Amélie Zima est chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), elle est docteure en science politique de l’université de Nanterre, spécialiste des politiques d’élargissement de l’Otan après la guerre froide. Elle était précédemment chercheure au Centre de civilisation et d’études francophones de l’Université de Varsovie. Elle a remporté le prix de la meilleure thèse de l’IHEDN en 2017. Son ouvrage retrace l’histoire de l’Organisation de l’Atlantique Nord depuis ses prémices, avec la résolution Vandenberg en 1948 qui va autoriser le gouvernement américain à signer le traité de l’Atlantique Nord en 1949, jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, l’Otan traverse une crise de défiance, à la fois face à la montée en puissance russe et face au relatif retrait de l’Administration Trump de l’Organisation. Elle y aborde tant les évolutions historiques que fonctionnelles en s’intéressant en particulier aux positions des différents États d’Europe centrale et orientale.
Si cette alliance militaire a été initialement créée pour garantir au bloc occidental la sécurité de son territoire sous l’égide du parapluie nucléaire américain, dans un contexte de guerre froide et de dissuasion nucléaire, sa pérennité après 1989 doit s’expliquer ailleurs. L’Otan, dès sa création, était davantage politique que militaire. Elle devait souder le bloc occidental non par la peur du feu nucléaire, mais en formant une communauté de valeurs politiques libérales fondée également sur la prospérité économique et sociale.
C’est dans cette optique que l’article 9 du traité fondateur de l’Otan consacre le Conseil de l’Atlantique Nord (CAN) comme la plus haute institution civile de l’Alliance. La France en 1966 et la Grèce en 1974 (après le débarquement turc à Chypre) quittent le commandement intégré de l’Otan (militaire), mais pas le CAN (civil) par exemple. Cela illustre que la construction de communautés de valeurs, politiques et civiles, rend la défection complète plus coûteuse que dans une alliance exclusivement militaire (1). Bien que le Portugal salazariste rejoigne l’Alliance très tôt, l’Espagne franquiste en a été exclue au nom de son non-alignement aux valeurs libérales, socle de l’Alliance. Les États-Unis ont été obligés de signer un traité bilatéral avec Franco en 1953 face au refus des Européens.
Outre des institutions politiques civiles et des missions qui se sont élargies de plus en plus dans le temps, la construction d’une communauté de valeurs au service de la pérennité de l’Otan passe également par une institutionnalisation de groupes d’intérêts. En 1954 est créée l’Association du traité atlantique (ATA), un groupe indépendant dont la mission est de soutenir et de promouvoir les valeurs de l’Alliance dans les pays membres. Cette association a des ramifications dans la quasi-totalité des États-membres. En 1996 est créé son pendant pour la jeunesse qui est particulièrement présente dans les pays d’Europe centrale et orientale.
Ces associations s’inscrivent plus largement dans un des paradoxes de l’Otan. Depuis les années 1990 et notamment le concept stratégique de Rome (1991), l’Organisation veut renforcer sa transparence et son ouverture. Cependant, encore aujourd’hui, son processus décisionnel reste dans une certaine mesure opaque. Bien que voulant promouvoir les valeurs de l’Otan auprès du grand public, ces associations restent sociologiquement homogènes et servent souvent de tremplin à une élite.
Les États-Unis gardent une position privilégiée dans l’Organisation en raison de leur puissance économique, militaire et nucléaire. Cependant, Amélie Zima déconstruit l’idée d’une hégémonie et d’une relation hiérarchique directe. L’Otan a, tout au long de son histoire, été traversée par des tensions. Les doutes sur le parapluie nucléaire américain, soit la volonté des États-Unis de respecter le traité de l’Otan et d’engager leurs forces massivement si le territoire d’un État allié est menacé, ne datent ni de l’annexion de la Crimée en 2014, ni de Donald Trump. Les premiers doutes chez les alliées remontent à la crise de Berlin de 1961.
Plus largement, elle déconstruit l’idée que l’Otan ne serait que le reflet de la volonté et des intérêts nationaux américains. L’Alliance est fortement influencée par ceux-ci, mais d’une part sa bureaucratie et son processus décisionnel produisent leurs propres normes et d’autre part, c’est un lieu de confrontation des différents intérêts européens. Si le Royaume-Uni s’est souvent aligné sur les positions américaines au nom de la préservation de la special relationship, les Français ainsi que d’autres États-membres ont oscillé entre deux grandes positions autour de l’autonomie stratégique européenne.
La première consiste en une tentative d’européanisation croissante de l’Alliance. Cette position tenterait d’utiliser les moyens et les capacités considérables de l’alliance au profit de la sécurité européenne. C’est dans cette optique que le poste de SACEUR, commandant en chef des forces stationnées en Europe, était traditionnellement attribué à un Anglais et pas à un Américain. Le Brexit, par ailleurs, bouscule ces équilibres. Dans quelle mesure le chef d’une proto-armée européenne pourrait-il être issu d’un pays ne faisant plus partie de l’Union européenne ?
