Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « décrire la bataille de Trafalgar deux cent ans après son déroulement n’est pas chose facile [nous avertit l’amiral Rémi Monaque dont l’ouvrage de référence sur la bataille vient enfin d’être réédité]. La multitude des récits et témoignages dont on dispose complique la tâche [poursuit-il], tant il est malaisé pour beaucoup d’entre eux d’y démêler l’histoire de la légende ». Dans l’histoire de la pensée navale, l’événement tient une place très importante. Sur le plan stratégique beaucoup moins car, contrairement à ce que l’on peut lire parfois, Trafalgar n’a pas sauvé la Grande-Bretagne d’une invasion française, le projet de débarquement ayant été abandonné bien avant. Dès le 23 août, Napoléon décide en effet de lever le camp de Boulogne et de marcher sur Vienne avec la Grande Armée, abandonnant ainsi son « Grand Dessein », la conquête de l’Angleterre. Le 31 octobre, Napoléon est déjà en Autriche et conduit la campagne qui culminera le 5 décembre avec le triomphe d’Austerlitz. Trafalgar représente donc selon les mots de l’amiral Monaque une « tragédie inutile »…
La bataille a son origine dans une idée de l’Empereur lui-même. Le « plan grandiose du 2 mars 1805 » consiste à réaliser à la Martinique une concentration de nos trois escadres (Brest, Rochefort et Toulon) avant de les faire surgir à l’entrée de la Manche, d’attaquer les forces anglaises qui s’y trouvent et de permettre à la flottille rassemblée à Boulogne de débarquer en Angleterre. Ce plan d’opération échouera à cause de la pusillanimité des amiraux Villeneuve et Gantaume ainsi que des difficultés de communication entre les escadres et entre celles-ci et la métropole.
L’amiral Collingwood, l’adjoint de Nelson, est de tous les amiraux britanniques celui qui avait deviné le plus vite et le mieux les intentions de l’Empereur. Quelques mois après la bataille, évoquant le plan de celui-ci, il écrira : « En chacune de ses parties, il correspond à l’idée que je m’en étais faite : réunir toutes les escadres, nous fourvoyer aux Antilles, pénétrer en Manche pour embarquer l’armée de terre et faire route vers l’Angleterre. »
Finalement, la jonction des escadres françaises n’eut pas lieu et Villeneuve, sur le point d’ailleurs d’être limogé, s’enferma dans Cadix avec une partie de la flotte espagnole. Contraint et forcé à livrer bataille par l’Empereur, il ne reprit la mer que pour connaître une défaite annoncée.
À Trafalgar, la flotte combinée franco-espagnole est composée de 33 vaisseaux, alors que l’ordre de bataille britannique comporte 27 vaisseaux (dont sept sont à trois ponts avec un armement nominal de 98 ou 100 canons). Tactiquement par contre le match est inégal.
La construction navale anglaise se caractérise d’abord par une grande robustesse de par la qualité des bois utilisés et celle du doublage en cuivre de la coque. Les mâtures sont faites en bois du Nord (de Scandinavie essentiellement), un bois qui s’avère particulièrement résistant, et dont l’Angleterre s’est réservé l’exclusivité. La construction navale française et espagnole est plus fragile. Les deux parties utilisent parfois des navires de prise. Détail surprenant que l’on remarque à la lecture de l’ordre de bataille, et qui s’applique d’ailleurs aux navires des deux camps : les navires pris à l’ennemi ne changent pas de nom, ceci par superstition ! À Trafalgar, le Berwick et le Swiftsure sont ainsi des vaisseaux pleinement français…
En outre, les marins britanniques sont habitués à tenir la mer pour de longues périodes et par tous les temps, ce qui n’est pas le cas de leurs adversaires. S’ils ont à souffrir d’un régime de punitions et de traitements plus durs que dans la marine française, les matelots britanniques bénéficient de meilleures conditions alimentaires et sanitaires : ravitaillement en vivres frais, grogs au jus de citron, meilleure hygiène… Les longs mois passés en mer « ont formé des hommes aguerris à toutes les circonstances de la manœuvre et de la navigation ». Les nombreux succès remportés (« l’habitude de la victoire ») leur donnent en outre un sentiment de supériorité et un moral à toute épreuve, ce qui constitue un avantage psychologique considérable.
Les équipages des navires français et espagnols, souvent déficitaires, manquent par contre d’entraînement à la mer. On se souvient des mots cruels de Nelson sur nos alliés : « Les Espagnols peuvent faire de beaux bateaux, mais ils ne peuvent pas leur donner des hommes. » Ces équipages subissent en outre de mauvaises conditions sanitaires et sont souvent atteints par le scorbut. Encore plus inquiétant : les boulets français de 36 sont trop lourds et tombent souvent des mains des chargeurs, ce qui conduit souvent par négligence à tirer « à poudre », c’est-à-dire sans boulet ! C’est l’une des causes de l’inefficacité du feu français à Trafalgar. Enfin, les cadences de tir de la marine anglaise semblent avoir été très supérieures à celles de leurs adversaires (de l’ordre du double). À Trafalgar, la plupart des canons alliés vont tirer de trop loin et ainsi gaspiller leurs coups.
