Riche de son expérience de quatorze ans auprès de François Mitterrand, et en tant que ministre des Affaires étrangères lors de la cohabitation sous la présidence Chirac (1997-2002), Hubert Védrine, devenu auteur prolixe, conseiller, conférencier, bâtit en 249 entrées un dictionnaire personnel et passionné de la géopolitique. Ces deux adjectifs sont appropriés car, bien entendu, tous les acteurs, penseurs ou témoins de leur temps, n’ont pas été traités. Il en est ainsi d’abord de Fidel Castro, qui, de tous les dirigeants de l’après-guerre a eu la plus longue longévité (49 ans) dépassant Tito (35 ans) ou le shah d’Iran (38 ans). Parmi les penseurs, Hubert Védrine ne mentionne guère Raymond Aron, disparu il y a déjà longtemps (1983), alors qu’il accorde quelques lignes à son « élève » et continuateur, Pierre Hassner (1933-2018).
S’agissant d’un dictionnaire et non d’une encyclopédie, ces choix sont parfaitement légitimes. En lisant les différentes entrées, on pénètre mieux dans son univers intellectuel, sa riche expérience et ses méthodes d’action. Faut-il donc s’étonner d’y trouver de grands chefs militaires comme Alexandre le Grand, Jules César, Gengis Khan, Napoléon ? On n’est guère surpris d’y voir aussi les portraits d’intellectuels, finement ciselés de quelques-uns de ses illustres devanciers, Talleyrand ou de Vergennes ; ne dit-on pas encore que le titulaire du Quai d’Orsay occupe le bureau de Vergennes !
Plus près de nous, Hubert Védrine nous livre une galerie des auteurs les plus connus, dans le domaine de la géopolitique, principalement américains, Francis Fukuyama, le théoricien de La Fin de l’histoire et le dernier homme ou de son professeur d’Harvard, Samuel Huntington, qui a érigé en concept central « Le conflit des civilisations » et bien sûr, Zbigniew Brzezinski et Henry Kissinger. Peu de Français, à part Pierre Hassner ou Charles Zorgbibe.
On lira également avec délectation le portrait d’hommes d’État qui apparaissent sous sa plume. Les uns anciens, Roosevelt, Churchill, Staline ou de Gaulle, les autres contemporains, Poutine, Trump, Biden. Mais curieusement ni Angela Merkel, ni Helmut Kohl n’ont droit à une entrée, alors que le talentueux ministre des Affaires étrangères du chancelier de la réunification, Hans-Dietrich Genscher, a droit à la sienne.
Il est vrai que l’Allemagne bénéficie d’une entrée substantielle comme France/Allemagne, un des sujets peut-être le plus personnel abordé. Hubert Védrine ne cache pas son relatif dépit, à la vue de cette relation franco-allemande qui, si souvent proclamée, si abondamment chantée, n’est plus ce qu’elle était. Elle s’est banalisée et effilochée ; le moteur franco-allemand a des ratés, mais heureusement, il y a eu comme un sursaut avec l’adoption, le 20 juillet dernier, du plan de relance européen de 750 milliards d’euros. Mais que nous réserve l’avenir ?
À propos de la Russie, à part le passage obligé par Staline, seules les figures de Gorbatchev et de Poutine sont évoquées. Le premier a entretenu des rapports très étroits avec François Mitterrand, dont Hubert Védrine a été le témoin. Au crépuscule de son pouvoir, au retour de la Conférence de Madrid sur le Proche-Orient, le dernier secrétaire général n’a-t-il pas rendu visite au Président français à Latché. En Russie, il est très impopulaire voir oublié. C’est injuste, conclut-il. L’Occident moderne déteste Poutine ou adore le détester ; a peur de lui ou feint d’avoir peur. On dirait qu’il est plus redouté que Staline, avec lequel Roosevelt et Churchill s’étaient alliés ou que l’URSS avec laquelle Kissinger traitait ! C’est tout à fait juste, mais ajoutons que Poutine, lui-même, ne cesse de répéter que l’on entend la Russie que lorsqu’elle parle fort ! Pourquoi ce qui a été possible avec l’URSS ne le serait pas avec la Russie ?
Peut-être est-ce trop tard, et le système sécuritaire poutinien trop verrouillé dans sa conviction qu’il n’y a rien à attendre de l’Occident. Voilà un bel exemple de realpolitik de la part de l’ancien ministre des Affaires étrangères qui, dans une courte et incisive entrée, se plaît à dénoncer les ravages qu’a infligé la realpolitik. Cette manifestation permanente – qu’il appelle « irrealpolitik » –, d’irréalisme, d’utopisme, de chimisme fussent-ils drapés d’un idéalisme issu du wilsonisme et du droit-de-l’hommisme ou du romantisme peut, elle aussi, conduire au fanatisme. N’y voyons aucune trace de cynisme de sa part, tout au contraire, un mot employé à contresens, car dans son sens originel, le cynisme, c’est la vertu et la sagesse grâce à la liberté de pensée et de parole.
On trouvera des remarques ciblées sur bien des zones géopolitiques comme l’Asie centrale, mais pas toutes bien entendu. En effet, ni le golfe Arabo-Persique ou la Méditerranée ne sont traités à part. La partie la plus vivante de ce beau et captivant Dictionnaire amoureux de la géopolitique, on la trouve dans les anecdotes vécues qu’il nous livre. François Mitterrand évoquant la réunification allemande avec Helmut Schmidt à Latché dès octobre 1981, ou ce que lui a révélé Chirac, de la parole de Deng Xiao Ping : « N’oubliez pas que la Sibérie est vide ! ».
Hubert Védrine nous distille un savant cocktail où se mêlent habilement souvenirs historiques, voyages, cartes, lieux de pouvoir ou de batailles, conférences, sommets diplomatiques et entretiens privés, concepts et réalités. Ainsi s’éclaire ce domaine qui paraît de loin froid et implacable, mais qui touche finalement à ce qui est profondément humain. ♦