Docteur en études slaves contemporaines au Centre de recherches pluridisciplinaires et multilingues de l’université Paris-Nanterre, l’auteur a sillonné la Russie pendant dix ans pour se livrer à une sérieuse enquête sur le terrain qui lui a permis de décrire une « machinerie unique au monde » mêlant pouvoir, oligarques et athlètes de haut niveau qu’il nomme Sportokratura, néologisme formé des mots sport, kratos – « force, pouvoir » et nomenklatura, qui désigne depuis l’URSS la machine de l’élite politico-économique du pays. On sait bien depuis Clausewitz que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais depuis des siècles le sport a été également conçu comme moyen de régler maints différends et d’agir parfois comme un substitut à l’affrontement armé.
Le championnat d’Europe de football, du 11 juin 11 juillet 2021, en a été une preuve éclatante. Une vive polémique a opposé Moscou à Kiev. L’Ukraine n’a pas participé au mondial de football en 2018, organisé pour la première fois en Russie. Elle s’est donc servie de ce retour pour réactiver le conflit aux yeux du grand public. Une carte du pays faisant apparaître la Crimée et deux slogans, « Gloire à l’Ukraine ! » et « Gloire aux héros ! », figurait sur le maillot de l’équipe nationale, initiative qui a provoqué la colère de la Russie. L’Union des associations européennes de football (UEFA), a été contrainte de statuer, mais seul le slogan « Gloire aux héros ! » – référence au soulèvement populaire de 2014 en Ukraine, lors de la chute du président Viktor Ianoukovitch – a été retiré, car jugé trop « politique ». La victoire, sur ce plan, est pour l’Ukraine, d’autant plus que le pays s’est imposé face à la Suède, alors que la Russie a été largement battue (4 à 1) par le « petit » Danemark, ce qui a été vécu comme une humiliation en Russie.
Le sport, en Russie, est par essence politique. Après la révolution de 1917, les bolcheviks se sont demandé : comment concilier l’esprit de compétition et l’esprit révolutionnaire ? La réponse trouvée dans les années 1920, fut le courant hygiéniste et la glorification du corps de l’Homo sovieticus, manière de lutter contre l’alcoolisme atavique, forger l’homme nouveau et préparer les futurs défenseurs de la patrie soviétique. Staline au début réticent – que faire en cas de défaite face aux capitalistes ? – a décidé d’intégrer les instances internationales du sport pour participer aux grandes compétitions et prouver au monde la supériorité du modèle communiste. L’URSS a donc réintégré les JO en 1952 avec la mission de gagner. La guerre froide a vite revêtu une dimension sportive qui, elle, va être gagnée par Moscou. La conquête des records se joue dans ces deux domaines : l’espace et le sport, où d’ailleurs les femmes ont joué un rôle grandissant, autre façon de montrer la supériorité du socialisme, qui lui libère les femmes. Pour l’URSS, le gardien de but de football apparaissait comme le défenseur de la patrie. Après l’effondrement de l’URSS, le sport est devenu un parent pauvre des politiques publiques.
Boris Eltsine s’était mis au tennis – une discipline décriée du temps de l’URSS, car jugée bourgeoise – comme un signe vers l’Occident. Au contraire, Vladimir Poutine, maître des sports en judo et au sambo, une spécialité typiquement russe, réhabilite les sports traditionnels tels que le hockey et le football, qui est le plus populaire dans le pays. Il met en place un capitalisme sportif dirigé, en mettant à contribution les oligarques, sommés d’investir dans les clubs, les infrastructures, à coup de milliards de dollars, façon de se mettre à l’abri et de se porter candidate à l’organisation de toutes les grandes compétitions, et le Président s’est lui-même impliqué. Lorsqu’il s’est rendu au Guatemala, en 2007, pour convaincre le CIO d’attribuer les JO de 2014 à Sotchi, il n’avait pas hésité à embarquer de la neige de Sotchi à bord de son avion, pour prouver qu’il ne s’agissait pas seulement d’une station balnéaire au bord de la mer Noire. Cette méthode lui a fort bien réussi. Entre 2010 et 2020, la Russie est devenue le pays accueillant le plus grand nombre d’événements sportifs. Peu importe le type de compétition. L’important, c’est ce qu’on en fait, en l’occurrence des événements géopolitiques et de prestige, destinés à marquer durablement les esprits. Lui-même, par contraste aux vieillards cacochymes qui avaient dirigé l’URSS avant lui n’hésite pas à se mettre en scène en judoka, en hockeyeur ou sur des skis, façon de projeter l’image d’un homme encore jeune, sain de corps et d’esprit. C’est la mythologie de l’homme poutinien : l’homme nouveau renaissant comme un phénix des cendres des années 1990 piteuses, l’homme russe qui se redresse et qui se contrôle.
