Rares sont dans l’Histoire les hommes dont l’existence s’identifie à celle de leur peuple, ceux qui, sans même en avoir conscience, conjuguent leur vie personnelle avec le destin d’une nation, quitte à en épouser les travers et les contradictions. Sans conteste, Moshe Dayan, fait partie de ces êtres hors normes, dont la carrière et l’identité renvoient aux symboles collectifs d’un pays. Son histoire d’homme se confond avec celle d’Israël, du moins avec les trois premières décennies, héroïques, et flamboyantes de cet État. De fait de la guerre de 1948 qui a éclaté aussitôt la proclamation du nouvel État (le 15 mai) jusqu’aux accords de Camp David de septembre 1978 qui ont ouvert la voie du traité de paix israélo-égyptien de mars 1979, Moshe Dayan qui était taillé dans un matériau biblique, selon le mot de David Ben Gourion, dont il était le favori et le successeur présumé, a été presque constamment sur le devant de la scène militaire et accessoirement politique de l’État hébreu.
Qui allait prévoir que Moshe Dayan, sabra, né en Haute Galilée dans le premier kibboutz en terre ottomane, allait avoir un destin hors du commun ? Sa généalogie presque ordinaire remontait à l’Ukraine tsariste de l’antisémitisme et des pogroms. Son éducation avait été sacrifiée au gré d’une vie familiale déséquilibrée. L’homme découvrit adolescent qu’il aimait commander. Il ignorait la peur d’une façon presque anormale. Durant toute son existence, Dayan restera une énigme que symbolisera le bandeau noir recouvrant son œil gauche perdu durant la Seconde Guerre mondiale. Ce bandeau sera le signe indubitable du courage, de la résilience et du volontarisme de l’Israël moderne.
Couvé par Ben Gourion, Dayan incarna, pour les Israéliens et pour beaucoup d’autres encore, le héros absolu. Sa campagne magistrale dans le Sinaï, décrite avec minutie dans ce livre, puis la guerre des Six Jours, firent de lui une icône intouchable. C’est incontestablement cette guerre qui marqua l’acmé de sa trajectoire. Le 1er juin, après bien des hésitations et un début de panique au sein du gouvernement Eshkol, s’est constitué un Cabinet d’union nationale avec le général Dayan à la défense rappelé de sa retraite. « Nous avons sorti Dayan du placard et l’armée a été soulagée » dit le général Weizman. Le général sabra n’a-t-il pas renforcé sa réputation en allant se « perfectionner » au Vietnam. Les Israéliens vont devoir combattre sur trois fronts, au nord sur le Golan face à la Syrie, au centre face à la Jordanie, au sud face à l’Égypte. Sur le plan qualitatif, le rapport des forces s’établissait de 1 à 2,5 en faveur du camp arabe, avec 840 appareils bien équipés contre 280 et 1 650 chars contre 800. Le conflit se déroula du 5 au 11 juin 1967, affaire qui se solda par un grave échec pour l’URSS, ses alliés arabes, armés par elle, ayant subi une sévère défaite. Au départ Moshe Dayan, pensait que prendre Gaza, le Golan et même Jérusalem-Est était contraire aux intérêts d’Israël. Une fois le Sinaï et la Cisjordanie conquis, dans l’euphorie, il a donné son accord pour le Golan (1).
Par une confidence faite en 1976, à Rami Tal, un ami journaliste, gardée secrète vingt et un ans, rendue publique avec l’accord de la fille du général, Yaël Dayan, députée travailliste, il avoua que c’est pour permettre aux kibboutzim de la région proche, désireux d’obtenir de bonnes terres qu’il a agi. « En fait l’absence de l’hinterland en guise de profondeur stratégique décida le leadership israélien à se doter très rapidement d’une aviation de combat performante. Il s’agit non seulement d’empêcher des bombardements aériens sur la “taille de guêpe” côtière où se concentre l’essentiel des ressources humaines et économiques, mais aussi et surtout de pouvoir porter loin et en profondeur des coups puissants et dissuasifs à des ennemis dotés de vastes espaces. Ainsi Ben Gourion et tous ses successeurs consacrent-ils des efforts constamment prioritaires à cette force de frappe aérienne chargée d’une mission à la fois défensive et offensive (2) »
Ces victoires lui offrirent une popularité qu’aucun leader en Israël, militaire ou civil – sauf peut-être Ben Gourion, le « père fondateur » – n’avait connu auparavant. La victoire israélienne fut même saluée en RFA comme une « victoire-éclair », Moshe Dayan applaudi comme un digne héritier du général de la Wehrmacht Erwin Rommel. Cette aura lui provenait d’une combinaison qu’il maîtrisait à merveille, celle de l’autorité et de la séduction. Populaire et glorieux, il fut jalousé, et ses ennemis et détracteurs se vengeront après la guerre d’octobre.
Le cursus militaire de Dayan ne manque pas d’originalité. En effet, un des rares, le seul avec Ariel Sharon, le héros d’octobre 1973, qui a su préserver sa liberté d’action au sein d’une stricte hiérarchie. Mais ses triomphes militaires successifs devaient légitimer avec éclat son originalité ainsi que la marge de manœuvre qu’il revendiquait, au risque de choquer ou de scandaliser. Pourtant le destin de Dayan garde un arrière-goût d’inachevé. Sans être complètement ratée, sa carrière politique ne lui permit pas d’atteindre les sommets auxquels il semblait promis. Après lui, d’autres généraux versés en politique, parmi lesquels Yitzhak Rabin ou Ariel Sharon, connaîtront la consécration suprême. Tel n’est pas le moindre paradoxe de cet homme doué et charismatique, dont George Ayache, grand connaisseur d’Israël, a dressé un riche et attachant et très objectif portait où une large place est faite aux opérations militaires de leurs préparatifs à leur déroulement. ♦
(1) Ce plateau du Golan ou hauteurs du Golan, simplement appelé Golan, situé au sud du mont Hermon, au nord-est du lac de Tibériade et au nord du Yarmouk, à la frontière entre Israël, la Jordanie, la Syrie et le Liban, source principale d’approvisionnement en eau du lac de Tibériade et du Jourdain est réputé pour son agriculture et ses vignobles. Sa population avoisine les 52 000 habitants pour une superficie de 1 800 km2. À la suite de la guerre des Six Jours, il est occupé par Israël dans sa partie ouest (environ 1 200 km2). L'ONU a déployé une force d'observation dans le no man's land le long de la ligne de cessez-le-feu. En 1981, la Knesset a établi la souveraineté israélienne, qui par la résolution 497 du Conseil de sécurité, du 12 décembre 1981, a été déclarée illégale.
(2) Frédéric Encel : Géopolitique du sionisme - Stratégies d’Israël ; Armand Colin, 2006 p. 130.