Fin décembre 1917, les dirigeants bolcheviques abolirent les grades militaires, les dignités, les épaulettes et les décorations de l’ancien régime. Jusqu’en 1935, l’Armée rouge ne comptait plus ainsi dans son encadrement que des « commandants » de différents niveaux : kombrig (commandant de brigade), komdiv (commandant de division), etc. Dans ce système la fonction primait le rang. Un décret du 22 septembre 1935 réinstaura les grades militaires, mais seulement à partir des lieutenants jusqu’aux colonels. Les généraux attendront 1940… Ce qui n’empêchera pas Staline de nommer la même année ses cinq premiers maréchaux : Vorochilov, Boudienny, Egorov, Bliukher et Toukhatchevski. Il faut noter que, comme dans l’armée allemande, et à la différence de la nôtre, en Russie le maréchalat représente un grade autant qu’une dignité.
Au total, entre 1935 et 1946, Staline a créé trete-huit maréchaux. Certains, comme Joukov ou Rokossovski, sont connus en Occident, d’autres sont restés dans l’ombre.
Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, spécialistes de l’histoire militaire du second conflit mondial et en particulier du front de l’Est, ont décidé de réparer cette lacune en s’intéressant à dix-sept « maréchaux de l’Union soviétique » (d’après leur appellation officielle), dont la plupart ont commandé un Front pendant la Seconde Guerre mondiale. Ont été exclus de cette liste les « maréchaux » dont aucun n’a été militaire (Staline, Béria et Boulganine). Toutefois, Vorochilov dont les aptitudes militaires sont plutôt celles d’un dilettante en fait néanmoins partie. En seront également exclus les « maréchaux d’arme » (artillerie, blindés et aviation) qui n’ont pas commandé, comme les autres, de grandes formations interarmes.
Les deux premiers maréchaux font partie des compagnons historiques de Staline pendant la guerre civile (que l’on appellera plus tard la « bande de Tsaritsyne ») : Vorochilov et Boudienny.
Le premier est plutôt un maréchal politique qui avoue même à Staline en 1921 être « dégoûté profondément par la chose militaire », qui se comporte en mécène des peintres, poètes et autres chanteurs d’opéra, alors même qu’il exerce les fonctions de commissaire du peuple à la défense de 1925 à 1940 ! Avec une efficacité toute relative, car si l’armée rouge monte en puissance pendant son administration, Vorochilov n’en est aucunement l’élément moteur.
Le second est un officier de cavalerie charismatique, mais brutal et inculte. Boudienny est notamment réputé pour frapper ses subordonnés, conformément d’ailleurs à une vieille pratique de l’armée tsariste reprise dans l’Armée rouge. « Ainsi, à l’automne 1919, relatent les auteurs, lors de l’opération de Voronej-Kastornoïe, il rosse sans raison apparente le chef des transmissions de la 42e division »…
Egorov fait également partie de cette première fournée de maréchaux, mais n’aura pas le temps de commander à ce niveau. Après avoir encouragé la Grande Terreur et mis en cause nombre de ses camarades, il finit par en faire les frais conformément à l’un des axes majeurs de la politique de Staline selon lequel « l’armée, comme le parti, se renforce en s’épurant ».
Toukhatchevski par contre, s’il connaîtra la même fin qu’Egorov, avait déjà fait ses preuves pendant la guerre civile et s’était révélé un brillant théoricien militaire. Pour Lopez et Otkhmezuri, « soldat accompli, capable de théoriser à chaud, aristocrate communiste, authentique stalinien exécuté par Staline, sa stature et sa personnalité le dressent au-dessus de tous les maréchaux produits par l’Union soviétique ». Dans ses travaux théoriques, il se révélera ensuite comme « un apôtre du mouvement, de la vitesse et de l’offensive ».
