Sur la carte de l’Europe actuelle, la Hongrie n’apparaît que comme un petit pays d’un peu plus de 93 000 km² peuplé d’environ 9 800 000 habitants. Cette situation est le résultat du traité de Trianon, signé le 4 juin 1920, qui vit l’ancien royaume millénaire amputé de 70 % de son territoire. L’onde de choc provoquée par cet événement se ressent jusqu’à nos jours. L’insistance sur le passé traduit la difficulté à construire une nouvelle identité libérée des deux totalitarismes du XXe siècle que la Hongrie a connus et qu’elle peine à interroger. Telle est la trame centrale de l’ouvrage de Catherine Horel qui va au-delà des péripéties conjoncturelles ou des événements ponctuels. On le voit bien. L’intégration dans l’Union européenne n’a pas suffi à gommer ces souvenirs qui resurgissent régulièrement et expliquent en partie l’attitude du Premier ministre Viktor Orbán, qui ne cesse de défier ses partenaires européens en s’obstinant à mener une politique contraire aux valeurs qu’ils prétendent lui imposer.
D’un traumatisme réel, le pouvoir actuel en Hongrie fait un mémento permanent, en désignant l’année 2020 comme celle « de l’unité » (19/2020 ?sszetartozás éve) et en installant sur les grilles du Musée national des panneaux qui retracent non seulement l’histoire du pays, mais montrent ostensiblement les provinces détachées, du nord au sud et de l’est à l’ouest, et les minorités magyares qui les peuplent. En Hongrie, l’omniprésence de la carte de la Hongrie royale dans le paysage médiatique (le bulletin météorologique montre les territoires frontaliers peuplés de minorités hongroises), de la Sainte Couronne et des armoiries royales simplifiées détermine le cadre dans lequel s’inscrit le sentiment national d’un pays qui se complaît dans la nostalgie d’avoir été grand. Cette grandeur révolue permet non seulement d’affirmer sa place en Europe, mais aussi de délivrer un message spécifiquement centre européen : la survie de la nation malgré la disparition entière ou partielle de l’État à plusieurs reprises depuis le Moyen Âge. L’angoisse de la disparition et la victimisation, renforcées par l’apport d’analyses occidentales, font peser sur ce pays la menace de la submersion, voire de la disparition en ce qui concerne les Hongrois.
Par conséquent, l’insurrection, la révolte sont des entreprises de catharsis, l’écrasement finit par être transformé en énergie positive. C’est le cas en Hongrie lors des mouvements nationaux de 1848, mais aussi en 1956 lors de l’insurrection contre la domination soviétique. Au-delà de sa spécificité centre-européenne modelée par l’histoire, la Hongrie développe à l’envi son particularisme linguistique qui la fait se concevoir parfois comme un pont entre Europe orientale et Europe occidentale, plus fréquemment en réalité comme une île aux amarres incertaines entre Germains, Slaves et Latins, puisque les trois espaces linguistiques ont laissé d’abondantes traces dans sa langue. L’identification à la nation par la langue sans considération des origines a représenté à partir de la seconde moitié du XIXe siècle un modèle inclusif proche de celui de la France. La langue hongroise témoigne de cette adéquation entre sentiment national et appartenance territoriale : un seul mot désigne en effet tout ce qui est hongrois, magyar, alors que toutes les autres langues, à commencer par celles des pays voisins, opèrent une distinction entre les citoyens du pays (Hongrois) et ceux qui se considèrent comme appartenant à l’ethnie (Magyars). Ainsi, dans les langues slaves, narod/národcombine à la fois les notions de peuple et de nation, ce qui peut être également le cas en allemand avec Volk. Or le modèle hongrois, fondé sur la continuité d’un État centralisé, entend imposer un seul projet national, celui des Magyars. La construction de la nation au sens moderne à partir de la fin du XVIIIe siècle se heurte à ceux que formulent les groupes qui prétendent devenir des « nationalités » au sein du royaume, voire à développer des solutions irrédentes (Serbes, Roumains).
