Dans une Europe de 167 millions d’habitants, l’Empire napoléonien à son apogée englobe 44 millions de sujets et les États vassaux de la France 38 millions. Jusqu’en 1814, la moitié de l’Europe se trouve donc soumise à l’Empereur (essentiellement l’Allemagne, l’Italie, la Suisse, les Pays-Bas et la Pologne). « Durant deux décennies, la France a ainsi dominé l’Europe. Une suprématie qui s’explique par le poids de la démographie de notre pays, l’universalité de sa langue, le caractère national de ses armées, ses innovations techniques… On parle de la “Grande nation”, puis du “Grand Empire”. Rome, Bruxelles, Hambourg, Cologne, Amsterdam sont françaises en 1811 », nous rappelle Jean Tulard, le maître d’œuvre de ce gros ouvrage collectif, dont les neuf auteurs (qui incluent notamment les historiens Jacques Godechot et Jean Béranger) évoquent et analysent tous les aspects de la domination française en Europe, mais aussi la vie politique et l’économie des différentes nations européennes (au sens large, car incluant la Russie).
Sauf à Genève où la révolution éclata (en 1792) sans intervention de la France, partout ailleurs en Europe ce furent les armées révolutionnaires qui importèrent dans chaque pays les idées-forces de la Révolution française. Ainsi ce sont dans la plupart des cas les constitutions nouvelles qui « ont introduit dans toutes les républiques-sœurs les institutions de la France révolutionnaire. Toutefois, elles ont sauvegardé celles qui étaient essentielles à chaque pays : l’organisation bancaire en Hollande et à Gênes, la représentation égale de chaque canton aux assemblées législatives helvétiques, dernier vestige de fédéralisme, et enfin la religion d’État en Ligurie ». Le Code civil fut aussi un puissant levier d’influence. Le facteur économique joua également un rôle fondamental et l’Europe napoléonienne s’est trouvé soudée – pour un temps – par le blocus continental.
Le plan de l’ouvrage est classique. Après nous avoir rappelé dans un chapitre introductif ce qu’était la France de Napoléon, son organisation administrative, ses finances et son armée, une première partie évoque l’époque de la prépondérance française en Europe, alors que la seconde partie du livre nous fait assister à l’effondrement de cette domination française. Une conclusion aborde l’Europe du Congrès de Vienne qui constitue la suite logique de cet effondrement.
À noter sur le plan militaire, un chapitre consacré à la guerre d’Espagne, moment capital dans la chute de l’empire napoléonien et où la France aurait perdu près de 200 000 soldats, avec une évocation de la guérilla espagnole et des tentatives françaises de contre-guérilla. Fait nouveau, on y assiste aussi à l’apparition de la guérilla urbaine (Madrid, Saragosse, Gérone…). Le siège de Saragosse pendant l’hiver 1808-1809 est excessivement coûteux et fait 54 000 morts du côté espagnol et entre 3 000 à 10 000 morts du côté français.
Loin de l’image exclusivement négative que l’on peut avoir de ce conflit – image véhiculée par les tableaux de Goya – on oublie souvent que la présence française se voulait également civilisatrice. C’est ainsi qu’à Saragosse et à Valence, Suchet profite des destructions occasionnées par la guerre pour mettre en œuvre de grands projets d’assainissement et d’urbanisme.
Toujours sur le plan militaire, le chapitre consacré à la campagne de Russie met l’accent sur les problèmes logistiques de la Grande Armée, avec notamment un transport des vivres sous-dimensionné. Les effectifs du personnel sanitaire étaient également beaucoup trop faibles. En revanche, « la majorité des officiers russes avaient une instruction militaire insuffisante, leur valeur tactique n’égalait pas celle des officiers napoléoniens. La discipline était barbare, fondée sur les châtiments corporels et le traitement des soldats souvent brutal ». Par contre, sur le plan logistique, « malgré la corruption des services d’intendance, les troupes russes savaient mieux résoudre leurs problèmes de ravitaillement, de réparation, d’habillement, etc., que les régiments français où ces infrastructures étaient trop centralisées ».
Mentionnons finalement un chapitre tout à fait intéressant sur la renaissance militaire de la Prusse à partir de 1813, avec la formation des premiers bataillons de chasseurs formés de volontaires. En même temps commencèrent à se constituer des corps francs, dont les exploits devaient jouer un rôle considérable dans la formation de la légende attachée aux guerres de libérations de l’Allemagne.
Cet ouvrage de référence, qui n’oublie pas non plus les pays qui réussirent à rester en dehors de la mouvance française (Russie, Autriche, Europe du Nord, Grande-Bretagne), est ainsi l’occasion de revisiter utilement toute l’histoire de l’Europe entre 1808 et 1815. ♦