L’ascension de Toukhatchevski est météoritique : « le lieutenant sans emploi qui arrive à Moscou à la fin de 1918 commande une armée sept mois plus tard », en sautant les huit niveaux intermédiaires de commandement. « La Révolution française elle-même n’a pas enfanté pareilles trajectoires », concluent les auteurs. « Dans les années 1920 et 1930, il a joué un rôle majeur dans la construction, matérielle et doctrinale, de l’Armée rouge et du complexe militaro-industriel qui battront la Wehrmacht ». Il s’oppose au début à l’idée d’une armée de milice. Dans une lettre à Lénine du 10 mars 1921, écrite peu après la répression de la révolte de Cronstadt, répression qu’il a lui-même menée à bien, il s’oppose aussi à une autre idée, celle de la construction pacifique de l’économie socialiste : « Il n’y aura pas de construction de ce genre. Nous allons construire en permanence dans les conditions de l’état de guerre. Cela doit constituer notre point de départ. Il est inutile de discuter de quelle armée nous aurions besoin en temps de paix, car il n’y aura jamais de temps de paix. »
Il est ensuite chargé de l’écrasement de l’insurrection paysanne de la région de Tambov. Sa méthode inspirera toutes les opérations anti-insurrectionnelles soviétiques jusqu’à celles menées en Afghanistan jusqu’en 1989. Il s’agit de mener « une vraie guerre, qui ne se terminera qu’avec l’occupation totale de la région, l’imposition des organes du pouvoir soviétique et la liquidation de toute possibilité de formation de nouvelles bandes. En bref, la guerre n’est pas menée contre des gangs, mais contre toute la population locale ». Il ordonne ainsi les mesures les plus sévères : déportation des familles des rebelles, confiscation de leurs terres, destruction de leurs maisons, utilisation à leur encontre de gaz de combat. Ses mesures sont jugées si radicales qu’il est remplacé.
Les purges de la fin des années 1930 mettront fin à son ascension. Dès 1933, des documents allemands incriminent déjà Toukhatchevski, Kamenev et Boudienny. En 1936, les services secrets de la SS fabriqueront même de fausses preuves sur le sujet. « Tant que Yagoda dirige le NKVD, remarquant les auteurs, ces documents ne sont pas exploités et apparaissent pour ce qu’ils sont : des provocations. Avec son remplacement par Iejov, en septembre 1936, ces documents sont acceptés sans esprit critique ». Toukhatchevski en fera les frais et son exécution inaugurera les grandes purges de 1937-1938.
D’autres figures, moins charismatiques mais fort intéressantes, sont distinguées par Staline. Avec Chapochnikov, Egorov, Vassilevski, Toukhatchevski et Tolboukine, Govorov appartient ainsi à ce que les auteurs qualifient de « club des anciens officiers du tsar ». Circonstance aggravante, mais qui ne lui nuira visiblement pas, c’est même le seul maréchal soviétique à avoir servi chez les Blancs pendant la guerre civile (dans l’armée de Koltchak). Commandant une batterie d’artillerie, il avait participé à la grande offensive de mars 1919 contre les armées de Frounzé et de Toukhatchevski. Il ne demandera à adhérer au parti communiste qu’en juillet 1942…
Viennent ensuite les maréchaux emblématiques de la Seconde Guerre mondiale : Koniev, Joukov, Rokossovski, et Malinoski.
En août 1941, Koniev est le premier général soviétique à avoir réussi à arrêter et à repousser une division de panzers(devant Smolensk). Son style de commandement semble a priori trancher avec celui de ses collègues. « De tous les chefs soviétiques (Koniev) est celui qui commande le plus de l’avant, à l’allemande », remarquent Lopez et Otkhmezuri. Sa brutalité, par contre, rejoint celle d’un Boudienny. « Dans quelle autre armée un commandant se permet-il de battre ses subordonnés à coups de bâton, s’interrogent les auteurs. Même Joukov n’a pas osé, utilisant plutôt l’insulte et la menace de mort. On peut voir cette pratique, liée par ailleurs au tempérament explosif de Koniev, comme un reliquat de la guerre civile, lorsque, commissaire politique, il faisait avancer les moujiks récalcitrants comme on les faisait avancer depuis des siècles dans l’armée russe ».
