Voilà la Grande Guerre – au moins sa première moitié – vue d’en face ; nous avions Joffre, « ils » avaient Falkenhayn. La photo en couverture montre l’homme, rigide, cheveux en brosse, rien d’un plaisantin, le type « Boche » tel qu’on devait l’imaginer à l’époque depuis le perron de la mairie de Souilly. L’avancement a été rapide puisque, commandant un régiment en 1911, il remplace Moltke le Jeune à la tête des armées allemandes après les revers de la Marne. Il a alors 53 ans.
Le texte des Mémoires est bien dans la ligne du personnage qui s’exprime à la troisième personne (en se désignant lui-même par son titre) avec une froideur accentuée dans l’édition française par une traduction ancienne présentée comme « lourde et maladroite ». Confronté au problème permanent des deux fronts, Falkenhayn pense que la décision interviendra à l’Ouest et marque de la considération à ses adversaires français et britanniques dont le dévouement est qualifié par lui d’« admirable » dans un rapport à l’Empereur. Mais le respect de cette priorité est gêné par deux graves soucis à l’Est. Le premier est dû à la personnalité encombrante d’Hindenburg (flanqué de son inévitable Ludendorff), bien plus âgé, subordonné rétif avec lequel il faut « négocier » toute décision, difficile à manier en raison de son immense popularité consécutive au triomphe de Tannenberg. Le second est lié à la qualité militaire décevante du partenaire austro-hongrois qui a droit à des « phrases cruelles », commandé par un Conrad von Hötzendorf qui aurait bien besoin de recevoir des « leçons de stratégie » face à une armée russe immense mais heureusement sous-équipée et bientôt minée par l’agitation révolutionnaire.
Il faut en outre pour l’auteur préciser et affirmer sa place au sein de l’organisation complexe du haut commandement national, suivre les évolutions de la politique intérieure auprès d’un Empereur qui a abandonné les velléités d’intervention directe, examiner les résultats de la guerre sous-marine qui déçoit parfois et commence à indisposer sérieusement l’oncle Sam, tenir compte aussi des menaces italiennes, des hésitations roumaines, des ambitions bulgares, des susceptibilités grecques, des faiblesses turques… tout en suivant les besoins devenant inquiétants en matières premières et en sources d’énergie.
En attendant, le conflit s’est installé ; il s’éternise dans les tranchées. Le rythme des opérations devient dès lors lourd et lent. Il faut deux semaines pour transférer une division sur un réseau ferré saturé qui est à l’époque le canal majeur de la logistique. Des deux côtés, les grandes offensives, coûteuses, comme celle déclenchée par les Français en Champagne en septembre 1915, finissent « étouffées sous leur propre masse » pour un gain de terrain minime. Malgré, à ses yeux, « la supériorité morale et technique du soldat allemand… ses qualités guerrières incomparables… », Falkenhayn est conscient de la difficulté d’obtenir dans ces conditions une victoire rapide et définitive.
C’est pourtant dans un coup de boutoir gigantesque qu’il va tenter d’imposer la décision à l’Ouest. Après quelques hésitations, le choix de Verdun l’emporte sur Belfort au début de janvier 1916 mais le QG français, qui a relativement négligé jusque-là ce secteur, ne décèle pas le projet adverse avant la fin du mois. L’attaque débute le 22 février et les débuts sont prometteurs avec la prise facile et très médiatisée (« Douaumont ist gefallen ! ») d’un fort qu’il nous faudra des mois et beaucoup d’efforts pour reconquérir. Comme prévu, les Français s’accrochent et Falkenhayn entreprend là de « saigner » l’armée française. Nos pertes, en partie masquées par le système de l’incessante noria des unités, sont effectivement massives, mais celles des assaillants ne sont « pas légères » (sic). C’est dans ces circonstances qu’est limogé Falkenhayn dans des formes un peu cavalières et pour des motifs essentiellement politiques. L’équivalent du bâton de Joffre fut « la croix et l’étoile de commandeur de l’ordre de Hohenzollern ». Si les dernières pages des Mémoires sont consacrées à un tour d’horizon justificatif et si le personnage est indubitablement aigri, il va avec loyauté terminer la guerre comme commandant d’armée. L’impression finale que laisse celui dont le nom reste associé à Verdun est faite de prudence, de méfiance, d’obstination et aussi d’honnêteté dans l’exercice de responsabilités écrasantes.
Le lecteur parvenu au terme, sans doute fatigué par le parcours et les yeux usés par la consultation de cartes peu lisibles, aura bel et bien étudié simultanément deux ouvrages. Rémy Porte, colonel et historien, livre en effet cette édition « annotée et commentée ». Ce qui veut dire que chaque page du texte de Falkenhayn est complétée par des notes de bas de page en petits caractères parfois aussi, voire plus volumineuses que le texte en question et à ne pas négliger. Certaines sont simplement complémentaires ou explicatives (par exemple, pour préciser l’origine et la carrière de tel responsable cité par l’auteur) ; beaucoup d’autres sont explicatives et souvent critiques. Cet indispensable complément alourdit certes la lecture, mais permet de gagner en authenticité et en précision.