d’école. Le développement de la règle n° 4 offre également un regard stimulant sur les limites de l’approche de la contre-insurrection (COIN) consistant à gagner les cœurs et les esprits, approche en forme d’impasse selon McFate, pour qui les seules COIN réussies sont historiquement celles qui ont « créé des déserts [par la force brute] pour les appeler ensuite “paix” ».
L’autre intérêt de The New Rules of War est sa forme concise et son style d’argumentaire percutant, proche des modalités du debatting anglo-saxon. On sent d’ailleurs poindre sous la plume de McFate le tropisme pédagogique du professeur habitué à solliciter ses élèves par la méthode socratique.
On pourra cependant objecter à Sean McFate une forme de cécité sur le rôle joué par les forces conventionnelles de haut niveau. Celui-ci a en effet tendance à taxer d’inutiles les programmes « high-end » tels que le F-35 ou les porte-avions, sans percevoir que ces moyens sont bien souvent la condition pour que des formes d’affrontement de basse intensité puissent s’épanouir, ne serait-ce que par l’effet dissuasif qu’ils jouent. Sur ce point, l’auteur semble donc tomber dans l’écueil de la « table rase » qu’il dénonce pourtant lui-même en montrant que la guerre est avant tout une affaire de continuité.
Toujours est-il que The New Rules of War est un essai vivifiant pour qui veut comprendre la fumée qu’est la guerre (image qui inspire d’ailleurs la couverture de l’ouvrage) afin de répondre à l’impératif clausewitzien selon lequel tout combat commence par savoir dans quel type de guerre on se lance. ♦