« Les guerres froides ne peuvent être conduites par des têtes chaudes. Et les conflits idéologiques ne peuvent être emportés comme des croisades, ou se terminer par une reddition sans conditions. » (Walter Lippman : The Russian-American War, 1949). Pourquoi ne sommes-nous toujours pas sortis de la guerre froide ? Et la mer que nous avions cru devenir calme s’est à nouveau déchaînée ! Un tiers de siècle après l’effondrement de l’URSS, qui en avait proclamé la fin officielle, tout en inaugurant l’entrée dans le monde global, cette question n’a cessé de nous hanter. On la croyait disparue à jamais et la voilà qui ressurgie après les événements ukrainiens de 2014 et, plus encore, du fait de la montée de l’antagonisme sino-américain qui s’est accéléré à la faveur de la pandémie planétaire de la Covid-19, en réalité le SARS-CoV-2 pour en signaler les origines asiatiques.
Que n’a-t-on répété à satiété le mot de Marx, l’histoire se répète toujours, une première fois comme tragédie, une seconde fois comme comédie. Mais il ne s’agit guère de comédie, cette fois-ci. Car, après la fin de la guerre froide, la première, la vraie, la réelle, on a cru une nouvelle fois que c’était la « der des der », et qu’elle ne réapparaîtrait plus la guerre dite froide, puisque l’on était arrivé à la fin de l’histoire ! « Ceux-là s’abusent qui divisent l’histoire en deux parties, l’utile et le délectable et, pour cela, y comprennent les louanges » avait pourtant averti Lucien de Samosate dans Comment écrire l’histoire. Aujourd’hui tout vieillit dans quelques heures écrivait déjà Chateaubriand, que dirait-il s’il revenait ! Une réputation se flétrit, un ouvrage passe en un moment (1).
D’où l’intérêt qui s’attache à l’étude de la guerre froide « originale », celle qui s’est déroulée avec des hauts et des bas, de période de tension et de détente entre 1947 et 1991, bien que la fin de la guerre froide ait été proclamée par George W. Bush et Mikhaïl S. Gorbatchev à Malte en décembre 1989, quelques jours après la chute du mur de Berlin. C’est précisément l’objet du livre de Sandrine Kott, professeur d’histoire contemporaine de l’Europe à l’université de Genève. Son originalité est d’examiner l’évolution des rapports Est-Ouest, puis à partir de 1955, Nord-Sud, et l’imbrication entre ces deux axes, au travers des loupes des organisations internationales. Il s’agit en premier lieu de toutes les institutions de la famille de l’ONU, et à cet égard la Commission économique pour l’Europe des Nations unies, créée en mars 1947, au moment où était proclamée la doctrine Truman, siégeant à Genève, a joué un rôle important. En effet, elle a été, en attirant des économistes de premier plan des deux camps, un, sinon, longtemps le seul endroit où a pu se nouer et se poursuivre un dialogue portant sur les échanges économiques entre les deux Europe. Bien d’autres enceintes ont également joué le rôle de pont à l’instar de l’Organisation internationale du travail (OIT), restée active et qui réunissait employeurs, représentants des travailleurs et délégués nationaux. Il eut aussi l’UNESCO, l’OMS, puis la CNUCED, la FAO, l’ONUDI. Au sein de ces organes, des convergences se formèrent, un certain « planisme » fut en vogue. Mais les contacts entre l’Est et l’Ouest ne se réduisent pas aux organisations officielles, ils furent maintenus par bien des organismes de type Pugwash, militant pour la dénucléarisation, les grandes Fondations américaines, de type Rockefeller et Ford, qui entendirent maintenir le contact et, dès les années 1953-1956, après la mort de Staline et le dégel khrouchtchévien, se lancèrent dans un vaste programme, de colloques, de bourses d’études octroyées aux étudiants des pays de l’Est ou aux professeurs américains ou européens, pour qu’ils étudient sur place les mécanismes des économies planifiées. Ces programmes ont été destinés aux pays les mieux disposés : à la Yougoslavie, qui avait rompu en juin 1948 avec Staline, puis à la Pologne et à la Hongrie, après les événements de 1956. Ce n’est nul hasard si ces deux pays ont été à l’avant-garde du mouvement d’émancipation des démocraties populaires au printemps 1989. Bien entendu toutes ces organisations onusiennes furent longtemps dominées par les Occidentaux, car les pays du camp socialiste s’en tinrent éloignés jusqu’à la fin des années 1960.
De proche en proche Sandrine Kott, revisite bien des périodes et des chapitres de la guerre froide. Ce n’est qu’après la crise des missiles de Cuba qu’un canal de communication directe sera établi entre la Maison-Blanche et le Kremlin. Durant la période aiguë de la guerre froide de 1947 à 1962, aucune règle de jeu n’était respectée en dehors de l’engagement militaire direct. Le danger d’un affrontement lors des conflits périphériques était sans limites ; la course aux armements sans bornes. Au lieu de se livrer à des efforts d’atténuation des conflits, les deux superpuissances s’adonnaient à des surenchères permanentes, des menaces et à des actions préventives.
L’un des intérêts d’Organiser le monde est le fait que ce livre nous aide à comprendre notre temps, en quoi il se différencie et en quoi il présente certains traits similaires à celle de la période située entre 1945 et 1991. Éviterons-nous les mêmes erreurs, tirerons-nous les leçons du passé ? Nous sommes pourtant dûment avertis : Melior tutiorque est certa pax quam sperata victoria. Une paix assurée est un bien plus stable qu’une authentique victoire. De multiples experts ont caractérisé l’ordre mondial prévalant en 2020 de « guerre froide sans les règles » comme le fit Andrei Kolesnikov, du centre Carnegie de Moscou : il n’y a plus de codes lisibles pour les partenaires occidentaux, ni canaux de communication ni de cadre institutionnel qui fonctionnent. Pourtant entre 1947 et 1989, il y en eut bien des codes, des liens, des lieux de rencontres et d’échanges. Ils n’ont guère disparu, mais veut-on les faire vivre à nouveau et leur donner une nouvelle jeunesse ? ♦
(1) Chateaubriand : Réflexions et aphorismes, choisis et présentés par Jean-Paul Clément ; Éditions de Fallois, 1993 p. 108.