Poutine a renoué avec l’hygiénisation des années 1920. Il a remis en scène un programme soviétique d’éducation physique baptisé « Prêts pour le travail et la défense », ouvert à tous. Aujourd’hui, 40 % des Russes pratiquent un sport contre 20 % au début des années 2000, avec, en parallèle, un recul réel de l’alcoolisme. L’objectif affiché par Poutine est d’atteindre 55 % en 2025. Cette métamorphose de la nation russe passe par la métamorphose du corps du Président, de ses élites et de la société civile. Vladimir Poutine et ses proches doivent servir de modèles. Le judo, en particulier, et le sambo sont partie intégrante du récit de sa vie et l’ont éloigné, a-t-il révélé, des gamins de la rue et de l’alcool. Cette sentence qui lui est attribuée a figuré sur le site du Kremlin : « Le judo apprend la maîtrise de soi, la capacité de sentir le moment, de voir les forces et les faiblesses de l’adversaire, et de lutter pour les meilleurs résultats. Ce sont des aptitudes et des capacités essentielles à tout homme politique. » Albert Camus n’avait-il pas fit que tout ce qu’il avait appris de l’homme, c’est sur les terrains de football qu’il a l’a acquis. Le sport est une façon de contrôler son corps politique, de montrer qu’il peut tenir tête à ses adversaires et de créer de la confrontation. Il permet de projeter l’image intemporelle d’un président pleinement maître de lui, après deux décennies aux commandes.
Vladimir Poutine n’a pas manqué d’introduire la religion orthodoxe – religion quasi officielle – dans le sport. Un prêtre accompagne désormais l’équipe olympique dans chacun de ses déplacements. Une église de la Victoire consacrée aux sportifs doit être édifiée, d’ici à 2026, au sein d’un gigantesque complexe religieux – un peu sur le modèle de la cathédrale construite pour les forces armées.
Aussi Poutine voyait les JO de Sotchi comme une revanche, après le boycott, en 1980, des JO de Moscou, en réaction à l’intervention militaire soviétique en Afghanistan, boycottés par 50 pays, dont 29 pays musulmans. Pourtant la politique a marqué l’événement sportif. En pleine tempête en Ukraine les JO de Sotchi ont été le moyen d’afficher le patriotisme. La stratégie pour la Coupe du monde de 2018 a été différente, mais elle n’était pas moins subtile. Il s’agissait, en pleine crise diplomatique, d’essayer d’extraire le tournoi de la politique et de le rendre divertissant, en ouvrant les portes et les cœurs à tous les visiteurs étrangers. La crise du dopage russe, la plus grave de l’histoire, révèle une des failles du système. En Russie, les grands clubs sportifs sont des machines à propagande parmi d’autres. Ce système, unique au monde, est-il durable et couronné de succès ? D’où certaines tentatives pour l’adapter, comme la stratégie de l’État, adoptée pour le sport jusqu’en 2030, avec la mise en place d’une boîte à idées sur Internet, destinée à démontrer que le pouvoir est à l’écoute de ses concitoyens. ♦