La seconde position majeure est la volonté de construction d’une Europe de la défense distincte de l’Otan. Cette volonté d’une armée autonome née avec le plan Pleven en 1950 se confronte à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954. Cette idée d’une organisation autonome se prolongera par la création de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) en 1954 qui servira de fondements aux différents piliers de sécurité et de défense intégrés de l’Union européenne : PESD en 2001 puis PSDC en 2009 et Pesco en 2017. L’UEO sera définitivement dissoute en 2011, mais elle n’était plus, depuis 2001, la plateforme privilégiée des États de la zone.
Ces deux positions, comme deux idéaux types sont à nuancer, l’UEO n’a jamais eu pour ambition de remplacer l’Otan, surtout dans un contexte de guerre froide et de dissuasion nucléaire. L’Otan a toujours été à la fois un concurrent et surtout un partenaire de l’Union européenne. De plus, ces deux tendances se confrontent à la fois à la « cacophonie stratégique européenne (2), soit la divergence des intérêts nationaux européens et à la fois à l’hétérogénéité des capacités militaires et des moyens diplomatiques. Ces mêmes dynamiques simultanées de coopération et de concurrence ont pu s’observer également dans différentes mesures avec d’autres organisations internationales comme l’OSCE par exemple.
Enfin, tout au long de l’ouvrage, Amélie Zima insiste sur les dynamiques d’intégration et d’élargissement de l’Alliance vers l’est, en Europe centrale, orientale et dans la Baltique (3). Elle fait la généalogie de l’institutionnalisation progressive d’organes de négociation des élargissements : premièrement un forum de dialogue, le Conseil de coopération Nord Atlantique en 1991 (CCNA) puis le Partenariat pour la Paix (PpP) en 1994 et le plan d’action pour l’adhésion (MAP) en 1999. La zone Europe centrale et orientale reste sous représentée dans le processus décisionnel de l’Otan en raison d’un manque de ressources et de moyens et des héritages historiques et linguistiques (maîtrise obligatoire du français et de l’anglais). Cependant, depuis 2014, le groupe Bucarest 9 s’est constitué comme institution informelle visant à influencer le processus décisionnel imitant de ce fait les groupes d’Europe occidentale (Quad, Quartet du Sud etc.). Si cette initiative relève en grande partie aujourd’hui d’effets de communication, elle forme également les prémices d’une coalition institutionnalisée. Elle est néanmoins menacée par la montée des populismes d’extrême droite dans la zone, le Fidesz en Hongrie et le Pis en Pologne en particulier.
L’autrice retrace l’évolution du lien avec la Russie et de la perception de la menace. L’Otan s’est construite en miroir face à l’URSS et au pacte de Varsovie, cependant depuis la fin de la guerre froide et surtout après le 11 septembre 2001, la perception de la menace évolue et la Russie devient, pour un temps, un partenaire de négociation. Les crimes de guerres commis par la Russie en Tchétchénie au nom d’une pseudo-guerre contre le terrorisme sont passés sous silence par l’Alliance et ne mettent pas fin aux négociations Otan-Russie. La rupture intervient, plus tard, en 2008, avec l’indépendance fantoche de l’Ossétie du Sud et l’incursion de l’armée russe à la frontière géorgienne, rupture confirmée par l’annexion de la Crimée en 2014.
La période post-guerre froide est également une période de redéfinition des intérêts stratégiques de l’Alliance, non sans tensions entre les alliées, entre pro et anti-opérations « hors zone ». Si la Kfor au Kosovo fait plutôt consensus, l’envoi de forces de l’Otan en Irak et en Afghanistan est davantage critiqué.
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En guise de conclusion, cet ouvrage d’introduction à l’Otan est un ouvrage de référence pour comprendre l’architecture politique et militaire en Europe. Il retrace les évolutions et l’adaptabilité de l’Alliance face aux nouveaux enjeux qu’elle a rencontrés. Son agilité et l’institutionnalisation d’une communauté de valeurs expliquent en partie sa pérennité. À l’heure d’un relatif déclin du multilatéralisme onusien et de l’incapacité croissante à mettre en œuvre des opérations de maintien de la paix efficaces, l’Otan reste une organisation active. Elle est néanmoins depuis sa création traversée de tensions et régulièrement en crise. Bien que la transition entre Donald Trump et Joe Biden aurait pu faire pencher l’analyse vers un retour du multilatéralisme otanien, les difficultés de négociations avec les Turcs sur la sécurisation des ressortissants occidentaux en Afghanistan en 2021 montrent également les limites de l’Alliance. Enfin, la montée de l’extrême droite dans toute l’Europe menace à la fois cette communauté de valeurs, gage de pérennité et plus largement, la stabilité de la zone.♦
(1) Mélanie Albaret : « La contestation des organisations internationales, exit-voice, l’alternative d’Albert Hirschman » sous la direction de Guillaume Devin, 10 concepts sociologiques en relations internationales, CNRS Éditions, 2015, p. 117-133.
(2) Concept développé notamment par Hugo Meijer (CNRS-Sciences Po). Hugo Meijer et Marco Wyss (2019), « Upside Down: Refraiming European Defence Studies », Cooperation and Conflict, Vol. 54 (3), p. 378-406. Samuel B. H. Faure, « Quitter la défense européenne. Le choix de la France pour l’avion de combat Rafale », Politique européenne, 2020/1-2 (67-68), p. 84-113.
(3) Ce qui pose problème en baltique avec l’Oblast de Kaliningrad, enclave russe encerclée par des pays membres de l’Otan.