Il se forme très tôt en Italie, dès le XIIIe siècle, une sorte d’opinion commune admirative à propos du régime politique vénitien, avec des institutions qui résisteraient aux crises et des élites politiques qui parviendraient à durer. Modèle évident de bon gouvernement, les contemporains relevaient notamment le fait qu’elle fut l’une des seules villes libres italiennes à avoir résisté au choc des guerres d’Italie. Émergeant au Xe siècle, la république de Venise ne disparaît en effet qu’en 1797 à la suite de l’entrée des troupes françaises de Bonaparte. Cette stabilité n’en fait pas nécessairement un système politique moins « démocratique » que celui qui régit la plupart des communes italiennes. En effet, nous explique Élisabeth Crouzet-Pavan, auteur de ce magnifique volume illustré sur l’histoire de cette vieille république adriatique, « il n’est pas certain que le regimen, c’est-à-dire le groupe de ceux qui pouvaient participer à la vie politique, ait été plus large dans la Florence « populaire » que dans la Venise « aristocratique ».
Ces sociétés politiques fonctionnaient selon des mécanismes, parfois violents, d’exclusion du plus grand nombre de la sphère politique institutionnalisée. Mais elles pouvaient aussi mettre en place de manière parallèle des mécanismes de négociation, ou de compensation. Ainsi le texte du serment (promissio) prononcé par le doge, avant son entrée en fonction, limite ses prérogatives. Le dispositif de surveillance de ses pouvoirs ne cesse de se perfectionner : « À la mort de chaque doge, une commission étudie les adjonctions qui pourraient être utilement portées au serment suivant. » La procédure électorale est lourde et complexe. Ses différentes étapes font alterner tirages au sort et élection. Ce qui « montre à quel point la Commune redoute les factions, les combinaisons et les ententes ». Ce qui n’empêche pas de constater un phénomène de sacralisation du pouvoir du doge au XIIIe siècle.
La direction collégiale de l’État vénitien est constituée par la Seigneurie que formaient avec le doge les six membres du Petit Conseil et les trois chefs des Quarante. La principale assemblée de gouvernement reste toutefois le Grand Conseil qui comprend les « grandes familles » de Venise, même si en réalité vingt à trente familles se partagent les charges les plus importantes. Une certaine circulation des élites semble exister. Ainsi, durant le XIIIe siècle, 55 % des listes d’élus au Grand Conseil portent des noms nouveaux. En 1297, cette circulation, toute relative on l’a vu, se tarit et l’accès au Grand Conseil devient héréditaire. C’est la serrata (la fermeture). Cette assemblée désormais « rassemble plus qu’elle ne représente la classe politique ».
Autour de 1300, Venise est la troisième agglomération par sa taille de l’Occident médiéval, derrière Paris puis Milan qui dépassent les 100 000 habitants. Son économie repose, comme on le sait, sur le commerce international avec les principales places marchandes de Méditerranée. Le livre décrit bien à cet égard l’organisation de ce commerce, et les différents itinéraires de la flotte des galères marchandes vénitiennes. Loin de se limiter à n’être que l’un des plus grands entrepôts du négoce international de la Méditerranée, Venise devient vite, et pour longtemps, une métropole animée par un rebond industriel vivace.
Au cours du XVIe siècle, deux industries importantes se développent en effet dans la cité adriatique. La première est celle du verre, avec notamment les fabriques de Murano. Elle contribue à la renommée de la ville tant sont réputés les miroirs de Venise. Le verre de Murano a pour premier client l’Espagne (23 % des exportations) puis l’Empire ottoman (19 %). La seconde industrie vénitienne est l’imprimerie. Les premières presses fonctionnent dès 1469. Venise devient ainsi durant quelques décennies la capitale du livre. Entre 1526 et 1550, 74 % des ouvrages produits en Italie le sont à Venise.
Mais Venise est aussi une puissance militaire importante, ce qui lui permet d’ailleurs de protéger ses routes commerciales. De 1291 (date de la chute des établissements latins de Terre Sainte) jusqu’à 1381, la rivalité économique de la cité adriatique avec Gênes dégénère en affrontements armés violents. Sont en effet en jeu « la suprématie en mer Noire et le premier rang dans le port de L’Aïas en Arménie cilicienne qui, après la perte d’Acre, était devenu une place particulièrement active et un des terminus des routes commerciales avec l’Est ». Du côté occidental les Génois jouissent d’une réelle prépondérance et c’est donc du côté oriental qu’ils s’essaient à prendre le dessus sur les Vénitiens qui subissent une grande défaite navale en 1298 à Cuzzola. En 1348, la peste s’abat sur Venise et la ville perd un tiers de ses habitants (38 000 morts). Sa flotte de guerre peine alors à recruter et il faut le faire en Dalmatie et dans les colonies grecques, mais les deux républiques maritimes continuent à s’affronter avec une violence qui frappe les contemporains. Des guerres ouvertes opposent aussi Venise à Padoue (1301-1304), puis à Ferrare. Loin de se limiter à la lagune, à la fin du XVe siècle, la République est devenue en effet l’une des principales puissances territoriales italiennes. Le stato di terra (les possessions vénitiennes sur la terre ferme) s’étend de Bergame à l’Adriatique sur 30 000 kilomètres carrés.
La cité des doges joua enfin un rôle capital lors de la bataille de Lépante (7 octobre 1571). Après bien des tergiversations dans le camp chrétien, elle voit s’affronter deux flottes énormes : 208 galères chrétiennes (dont 106 vénitiennes) contre 230 galères ottomanes et 170 000 hommes répartis à peu près également des deux côtés. La puissance de feu de la Sainte Ligue est toutefois supérieure, en particulier grâce aux galéasses construites par les arsenaux vénitiens. La victoire a malgré tout coûté fort cher au camp chrétien et, à l’approche de la mauvaise saison, il est impossible de l’exploiter comme il conviendrait. Avec la mort, en mai 1572, du pape Pie V, la désunion s’installe dans le camp chrétien et bientôt la rupture de la Sainte Ligue est consommée. Venise se décide alors à une paix séparée avec le Grand Turc. « Les clauses du traité sont si dures, remarquera Voltaire, que les Turcs semblent avoir été les vrais vainqueurs de Lépante. » La république renonce à Chypre et verse une indemnité de guerre de 300 000 ducats. Cette bataille « fut au total sans grands effets, conclut Élisabeth Crouzet-Pavan, si ce n’est peut-être de montrer que les Turcs n’étaient pas invincibles ». ♦