Outre les Turcs et les Mongols, les Iraniens (Scythes, Sarmates et Alains) sont le troisième peuple à lancer des armées de cavaliers-archers contre les populations sédentaires d’Europe ou d’Asie. À terme, toutefois, les cavaliers iraniens se sont vus rapidement absorbés par les sociétés sédentarisées. Les grands empires nomades sont donc soit turcs, soit mongols. C’est leur histoire que nous raconte ici Arnaud Blin. L’histoire des conquérants de la steppe se conjugue essentiellement à travers celle de quelques chefs emblématiques : Attila, Alp Arslan, Gengis Khan, Kubilaï Khan, Tamerlan, Toktamitch, Babur… En effet, en l’absence d’un État constitué et d’institutions pérennes, les empires des steppes ne pouvaient s’articuler qu’autour d’individus d’exception capables de fédérer ces peuples belliqueux, et constamment en guerre les uns avec les autres, autour d’un projet militaire ou politique commun. Le découpage du livre tient compte à la fois de ces grandes figures, et des peuples ou coalitions de peuples qu’ils dirigèrent.
Les hommes de la steppe sont frustes, leur technologie de guerre est basique, mais devant eux les plus grandes civilisations ont dû s’incliner. « Avec la légion romaine, dont la durée de vie fut bien inférieure, l’armée des steppes peut être considérée comme l’appareil militaire le plus performant de l’histoire, tant pour sa supériorité intrinsèque que pour sa longévité », nous explique Arnaud Blin.
Ils sont toutefois « impuissants face à la capacité d’absorption et de dilution des civilisations qu’ils s’approprient durant un court instant, mais sans jamais en devenir les maîtres ». D’où ces guerres sans fin conduite par des peuplades dont les élites « savaient combattre, mais rarement gouverner et dont les vassaux tâchaient à la première occasion de récupérer leur indépendance et leur pouvoir ». Cette incurie notoire des armées nomades pour imposer leur joug sur les peuples conquis leur impose alors des campagnes à répétition. De manière générale, les Turcs parviennent mieux que les Mongols à s’inscrire dans la durée.
L’auteur analyse magistralement dans son livre cette dynamique qui est issue de l’opposition plurimillénaire entre nomades et sédentaires, opposition qu’avait déjà abordée par ailleurs Gabriel Martinez-Gros dans ses livres consacrés à l’Empire islamique et à la pensée d’Ibn Khaldûn. L’affrontement entre nomades et sédentaires oppose en effet non seulement deux types de sociétés, mais surtout deux types d’organisation politique. Aux systèmes de gouvernance hiérarchique, qui fondent l’État, s’opposent les réseaux steppiques à géométrie variable.
« L’État s’inscrit dans la durée. Le réseau s’inscrit dans l’espace. » L’État classique est un système vertical, cloisonné socialement, délimité territorialement par des frontières. À l’opposé, la steppe est un système horizontal qui fonctionne selon un système de réseaux, souvent tribaux ou claniques. Pour Blin, ce système est plus proche de Google, de Facebook ou des groupuscules terroristes comme Al-Qaïda et Daech que d’un État. Les richesses du réseau, souvent accaparées par une minuscule élite, sont le fruit des conquêtes prédatrices, mais aussi des filières commerciales, que les conquérants de la steppe ont systématiquement encouragées et protégées. Cela explique que « la nature décentralisée des réseaux des steppes, combinée avec la promotion des réseaux commerciaux, confère aux empires nomades un caractère qui, superficiellement, les a parfois fait comparer aux démocraties libérales contemporaines, d’où la fascination que l’Empire mongol exerce depuis quelques années aux États-Unis, où certains historiens ont vu chez Gengis Khan un précurseur de l’économie de marché ou même du féminisme »…
La force des réseaux tient à la rapidité avec laquelle ils peuvent mobiliser des ressources en reliant des groupements indépendants. Le développement de tels réseaux est d’autant plus rapide dans le cas des Mongols qu’il se greffe sur un support technique nouveau : le binôme cheval des steppes/arc à double courbure. Napoléon disait qu’« une armée marche à son estomac ». L’incroyable mobilité des armées mongoles et leur capacité à subsister dans des conditions extrêmes étaient liées au déplacement d’immenses troupeaux qui servaient de réserve de nourriture, surtout lactée (un guerrier mongol pouvait boire jusqu’à 8 litres de lait de jument fermenté par jour). Jusqu’à l’avènement de l’arme à feu, ce binôme cheval des steppes/arc à double courbure s’avéra imparable.
Les empires de la steppe furent finalement anéantis par la poussée des armées russes et cosaques qui ne cessèrent de grignoter des territoires jusqu’à contrôler une grande partie de la masse asiatique à partir de la fin du XVIIIe siècle. « L’État longtemps mis à mal par les réseaux steppiques avait pris sa revanche », conclut Arnaud Blin. ♦