Si le comte Sforza, qui avait décrit la carrière de Venizélos comme une « leçon complète » de politique avait vécu plus longtemps pour observer la Révolution libyenne, sûrement l’aurait-il qualifiée de « leçon complète de coup d’État ». C’est la défaite de l’Égypte en 1967 qui fit l’effet d’un électrochoc sur les jeunes officiers libyens qui se firent un devoir patriotique de renverser le roi Idriss Senoussi, protégé et allié des amis d’Israël : la Grande-Bretagne et les États-Unis. « Mais qui sont ces militaires qui ont pris le pouvoir en Libye le 1er septembre 1969 à l’issue d’un coup d’État qui n’a duré pratiquement que quelques heures ? » Il leur a fallu surmonter bien des obstacles : la dispersion des hautes autorités entre Tripoli, Benghazi et Beida, l’existence d’une police omniprésente, qui dispose de plus d’effectifs, d’armes et d’engins que l’armée. Un secret total aura été gardé jusqu’au bout.
Avant l’aube, édifices gouvernementaux et radios sont saisis. Le prince héritier, gardien provisoire du trône, le roi, qui fait une cure en Turquie à Bursa, et les chefs de l’armée, de la police et des « Forces mobiles de Cyrénaïque » sont arrêtés. Dans le courant de la journée sont annoncés la proclamation de la République, la renonciation du prince héritier au trône et la mise en place d’un Conseil de la Révolution. C’est ainsi qu’un fringant officier, sorti des sables du désert épris de liberté, fait irruption dans l’Histoire et occupe constamment la scène : Mouammar Kadhafi. Que de contradictions !
Prophète du « pouvoir au peuple », il asservit le sien. Pieux musulman, il raille les oulémas, prétend imposer sa lecture du Coran, bouscule l’ordre patriarcal et combat âprement l’islamisme radical. Militaire de carrière, il se révèle piètre guerrier, comme l’atteste le fiasco tchadien des années 1980. Bédouin rugueux, il se veut penseur, au point d’échafauder une « théorie universelle » censée frapper d’obsolescence toutes les idéologies connues. Patriote farouche, il s’imagine, lui le disciple du raïs égyptien Gamal Abdel Nasser, en sauveur de l’idéal panarabe, puis en « roi des rois d’Afrique ». S’il a pu durer aussi longtemps c’est que le qaïd as-Thawra, guide de la révolution, aura su souvent, par instinct de survie, changer de monture à temps, quitte à flétrir le terrorisme, dont il fut le parrain, ou à courtiser l’Occident qu’il vouait aux flammes de la géhenne.
Dément, l’imperator libyen ? Fantasque, oui. Irascible, certes. Mais ses tenues excentriques, ses colères théâtralisées, ses diatribes incandescentes, ses rodomontades puériles, ses ébouriffantes lubies masquent une implacable cohérence. Celle du rebelle de naissance, habité par quelques tenaces obsessions, gages de son aura et de sa longévité. Laver l’affront colonial, rendre sa dignité à l’humilié, terrasser l’impérialisme, vaincre Israël, rassembler la Oumma – communauté des croyants – arabo-musulmane, revivifier l’islam, unifier une Afrique aux frontières abolies. Vaste programme !
Son messianisme le porte puis l’égare, l’éclaire avant de l’aveugler ; le rend cassant, impatient, tyrannique. Le timonier du Conseil de commandement de la révolution (CCR) entend qu’on lui emboîte le pas. Il est l’élu, lui qui ne le sera jamais. Quiconque doute, regimbe, conteste, grossit forcément la cohorte des traîtres. Le tombeur du roi Idris Ier devient le doyen des chefs d’État arabes et africains, même s’il récuse ce statut présidentiel, lesté de trop de contingences, lui préférant celui de « Guide ». La baraka n’explique pas tout. Tenir quatre décennies durant la barre de la galère libyenne requiert un sens inné du louvoiement, un art consommé du chaos organisé, une fine maîtrise de l’alchimie tribale. S’il privilégie les siens, Kadhafi saura répartir sans désemparer titres et prébendes, monnayer les allégeances, puisant dans la rente pétrolière de quoi huiler les rouages de la machine. Le sang n’a guère coulé – du 1er septembre 1969 à la fuite erratique de l’été 2011. À commencer par la « révolution culturelle » de 1973, puis l’instauration, en 1977, de la Jamahiriya, ou République des masses, « libyenne arabe populaire socialiste ». Concept inédit, théorisé dans le fameux Livre vert, mince bréviaire censé asseoir les fondements d’un système parfait de « démocratie directe ». Une démocratie sans élections ni parlement, sans partis ni opposants.
Maître distant mais absolu d’un théâtre d’ombres, il a orchestré son propre effacement, organisé la dilution du pouvoir afin de mieux en confisquer les commandes. Souverain sur tout, responsable de rien. Souvent touché, jamais coulé, du moins jusqu’à l’hallali d’octobre 2011. Très vite, le père de la « troisième théorie universelle », appelée à transcender le duel stérile que se livrent capitalisme et communisme, se sent à l’étroit. Sans doute les « États-Unis d’Afrique », dont il tente à l’orée du millénaire de hâter l’émergence à la hussarde, ne furent-ils que l’ultime avatar de sa perpétuelle cavalcade. Là encore, le dessein paraît noble. Le jeune Mouammar vénère la révolution de 1789, matrice de toutes les autres selon lui ; il admire Napoléon, lit Montesquieu et les pionniers du socialisme utopique. Parvenu au pouvoir, il achète des Mirage, rencontre à l’Élysée, dès 1973, un Georges Pompidou plutôt bienveillant envers ce fougueux néophyte. Puis vient, sous Valéry Giscard d’Estaing, le temps du désamour. Désamour persistant et actif, Paris travaillant alors, au côté du Caire et de Washington, à divers scénarios de « neutralisation du trublion tiers-mondiste ».
Ultimes pas du tango heurté que dansent la France et la Libye, l’éprouvant séjour du colonel sur les bords de Seine, en décembre 2007, prélude au divorce fracassant de 2011. Avec en fond sonore, conclut l’auteur, l’aigre ritournelle du soupçon. En l’occurrence, celui d’un financement libyen de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, dont il devint tour à tour « l’ami », le cauchemar, puis la cible. Gageons que l’imprécateur libyen a semé dans son sillage quelques mines antipersonnel ; et que toutes n’ont pas encore explosé, tant s’en faut. L’avenir le dira. ♦