Lopez met bien en lumière cette rivalité légendaire entre Joukov et Koniev, alimentée par Staline, qui se concrétisera dans la course pour la prise de Berlin. Dans l’Armée rouge, la compétition entre chefs de Fronts, souvent attisée par Staline, remplace en effet souvent la coopération. Les rapports des maréchaux soviétiques avec le pouvoir politique sont différents de ceux qu’entretiennent leurs homologues occidentaux. Pour les officiers de l’armée rouge, « l’alternative se soumettre ou se démettre n’existe pas. Marquer son désaccord avec un ordre donné par Staline au nom du Parti, c’est trahir ou saboter. Seul l’échec répété permet de faire entendre raison militaire à la direction politique : aussi s’entête-t-on au prix du sang ».
La science militaire de Rokossovski « ne le cédait en rien à celle de Joukov. Sur Joukov, il avait l’avantage de gérer par l’adhésion, de respecter ses subordonnés sans tolérer pour autant la faiblesse, ni répugner à la sanction ». « Remarquable entraîneur d’hommes, excellent en défense, habile manœuvrier, il a à son actif de magnifiques opérations en 1943. » On relève cependant l’épisode de l’attaque de la Poméranie où les forces de Rokossovski, comme celles de Koniev et de Joukov d’ailleurs, se rendent coupables d’atrocités à grande échelle contre les civils allemands, ce qui conduit Rokossovski à condamner ces exactions par un ordre du 22 janvier 1945, ordre qui ne sera suivi d’aucun effet… Seul avant lui, Malinovski en Hongrie avait donné un ordre similaire et tenté de protéger les civils de la soldatesque.
Malinovski avait servi en France au sein du corps expéditionnaire russe à partir de 1916 et resta même dans l’armée française jusqu’à l’été 1919. Il rejoindra rapidement l’Armée rouge et sera envoyé comme conseiller militaire en Espagne pendant la guerre civile. À son retour, il fustigera dans un rapport « le manque d’initiative dans le commandement, le manque de flexibilité à tous les niveaux, l’absence d’exactitude dans l’accomplissement et la transmission des ordres » au sein de l’armée de la république espagnole, même si ces travers pouvaient s’appliquer également à l’Armée rouge… En août 1944, à la tête du 2e Front d’Ukraine, Malinovski sera responsable de l’une des plus écrasantes défaites allemandes, en Roumanie. En juin 1945, il est nommé à la tête du Front de Transbaïkalie, il prend rapidement Moukden et détruit l’armée japonaise du Kwantung. Pendant la guerre de Corée, il mettra en place l’aide militaire apportée au régime de Pyongyang. Il devient ministre de la Défense de 1957 à 1967 et lancera la modernisation de l’armée, augmentant notamment ses capacités balistiques et électroniques.
Dernier maréchal de la Seconde Guerre mondiale, et plus jeune que ses homologues, Sokolovski fut un brillant officier d’état-major, mais un piètre commandant de Front (en témoigne sa bataille manquée pour la Biélorussie à l’automne 1943, où il laisse dans l’affaire la moitié de ses forces…). Il sera après-guerre le père de la doctrine nucléaire soviétique et l’auteur d’un traité remarqué à l’Ouest. Rappelons que la « doctrine Sokolovski » ne laisse aux forces conventionnelles qu’un rôle d’occupation du terrain, la destruction des forces ennemies et de leurs arrières étant du ressort du feu nucléaire.
Une belle galerie de portraits qui éclaire quelques grandes figures soviétiques emblématiques de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi des chefs de guerre moins connus ou même totalement inconnus en Occident. Les sources utilisées par les deux auteurs sont russes à 95 %, qu’elles soient primaires ou secondaires. Leur volume est impressionnant et témoigne de la qualité du travail de recherche effectué qui renouvelle ainsi fortement l’historiographie de ce conflit. Un certain nombre de cartes, dont certaines sont inédites et donc fort utiles (celles concernant la guerre civile russe notamment), complètent fort opportunément l’ouvrage. ♦