Le général Henri Bentégeat a rejoint l’État-major particulier (EMP) du président Mitterrand le 4 mai 1993 en tant qu’adjoint Terre. Après un bref interlude aux Antilles, il est devenu ensuite le chef de celui de son successeur Jacques Chirac de 1999 jusqu’en 2002, avant de terminer sa carrière militaire comme chef d’état-major des armées (Cema). Son témoignage nous fait partager ces sept années passées, dans l’ancien bureau de Murat, aux côtés de deux chefs d’État qui ont certainement marqué leur époque. Époque éprouvante s’il en est, car ce fut celle des guerres dans l’ex-Yougoslavie, du Rwanda, de l’intervention en Côte d’Ivoire, de la crise irakienne au moment de la seconde guerre du Golfe, mais ce fut aussi l’époque des grandes décisions : la fin des essais nucléaires, de l’abandon du plateau d’Albion et de la fin du service militaire. On trouvera dans ces mémoires peu de révélations, devoir de réserve oblige, mais un certain nombre de réflexions et de témoignages précieux sur l’exercice du pouvoir sous la Ve République.
Le rôle du chef de l’EMP est essentiellement un rôle de conseiller du président de la République pour les questions de défense (« informer le Président en temps réel, transmettre ses ordres et s’assurer de leur exécution »). Il joue également un rôle dans la préparation des Conseils de défense, ainsi que des lois de programmation militaires et des budgets des armées. « Le chef de l’EMP, précise le général Bentégeat, n’est subordonné ni au ministre de la Défense, ni au Cema et son avenir ne dépend que du chef de l’État. »
En pratique, « les décisions présidentielles sont prises en Conseil de défense ou en Conseil restreint, tous les acteurs ayant pu s’exprimer. Leur mise en œuvre est dévolue au ministre ou au Cema. Le rôle du chef de l’EMP s’exerce donc en amont pour éclairer les choix du chef des armées ». Le chef de l’EMP est aussi un maillon de la chaîne de commandement, notamment dans le domaine nucléaire, ce qui en fait « un responsable plutôt qu’un technicien ».
Le général Bentégeat, dans son action, suit un certain nombre de principes : pas de compromission, notamment dans le domaine budgétaire, mais des concessions. « Obtenir tout ce que souhaitent les armées est impossible. J’ai donc appris à me fixer des objectifs « juste au-delà du raisonnable ». Par contre, « dans le domaine des opérations, aucune impasse n’est négociable ».
Les deux Présidents sous lesquels il a servi partagent pour lui « la même passion pour la France et pour le service de l’État tout en préservant la dignité nécessaire dans l’exercice de leurs fonctions : plus hiératique et solennelle chez François Mitterrand, plus familière et plus humaine chez Chirac… ».
Il est plus réservé sur leur entourage. Notamment sur les compétences de leurs conseillers, et considère qu’« il n’est pas normal que des membres de cabinets, souvent très jeunes et ayant des sujets une connaissance purement livresque, imposent à des responsables expérimentés des choix technocratiques voire idéologiques ». Mais aussi sur les méthodes et les pratiques d’un milieu qui reste quand même bien particulier : « Les coulisses du pouvoir en revanche m’ont souvent rebuté. Je n’étais pas préparé aux jeux courtisans et aux mensonges qui y sont pratique courante et j’ai détesté de devoir parfois m’y prêter pour faire comprendre que je pouvais mordre, moi aussi. De même, ai-je été choqué de voir certains abuser des biens de l’État et tirer profit de leur position pour améliorer leur confort personnel ou enrichir la liste de leurs obligés ».
Le général Bentégeat se dit opposé, pour l’avoir vécue personnellement, à la cohabitation, même si pour l’entourage du Premier ministre d’alors, Lionel Jospin, c’est « le meilleur des régimes » de par sa « fonction régulatrice de la dualité à la tête de l’État ». Pour l’auteur, au contraire, « la cohabitation contredit l’esprit et fausse la lettre en inhibant la vitalité de l’exécutif. Propice aux rivalités et frein à la décision ». Finalement, le référendum du 24 septembre 2000 raccourcira le mandat présidentiel à cinq ans et rendra peu probable une nouvelle phase de cohabitation.
C’est aussi une période où la France conserve encore une certaine indépendance sur le plan international. Le président Chirac limite ainsi la participation française aux opérations en Afghanistan après le 11 septembre. Cette « doctrine Chirac » tiendra jusqu’à notre retour dans la structure intégrée de l’Otan en 2008 sous Nicolas Sarkozy. De même c’est avec une prescience tout à fait remarquable que Jacques Chirac annonce en 2002 à George W. Bush le chaos qui suivra l’invasion de l’Irak alors en préparation par l’état-major américain : « En quinze jours, vous serez à Bagdad. Vous aurez quelques difficultés pour contrôler la ville, mais, un mois plus tard, vous occuperez l’ensemble du territoire irakien. Alors surviendra le chaos. Vous donnerez le pouvoir à la majorité chiite et les sunnites et les Kurdes ne l’accepteront pas. Le nouveau gouvernement s’appuiera sur l’Iran, ce qui sera intolérable pour l’Arabie saoudite et ses alliés. L’Irak est une construction artificielle et fragile. Tout le Moyen-Orient sera déstabilisé »…
Servi par une plume précise et élégante, le témoignage du général Henri Bentégeat nous permet de revivre ces sept années importantes, de voir, selon ses propres termes, « vivre et opérer l’appareil d’État à son sommet » et de comprendre « au moins en partie les ressorts du pouvoir ». ♦