5 juin 1961, 14 heures : dans la grande salle d’audience du palais de justice de Paris, un officier en grande tenue, décorations pendantes, béret vert sur la tête, est introduit devant le Haut Tribunal militaire. Le commandant Hélie de Saint Marc fait son entrée dans l’Histoire. Quatre heures plus tard, l’audience est suspendue : le tribunal se retire pour délibérer. L’audience reprend à 20h15 : le président Patin donne lecture de la sentence :
« Au nom du Peuple français,
Vu les réponses du Haut Tribunal militaire, faites à la majorité, […] d’où il résulte que le commandant Denoix de Saint Marc est coupable d’avoir […] sciemment et volontairement participé à un mouvement insurrectionnel ;
Vu les réponses […] d’où il résulte qu’il existe des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé ;
[…]
Condamne Denoix de Saint Marc à dix années de réclusion criminelle […] »
L’avocat général Reliquet prononce alors la formule de radiation de l’ordre national de la Légion d’honneur selon la formule réglementaire : « Vous avez manqué à l’honneur. Je déclare, au nom de la Légion, que vous avez cessé d’en être membre. » Il est 20h25…
C’est le compte rendu intégral des quatre heures qu’a duré ce procès qui est le sujet de ce livre.
Interrogatoire du président Patin, déclaration de l’accusé, témoignages écrits ou oraux, à charge et à décharge, réquisitoire de l’avocat général Reliquet et plaidoirie de Maître Martin-Sané.
Ce verbatim est complété par la préface d’Olivier Dard et l’avant-propos de Bernard Zeller, qui replacent les événements et la personnalité de l’officier dans leur contexte, et par le texte de la citation à comparaître devant le Haut Tribunal militaire.
Deux annexes viennent apporter un éclairage supplémentaire. La première donne le texte de la décision présidentielle du 27 avril 1961 instituant un Haut Tribunal militaire, l’avis du Conseil constitutionnel sur cette décision et le compte rendu de la séance qui l’a provoquée. La seconde annexe donne la biographie étoffée des neuf juges du tribunal, de l’avocat général et de l’avocat de la défense.
Enfin 75 notes très complètes apportent toutes les précisions nécessaires à la parfaite connaissance des faits, lieux, événements et personnes cités tout au long du procès.
Autant dire que la lecture de ce livre apportera, à tous ceux qui s’intéressent au drame de conscience qu’a vécu l’Armée à la mort de l’Algérie française, le témoignage d’un officier exceptionnel à plus d’un titre. Sa déclaration ne peut laisser insensible : « Monsieur le Président, on peut demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir : c’est son métier. On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se contredire, de mentir, de se renier, de se parjurer. »
Sa déclaration, mais aussi les nombreuses dépositions à décharge dressent le portrait d’un homme d’une droiture absolue et dont la vie a été guidée par la fidélité aux engagements qu’il avait pris vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des hommes et des populations qu’il avait sous sa responsabilité : c’est ce qu’on appelle l’honneur. Et les témoins sont là, du premier engagement, dans la Résistance à dix-neuf ans, puis à Buchenwald avec Philippe Richer, le Père Moussé, Abel Farnoux : « Là, il était vraiment nécessaire d’avoir une grande noblesse de caractère et je pense qu’Hélie de Saint Marc était de ceux qui étaient le meilleur exemple pour nous autres. » Puis, c’est la Légion, la compagnie qu’il commande « très soudée derrière lui par l’admiration qu’elle avait pour lui […] où chacun était à sa place, dans des rapports très simples, et sur laquelle Saint Marc régnait avec son élégance et sa noblesse habituelle » (commandant Morin) ; c’est l’Indochine avec les partisans qu’il commanda ensuite : « ces paysans tonkinois qu’il suivait et qui le suivaient passionnément » (ibidem) et puis le départ précipité et « les villages abandonnés par nous et dont les habitants avaient été massacrés » (sa déclaration). Cet abandon qui lui fait honte, et dont le souvenir le poursuit, l’accompagne à son arrivée en Algérie et explique sa décision future de suivre le général Challe : « Nous pensions,déclare-t-il, à tous ces hommes, à toutes ces femmes, à tous ces jeunes qui avaient choisi la France à cause de nous et qui, à cause de nous, risquaient chaque jour, à chaque instant, une mort affreuse. Nous pensions à ces inscriptions qui recouvrent les murs de tous les villages et les mechtas de l’Algérie : “L’Armée vous protège, l’Armée restera”. Nous pensions à notre honneur perdu. »
Les dépositions se succèdent à la barre, orales ou écrites, qui décrivent l’amour que porte Saint Marc à l’Algérie, son désir d’une solution pacifique pour l’avenir de cette terre qu’il aime et qu’il a crue sauvée le 13 mai 1958, qui décrivent aussi son calme, son refus des solutions extrêmes à l’issue du « Putsch » et le départ d’Alger de son régiment qu’il ramène en bon ordre dans ses cantonnements avant de se constituer prisonnier.
Finalement, si l’on apprend beaucoup sur le déroulement de cette révolte militaire à travers les dépositions de deux hauts fonctionnaires de la Police nationale d’Alger et de deux généraux, Moullet et Saint-Hillier, qui exerçaient l’autorité militaire et qui furent arrêtés alors, on apprend surtout beaucoup sur la personnalité de l’accusé. Les témoins sont des Résistants, le général Revers, chef de l’ORA : « L’homme qui comparait devant vous est un Français de pure race, il mérite non seulement la compréhension et l’indulgence de ses juges, mais aussi leur considération » ; témoignage des déportés, déjà cité ; des journalistes, entre autres de Sédouy, Bromberger, Lartéguy (« comme tous les journalistes, j’ai eu de nombreux contacts avec lui […] J’ai découvert en lui une très grande largeur d’esprit et il nous a beaucoup facilité notre travail ») ; des soldats : le général Gracieux, les colonels de Boissieu et Guiraud, le commandant Morin pour lesquels c’est un officier hors du commun.
La réquisition de l’avocat général Reliquet établit les faits et les responsabilités, souligne les qualités de l’accusé et de ce fait, à la surprise générale, requiert entre cinq et dix ans de détention en demandant les circonstances atténuantes. En effet, le ministre de la Justice, M. Michelet, qui venait de rétablir la peine de mort pour crime politique qui avait été abolie en 1848, lui avait demandé pour Saint Marc vingt ans de réclusion criminelle. Dans cette période de « chasse aux sorcières », il fallait du courage pour désobéir aux injonctions d’un ministre et l’avocat de la défense commencera sa plaidoirie en rendant hommage à ce courage, puis il continuera en expliquant le cheminement, la Résistance, la déportation, l’Indochine, l’Algérie, par lequel un officier d’exception en arrive à se révolter contre le pouvoir en place. On connaît le verdict : dix ans de réclusion criminelle.
Que dire en fermant ce livre ? Qu’il aurait pu s’intituler L’Honneur d’un officier, tant l’interrogatoire du président Patin et les dépositions diverses font apparaître Hélie Denoix de Saint Marc comme une figure de pureté et de droiture, profondément humaine qui incarne la célèbre devise de la Légion étrangère : Honneur et Fidélité. La formule latine : potius mori quam foedari, plutôt mourir que faillir, prend ici tout son sens quand on sait que Saint Marc a dit qu’il savait qu’en entraînant son régiment dans la rébellion, il était « passible de 12 balles dans la peau dans les fossés du fort de Vincennes ».
Quel que soit le jugement que l’on porte sur son action, sa personne force l’admiration et le respect, la Cour ne s’y est pas trompée… ♦