Ils furent près de 15 000, les combattants de l’Union française dans la bataille de Diên Biên Phu, coupés de tout sauf du ciel, grâce à la modeste aviation française d’Indochine renforcée par quelques poignées de pilotes civils américains, pour faire face à un adversaire au moins cinq fois supérieur en nombre, galvanisé par la force du patriotisme et de l’idéologie combinés, aguerri par des années de lutte clandestine et puissamment renforcé par l’aide des « pays frères », chinois et russe. Le 7 mai 1954, jour où les soldats de l’Armée populaire du Vietnam (APV) submergèrent le centre de résistance du camp retranché de Diên Biên Phu, ils étaient à peine 10 000. Au terme de longues semaines de captivité, il ne devait finalement en revenir qu’un peu moins de 3 300.
Les pertes vietnamiennes furent estimées entre 20 000 et 30 000 morts, blessés et disparus, sur les 45 000 à 50 000 soldats de l’APV. Estimation française de l’époque, que le gouvernement vietnamien n’a jamais officiellement confirmée. Diên Biên Phu fut une bataille meurtrière. Pas plus que la mémoire, l’image, dont le rôle allait être si déterminant lors de la seconde guerre d’Indochine, n’a restitué la brutalité des combats. C’est en vain que l’on cherchera les pellicules tournées pendant la bataille, en particulier par Pierre Schoendoerffer : livrées à l’adversaire lors de la captivité, elles n’ont jamais été retrouvées. En considérant la valeur des troupes engagées – les meilleures, de part et d’autre – ainsi que la proportion très élevée de pertes par rapport aux effectifs initiaux, les auteurs ajoutent qu’il n’est guère de bataille, dans l’histoire militaire, où ce prix fut aussi élevé.
Est-ce réellement prouvé, mais là n’est pas la question. La cruelle vérité qui nous saute encore au visage, c’est que le bilan humain de la bataille ne fut ni anticipé ni assumé de la même manière par les deux adversaires. Seul le vainqueur, qui menait de longue date une guerre totale, avait accepté d’avance les sacrifices considérables qu’il serait nécessaire de consentir à Diên Biên Phu, en a fait le lit de sa propagande. Ne poursuivait-il pas, depuis des années, des décennies, une lutte à mort, implacable et inexorable, pour son indépendance et son unité ? Hô Chi Minh, Pham Van Dong, Vo Nguyen Giap, d’autres encore, n’avaient-ils pas déjà voué l’essentiel de leur existence à la concrétisation de cette profonde aspiration ? Ils n’auraient pas de mal à faire admettre le coût humain d’une si grande ambition nationale, fut-ce au prix de l’instauration d’un régime totalitaire.
Quant à la France, brutalement revenue de ses rêves d’empire et de gloire, elle s’interrogea, stupéfaite de s’être ainsi laissé jouer, sur un terrain pourtant choisi, par un adversaire jugé a priori d’une puissance très inférieure à la sienne. Ces douleurs, ces humiliations, les survivants de Diên Biên Phu, condamnés au silence puis à d’autres « aventures » sur d’autres continents, les ont vite refoulées, par devoir autant que par nécessité, avant de les intérioriser avec plus ou moins de succès. Ainsi occultées, elles n’en demeuraient pas moins prêtes à rejaillir à tout instant. Diên Biên Phu accéda au statut de bataille mythique, de ces grandes batailles du XXe siècle qui ont « fait l’histoire ». Tout y contribuait : son caractère exotique et lointain ; son emplacement dans une région somptueuse, terre d’élection des populations thaïes ; sa violence et son intensité inouïes ; ses figures emblématiques de combattants ; sa formidable, mais brève médiatisation ; son issue inattendue et si chèrement payée ; ses incalculables répercussions politiques et militaires, tant au Vietnam et en France que dans le reste du monde.
Les années 1990 et 2000 offrent une vision nouvelle et complémentaire, fondée sur le rôle et la perception des plus humbles, des sans-grade, c’est aussi cette vision qu’ont restituée les auteurs. L’ouverture récente de certaines archives, l’aboutissement de nouvelles recherches, leur ont permis de présenter une vision plus affinée. On a peine à imaginer aujourd’hui, alors que les empires coloniaux n’occupent plus que quelques lignes dans les manuels scolaires, la composition de ce qu’était alors une armée d’empire : pas moins de dix-sept ethnies coexistaient à Diên Biên Phu sur une dizaine de kilomètres : Vietnamiens, en plus grand nombre, mais aussi Thaïs, Méo, Laotiens, Cambodgiens, Algériens, Marocains, Guinéens, Togolais, Allemands, Autrichiens, Italiens, Suisses, Belges, Polonais, Russes… Les Français constituaient l’essentiel de l’encadrement, mais seulement 25 % environ des effectifs totaux. Or, c’est de France, secondairement d’Europe (légionnaires), et très accessoirement du Vietnam, que provient l’intégralité des témoignages recueillis. Cette lacune, sera-t-elle comblée ? On peut en douter… En revanche, leur échantillon de témoins couvre les trois armes (terre, air et marine, avec l’aéronavale) ; la totalité des grades (du 2e classe au lieutenant-colonel et des fonctions du chef de groupe de combat au chef de bataillon, en passant par le chef de section et les commandants de compagnie ou d’escadron) ; ainsi que l’étonnante multiplicité des spécialités, celles des non-combattants, particulièrement nombreux à Diên Biên Phu (transmetteurs, mécaniciens, infirmiers, médecins, chauffeurs…), comme celles des combattants (parachutistes, fantassins, pilotes, artilleurs…).
Ainsi, sans écrire une histoire « totale » de la bataille, Pierre Journoud et Hugues Tertrais décryptent plus facilement l’événement, ses représentations, et la part de mythe qui lui est encore attachée. Quant aux (sur)vivants qui ont accepté de témoigner, aucun d’entre eux ne peut être considéré comme responsable des grandes orientations politiques. Beaucoup sont partis en Indochine avec la fougue, l’idéalisme et la naïveté de leurs vingt ou trente ans. Ils croyaient servir, leur pays, comme ils l’avaient servi, sincèrement, pendant la Seconde Guerre mondiale. Si les auteurs évoquent le problème des responsabilités, c’est à travers la perception qu’en ont gardé les anciens combattants, et pour mieux éclairer le sens des événements. Ainsi voilà restitués en chair et en sang l’âme de la bataille et le destin de ces hommes et des rares femmes, qui y ont pris part. L’histoire, c’est aussi celle des combats, des tragédies, des souffrances qui maintiennent l’espoir et éclairent l’avenir. ♦