La question du commandement va également jouer un rôle important dans la défaite de l’escadre franco-espagnole. Villeneuve est à la fois hésitant et pusillanime, tout en ne déléguant pas facilement aux subordonnés de valeur qu’il a la chance de posséder (l’amiral espagnol Gravina, les commandants Magon, Lucas, et Infernet, etc.). Il a lui-même peu de latitude au niveau stratégique, l’Empereur se réservant toutes les décisions malgré les distances et les difficultés de communication qui en découlent. Alors même que, depuis qu’il a renoncé à l’invasion de l’Angleterre, Napoléon semble se désintéresser de ses escadres… Contrairement à la période précédente, il ne leur assigne plus de mission particulière si ce n’est de « ne pas hésiter à attaquer des forces supérieures ou égales même, et avoir avec elles des combats d’extermination ». Pour ne rien arranger, Villeneuve suit au contraire « une tradition française qui donne la priorité à l’exécution de la mission sur la destruction de l’adversaire ». Quoi qu’il en soit, l’amiral Monaque juge sévèrement ce changement de stratégie et remarque fort justement : « La destruction des forces constituées de l’adversaire est une doctrine efficace et logique quand elle s’applique du fort au faible, elle n’est pas très pertinente en sens inverse. À ce moment de l’histoire, la stratégie navale de l’empereur paraît tout simplement suicidaire. Il s’apprête à jouer une partie où tous les coups sont perdants. »
Nelson, comme auparavant, donne pour instruction générale la formule : « Destroy the enemy ». En outre, dans ce que l’on peut considérer comme une application de l’auftragstaktik avant la lettre, il réunit régulièrement ses commandants pour leur exposer ses idées tactiques et les conduites à adopter dans telle ou telle situation. Dans ces conditions, conclut un auteur anglais, « l’usage des signaux devenait presque inutile ». « La tactique utilisée [nous explique l’amiral Monaque] d’une exécution très délicate, demande à la fois une grande rigueur et une grande initiative aux commandants subordonnés. »
Dans ces conditions la décision de livrer bataille, imposée par Napoléon, était fatale. « Si tant d’hommes ont été voués à la mort ou à la captivité pour une opération secondaire sans portée stratégique, la faute en incombe principalement à l’Empereur », conclut l’amiral Monaque.
Une autre stratégie était néanmoins possible comme le montrera la réussite remarquable de l’escadre de Rochefort commandée par le capitaine de vaisseau Allemand, qui, du début de septembre 1805 jusqu’à Noël, livrera une véritable guerre de course au commerce anglais sans subir aucune perte. Allemand capturera ainsi en quelques mois 43 navires marchands anglais et 20 neutres !
La bataille est un désastre. Les alliés franco-espagnols perdent au total 23 vaisseaux (13 français et 10 espagnols), l’Angleterre aucun. Sur les 15 000 marins et soldats alliés embarqués qui ont participé aux combats, 3 700 sont morts, tués ou noyés, et 5 300 faits prisonniers. Un certain nombre d’entre eux finiront leur vie sur les insalubres pontons britanniques ; 4 000 hommes parviennent à rallier Cadix sur les navires survivants. Leur sort ne sera guère plus enviable et ils seront, pour la plupart, emprisonnés par les Espagnols en 1808. Les Anglais connaissent des pertes dix fois plus faibles avec 449 tués.
Les conséquences stratégiques de cette défaite sont importantes : après la destruction de la flotte française, la Royal Navy va pouvoir s’emparer de nos dernières possessions aux Antilles et en Afrique. Pour l’Espagne, Trafalgar marque la fin de son statut de grande puissance maritime et coloniale.
Et aujourd’hui ? On note des différences de perceptions très nettes dans la mémoire collective des trois nations concernées. Les Anglais célèbrent Trafalgar qui les reforce dans leur perception du destin maritime de leur nation, alors que les Espagnols ne retiennent d’un événement qu’ils qualifient de « glorieuse défaite » que l’héroïsme et le sacrifice de leurs marins. La relation franco-espagnole en subira d’ailleurs le contrecoup. « En quelques années griefs et rancœurs se sont accumulés dans les rangs de la marine espagnole contre un allié jugé arrogant et désinvolte », nous rappelle l’amiral Monaque. Les événements de 1809 ne sont pas loin.
Quant aux Français, ceux-ci sont conscients que « sans avoir eu de conséquences stratégiques majeures, l’événement marque pourtant une rupture décisive : avant lui, les Français peuvent contester à la Grande-Bretagne l’empire des mers, après lui, ils doivent se résigner à jouer les seconds rôles sur les océans ». Triste épilogue pour un Napoléon qui fut, avec Saint-Louis, le souverain français à compter dans sa carrière le plus grand nombre de jours de mer.
Renforçant son statut d’ouvrage de référence, le livre est muni d’un glossaire et d’un certain nombre d’annexes techniques, dont une très éclairante « cinématique de la bataille » qui nous fait comprendre les aspects tactiques relatifs au tir de l’artillerie de marine.
On ne peut que saluer cette réédition, et remarquer que la clarté, l’érudition et l’exhaustivité de l’exposé de l’amiral Monaque reflètent une maîtrise du sujet qui ne peut s’acquérir qu’à travers une riche expérience opérationnelle. De l’histoire militaire expliquée et écrite par un militaire, comme on aimerait en lire plus souvent… ♦