Publier un livre tant d’analyse que de prospective au beau milieu de la pire crise sanitaire et économique depuis la Seconde Guerre mondiale relève de la gageure. D’autant plus que les auteurs, impératifs de l’édition, ont dû remettre leurs copies avant avril, lorsque le ciel de l’économie mondiale ne s’était pas encore éclairci. Le monde a connu en 2020 une récession de 5 %, la pire depuis la crise de 1929 et une volatilité sans précédent, qui a fait le bonheur des uns, mais l’anxiété de la plupart des autres. Certaines matières ont fortement progressé comme le palladium +43 %, le bois américain +39, l’or et l’argent +27 % ou le minerai de fer +26 %. On voit là la forte demande de la locomotive chinoise. Cependant, les énergies fossiles, on ne s’en étonnera guère, ont fortement chuté : gaz naturel Europe et pétrole brut Brent -33 %, charbon à coke -30 %. Au total durant 2020 l’indice cyclope des matières premières aura chuté de 19 %. Toutes ces matières premières font l’objet, comme d’habitude, d’analyses approfondies, ainsi que les marchés financiers.
Pratiquement toutes les normes de conduite des politiques économiques ont été bousculées, politique monétaire, équilibre budgétaire. Partout les déficits explosèrent et les célèbres 3 % du traité européen de Maastricht ne furent qu’une aimable plaisanterie en Europe (8,7 % pour la zone euro, allant de 11, 6 % pour l’Espagne à « seulement » 6,3 % pour les vertueux Pays-Bas en passant par 7,6 % pour l’Allemagne ; mais aussi en dehors de l’espace européen : 17,6 % pour le Royaume-Uni, 16,9 % pour les États-Unis, 10,3 % pour le Japon). Les interventions des États, divers plans de soutien des économies et de l’emploi ont été proprement phénoménales. Que l’on en juge : la totalité des plans de soutien a atteint la somme de 20 000 milliards de $, pour un PIB mondial de près de 80 000 milliards. Ce fut le retour de Keynes, l’heure des États, alors que durant quatre décennies le monde occidental avait vécu sous les règles du monétarisme de Milton Friedman, du primate du marché sur l’ibère concurrence sans entraves. Jamais dans l’histoire des marchés le prix du pétrole n’avait connu des valeurs négatives ! Cette crise est d’une tout autre ampleur que celles qui l’ont précédée (1997, 2001, 2008) : elle marque une rupture majeure, la fin peut-être des Trente Glorieuses de la mondialisation, l’ouverture vers « un monde d’après », dont on ne peut esquisser que quelques grandes tendances.
Pourtant, au début de 2021, en grande partie en raison de la forte reprise chinoise (+6,8% au cours du dernier trimestre 2020), on a assisté à un rebond des marchés mondiaux de matières premières qu’analyse Cyclope en détail. Le prix du baril, qui fait figure d’étalon, s’il n’a pas (encore) atteint ses niveaux de 2019 s’est établi au niveau des 70 $, alors qu’il était descendu à 18 $ en avril 2020. Certains analystes évoquent même la possibilité d’un baril s’approchant à nouveau des 100 $ ? Celui d’avant 2014. En effet, les dépenses d’exploration-production ont chuté de 30 % (-41 % aux États-Unis). Les puits se sont épuisés. Or, malgré tous les efforts destinés à lutter contre le réchauffement climatique, l’énergie fossile (charbon, pétrole et gaz) représente toujours quelque 80 % du bilan énergique mondial. Certes, pour la première fois en raison du télétravail (1 emploi sur 6 dans le monde, 1 sur 4 dans l’OCDE), la part de l’électricité a été supérieure à celle des hydrocarbures, mais ce phénomène ne se sera pas durable. La demande d’électricité, en raison de l’explosion des data centers et de la progression des véhicules électriques, va évidemment croître, mais elle ne proviendra pas uniquement de sources propres. Pour preuve, si les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont chuté dans le monde de 6 %, elles ont augmenté de 0,8 % en Chine, qui est la seule économie de taille à avoir connu la croissance (+2,3%). Mentionnons également le Vietnam et la Turquie (+1,8 %).