Le rappel à l’histoire à travers l’État millénaire cherche à en montrer la cohésion. Les grands moments du récit national, l’idéal nobiliaire transnational, l’étendue du territoire qui forme une masse compacte face au morcellement des pays autrichiens, l’affirmation de la langue comme expression du génie magyar sont autant de repères pour comprendre le phénomène de construction nationale. Celle-ci se veut inclusive en utilisant pour nommer la patrie le mot háza, dérivé de ház, la « maison », plus proche donc de la notion allemande de Heimat, à laquelle correspond un autre radical, hon, désignant de même le sol natal, l’origine, plus géographique qu’ethnique. Enfin le terme « pays », ország, est parfois employé de manière interchangeable bien qu’il fasse référence plus concrètement au territoire, et cela plus fréquemment à partir du XVIe siècle.
C’est ce tréfonds historique qui permet de mieux comprendre la Hongrie actuelle, sur laquelle l’auteure ne s’étend guère. Elle rappelle simplement que la transition démocratique de 1989 a eu pour conséquence l’éradication des références communistes, en partie remplacées par le retour d’anciens symboles, au premier rang desquels la couronne. C’est sous le premier gouvernement de Viktor Orbán (1998-2002) qu’elle revient en force. Le Premier ministre profite habilement du millénaire pour faire adopter une loi mémorielle au sujet de saint Étienne et de la couronne. Cette dernière est alors solennellement transférée le 1er janvier 2000 sous le dôme du Parlement. Le manteau du couronnement reste quant à lui au Musée national. Le retour au statut juridique de la couronne est parachevé le 20 décembre 2010, sous le deuxième gouvernement Orbán, par un amendement à la loi de 2004 sur la défense nationale qui fait des forces armées hongroises les gardiennes de la Sainte Couronne et des insignes du couronnement. La couronne est désormais omniprésente dans le paysage national d’un pays qui est pourtant une république. Une preuve s’il en est de ce retour de l’objet sacré de la nation peut être vue dans la redéfinition du site de la bataille de Mohács. Tel qu’il se présente de nos jours, il résulte de campagnes de fouilles organisées depuis la fin des années 1950-1960 et avant la construction du lieu de mémoire en vue de la commémoration de 1976. La conception du site est due à un collectif d’architectes, d’artistes et d’intellectuels. Elle est modifiée en 2012 dans la perspective de la commémoration de 2016 : une nouvelle orientation, caractéristique du discours mémoriel imposé par le gouvernement de Viktor Orbán, a été donnée par l’ajout en 2012 d’une énorme coupole rappelant la Sainte Couronne de Hongrie, dont le pouvoir a fait le symbole privilégié de son discours sur l’histoire.
La couronne n’a cependant pas qu’une vocation symbolique et mémorielle : placée sur la tête du souverain, elle le légitime au nom de la nation. Sa représentativité se transmet par l’image et dans les rares occasions où elle est au centre de l’action dynastique, à savoir lors des couronnements. Le dernier est celui de Charles de Habsbourg le 30 décembre 1916. Depuis lors, le Premier ministre hongrois a complété sa panoplie en dotant son personnage d’atours chrétiens. Marié et père de cinq enfants, Viktor Orbán met volontiers en avant sa découverte de la foi grâce à son épouse, catholique, bien que le mariage ait été célébré par un pasteur méthodiste et qu’il se réclame désormais du calvinisme, ce qui en Hongrie ne saurait étonner personne puisque les familles multiconfessionnelles appartiennent à la tradition. Qu’il soit en outre originaire de la province et non de l’élite budapestoise le rapproche de l’idéologie terrienne de l’entre-deux-guerres et il n’hésite pas à faire vibrer cette corde dans ses prises de parole. Sa tendance à instrumentaliser l’histoire en insistant sur la figure de saint Étienne, la Sainte Couronne, et la permanence de l’État hongrois face aux invasions (Turcs, Autrichiens, Russes, migrants) le range tantôt du côté des populistes par sa rhétorique xénophobe, tantôt du côté des souverainistes quand il défie l’Union européenne. ♦