On sera surpris – et peut être amusé – de constater cette incursion, dans le jardin des amiraux, d’un général ayant accompli une carrière fort honorable dans l’Armée de terre. L’auteur décrit avec précision l’évolution en matière navale de l’architecture et de la tactique, la seconde dépendant étroitement des possibilités offertes et des contraintes imposées par la première. On suit ainsi, depuis les trirèmes romaines et les embarcations vikings, la progression au cours des siècles des tonnages et des modes de propulsion des navires de guerre ainsi que l’élément majeur de l’installation du canon, entraînant lui-même des risques et des dispositions techniques particulières.
Une série de photos surprenantes montre les équipements préparés par les Allemands pour franchir la Manche à l’été 40. Les problèmes de marée, de courants et de météo sont également évoqués, sans se limiter à la petite trentaine de kilomètres qui n’est que le centre d’un théâtre plus vaste. On retiendra aussi la violence et l’horreur des batailles sur mer.
Les tentatives de franchissement, quant à elles, furent nombreuses. Certes, tout le monde connaît les déboires de l’Invincible Armada et les préparatifs du camp de Boulogne ; on se souvient aussi généralement des traversées « dans l’autre sens » des Édouard au temps de la guerre de Cent ans. Mais au long des vingt chapitres on redécouvre que, depuis Guillaume le Conquérant, chaque siècle a connu des essais presque toujours infructueux, notamment sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI dans l’illusion de la fragile alliance des Stuarts. On voit évoluer le maréchal de Saxe et le brave Tourville, indispensable autant que maltraité et on constate parfois à cette occasion « l’absence de sérieux et l’incompétence d’un Versailles plus occupé des murmures de plaisir des alcôves royales que du sort de ses marins ».
Chaque opération est décrite de façon assez détaillée, mais replacée aussi dans son contexte historique et dans son environnement politico-stratégique, comprenant les événements intéressant l’intérieur du continent (par exemple, le rôle des Papes et les rivalités dynastiques) et l’Outre-mer, ce qui donne lieu à des portraits bien campés ; Philippe II, le « sombre travailleur de l’Escorial » ; Van Ruyter, le « plus grand marin du XVIIe siècle » ; le Chevalier d’Éon, « de sexe masculin déclaré »… On appréciera aussi le style des ordres écrits en haut lieu sous l’Ancien régime, exemples de littérature fleurie… et de vacherie !
Une fois l’Espagne effacée, l’affrontement oppose essentiellement l’Angleterre et la puissance dominante sur le continent. L’attention du lecteur se concentre sur les deux épisodes majeurs qui, à 135 ans d’écart, menacèrent Albion. À Boulogne, ce qui frappe est le gigantisme des préparatifs (le nombre total des « bâtiments et embarcations » est de 2 243 !) : les élèves de Polytechnique mettent notamment la main à la pâte. Conceptions compliquées et évolutives mettant en jeu l’Atlantique et les Antilles en viendront à bout. Napoléon n’aime guère ses amiraux et le malheureux Villeneuve joue de malchance. Plus tard, Hitler semble curieusement ne pas avoir eu de plan précis exploitant sur le Pas-de-Calais le succès de la campagne de France, alors qu’il aurait pu à chaud prolonger la prise en main de Dunkerque ; les rodomontades de Goering et la timidité de Raeder font perdre les chances et donnent à l’intrépide Churchill le temps de prendre les dispositions visant à « engluer la Blitzkrieg ». Mais dans les deux cas se pose une étrange question : les deux personnages, préoccupés sur leurs arrières continentaux par des menaces et des ambitions prioritaires à leurs yeux, ont-ils eu vraiment l’intention de privilégier la solution de force et n’ont-ils pas envisagé d’autres recours vis-à-vis de l’Angleterre ? L’un comme l’autre n’ont-ils pas eu en tête une « formidable opération de désinformation » ?
Il reste en tout cas, les échecs étant restés la règle et les succès l’exception, la qualité des marins d’une nation qui juge que « son avenir est sur l’eau » (William Pitt). Même à une époque où il suffit de se rendre à la gare du Nord et d’emprunter l’Eurostar pour traverser la Manche, il « nous » a toujours manqué, selon Stendhal, un Nelson pour aller parader à Westminster.