Tout cela dessine d’ores et déjà les contours d’une nouvelle donne géopolitique, marquée au premier chef par la guerre des vaccins, sur fond de confrontation croissante sino-américaine. Les performances de la Chine sont connues et mises en valeur par le pouvoir chinois, de plus en plus « sûr de lui et dominateur », comme en témoignent les rétorsions mises en place contre l’Australie, coupable d’avoir demandé une enquête internationale impartiale sur les origines de la pandémie. En revanche ce sont les déboires indiens qui frappent. Ni le rebond économique ni la diplomatie offensive du vaccin n’ont réussi. On parle d’un million de morts et le niveau de pauvreté est revenu vingt ans en arrière. Une Inde forte, et dynamique, assurée sera-t-elle au rendez-vous pour contrecarrer les ambitions chinoise en Indo-Pacifique. En Amérique latine, la pandémie a accru la pauvreté, le PIB régional auparavant se traînait ou stagnait. En 2020, il a plongé de 6,1 %. La situation est catastrophique pas seulement au Brésil où Bolsonarien a occulté les faits. Certes l’Afrique subsaharienne semble avoir été épargnée par la pandémie : environ 4 % des décès pour 17 % de la population mondiale, mais elle n’a reçu que 3 % des vaccinations. Où trouvera-t-elle les 890 milliards de $ ; somme estimée par le FMI en 2020-2023 pour sa reprise ?
S’il est parmi tous ces riches articles, un qui doit attirer l’attention dans le contexte de la tension sino-américaine, c’est celui consacré à l’industrie électronique et aux semi-conducteurs. Début 2021, une pénurie de ces derniers, indispensables dans tous les secteurs liés à l’intelligence artificielle, a semé une panique dans le monde industriel. La dimension géopolitique est évidente, lorsque l’on voit que Taïwan produit aujourd’hui 59 % des circuits intégrés sur mesure en fonderie et plus de la moitié des circuits intégrés avancés (sub7 nanomètres). Ce marché de la fonderie, estimé à 80 milliards, croît de 15 à 20 % par an. La Chine, aurait dix ans de retard dans ce domaine d’où une raison supplémentaire de récupérer Taïwan, rêve caressé par Xi Jinping pour être l’égal de Mao. D’où bien des Kriegspiel en vogue outre Atlantique.
Pour le moment, si bien des signes d’espoir sont apparus, et si les rencontres internationales de juin ont ressoudé les Occidentaux, et apporté une baisse dans les tensions américano-russes, aucun problème de fond n’a fait l’objet de solutions d’envergure et durables. Si les échanges commerciaux entre les États-Unis et l’UE ont baissé d’intensité (affaire Boeing-Airbus), nous sommes toujours à la recherche d’une nouvelle donne commerciale. En dépit de la mise à l’arrêt de l’économie mondiale, avec 1,2°C au-dessus des moyennes préindustrielles, 2020, a pratiquement rejoint 2016, l’année la plus chaude jamais observée. L’impact sur le stock accumulé dans l’atmosphère est bien insuffisant pour nous mettre sur une trajectoire à 2°C. Espérons que le retour des États-Unis dans l’Accord de Paris donnera une impulsion à la COP-26 de Glasgow, qui fait figure de conférence de la dernière chance.
Depuis la rédaction du rapport Cyclope, la reprise mondiale est plus forte que prévu : +5,8% en 2021 contre 4,2 % estimés en décembre 2020, le taux le plus élevé depuis 1973. Mais fin 2022, le revenu mondial sera encore inférieur d’environ 3 000 milliards (150 % des dépenses militaires mondiales) aux anticipations précises. Si par rapport à la base 100 au dernier trimestre 2019, le monde et les États-Unis rejoindront ce niveau, et la zone euro ne sera qu’à 95 et la Chine à 108. Nouvel indice du basculement des rapports de force dans le monde qu’il convint de prendre en compte.