On a beaucoup écrit sur le terrorisme depuis quelques décennies, mais on ne s’est généralement attaché qu’à l’une de ses variantes ou qu’à une période historique particulière. Le livre de l’historien militaire américain John Lynn constitue au contraire l’une des études les plus complètes jamais parues sur le sujet et en aborde véritablement toutes les facettes, ce qui fait son intérêt.
Pour Lynn, il y a très exactement six degrés de terrorisme, qu’il classe selon une échelle de capacités décroissantes : le terrorisme d’État (la Vendée en France, la Grande Terreur sous Staline) ; le « terrorisme militaire » (le bombardement des villes) ; le terrorisme des groupes sociaux (le Ku Klux Klan) ; le terrorisme des groupes criminels (narcoterrorisme) ; le terrorisme des groupes infra-étatiques ; le terrorisme radical des individus isolés (les anarchistes au XIXe siècle). Ces six degrés constitueront autant de parties de ce gros livre.
L’objectif du terrorisme consiste avant tout à atteindre un objectif politique. C’est là sa caractéristique fondamentale. Les terroristes sont en outre des acteurs rationnels. Tous les terroristes sont arrivés à la conclusion que le recours à la violence était la seule solution pour obtenir des changements essentiels.
Nous n’évoquerons ici que les aspects les plus marquants du livre. Nous commencerons par une réserve à propos des deux premières catégories définies plus haut. Si pour Lynn, le « terrorisme étatique » vise à « terroriser ses propres sujets pour les contraindre à l’obéissance », il nous semble que ses liens avec les formes de terrorisme qui nous préoccupent aujourd’hui soient quelque peu distendus et jouent sur la polysémie du terme anglais terror, lequel signifie à la fois « terreur » et « terrorisme ». L’attribution du qualificatif de terroriste aux purges staliniennes de 1937-1939 ou aux massacres de la guerre de Vendée nous semble ainsi abusive. De même pour Lynn, les campagnes de bombardement stratégique par les alliés en 1943-1945, peuvent être considérées comme du « terrorisme à grande échelle ». En effet, si elles avaient comme objectif premier de frapper les capacités de production d’équipement militaire de l’Allemagne et du Japon, elles entendaient également saper le moral des populations et la résolution de leurs gouvernements. Pour lui, les bombardements des villes « peuvent donc légitimement être qualifiés de terroristes, bien qu’ordonnées par des États qui menaient ce que nous continuons de considérer comme une guerre juste ». Le « Code Lieber », édicté en 1863 par les États-Unis en pleine guerre de sécession, fut malgré tout l’un des premiers textes à interdire expressément la mise à sac des villes et les atteintes aux civils.
L’auteur met également l’accent à juste titre sur le caractère hybride de la guerre d’Algérie et définit la « guerre hybride » comme un « conflit qui agglomère plusieurs types de guerres simultanément ». Ainsi, « le FLN a poursuivi une stratégie hybride dans une guerre hybride : intimidation des Algériens pour renforcer la solidarité et éliminer les rivaux, usure en Algérie contre les Français et évolution de son armée et de son organisation civile à l’intérieur et à l’extérieur de l’Algérie en anticipation de la victoire ».
Autre concept développé par Lynn : le « jiu-jitsu terroriste ». Il le définit comme le recours par les terroristes à la provocation pour pousser leurs adversaires à répondre de manière inconsidérée, ce qui aura pour effet de renforcer la cause défendue par les premiers. Les atrocités commises par le FLN sur les civils et les militaires français, et notamment les nombreux égorgements de victimes, participèrent de ce jiu-jitsu terroriste et furent conçues pour provoquer des représailles démesurées qui permirent de gagner la population musulmane à la cause du FLN. Lynn néglige toutefois dans le cas des égorgements pratiqués par le FLN l’existence d’un facteur culturel. Autre exemple type de cette stratégie : lors du « Bloody Sunday » (30 janvier 1972) en Irlande du Nord, l’armée britannique tire sur une manifestation pacifique et fait treize morts, avec pour résultat immédiat une montée en puissance du recrutement de l’IRA.
Les chapitres suivants du livre sont consacrés au terrorisme radical. L’auteur défend le point de vue selon lequel le terrorisme radical doit être considéré comme une forme de guerre, « une guerre à bon marché ». C’est précisément une forme de guerre psychologique. Les terroristes veulent ainsi provoquer la peur et l’indignation.
John Lynn distingue trois vagues de terrorisme radical : des révolutions de 1848 à 1920 ; de 1945 à 1980 ; de 1980 à aujourd’hui. La première vague a notamment sévi en France et en Russie à la fin du XIXe siècle. Quelques paragraphes évoquent ainsi les attentats anarchistes dans la France de la IIIe République. On est d’ailleurs surpris de constater le niveau de liberté de la presse de cette époque. Ainsi, l’une des rubriques de La Révolution Sociale, le premier journal anarchiste (1880), est sobrement intitulée « Études scientifiques ». Elle concerne la fabrication de bombes ! Une autre section du journal intitulée, non sans humour, « Produits anticapitalistes », contient également des instructions précises sur la fabrication d’explosifs. En France, on peut dater précisément le passage des attentats ciblés (visant uniquement la classe politique) aux attentats aveugles à l’année 1894.
Les lecteurs français découvrent dans ce livre une organisation inconnue du grand public européen, les Weathermen, un groupe anti impérialiste américain qui a sévi notamment au moment de la guerre du Vietnam. Décrits comme « des révolutionnaires amateurs et impatients dans une période non révolutionnaire », ils ne semblent pas avoir fait preuve d’une efficacité remarquable. « La seule raison pour laquelle ils ne se sont pas rendus coupables de meurtres de masse est leur incompétence », conclut l’auteur. L’un de leurs groupes se fait même sauter en fabriquant sa première bombe. Malgré un certain nombre d’attentats et d’incitations à la violence révolutionnaire, les Weathermen bénéficient étrangement de la mansuétude des autorités. Une de leurs leaders reçoit une simple peine de sept mois de prison avec sursis et devient rapidement professeur d’université…
À notre époque, le phénomène de la mondialisation apporte de l’eau au moulin de la théorie du choc des civilisations défendue par Huntington, comme aux islamistes qui considèrent que l’Occident est en guerre contre l’Islam. Une des thèses de cet ouvrage est ainsi que le conflit israélo-palestinien est fondamental dans l’histoire du terrorisme depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’OLP appartient à la deuxième vague de terrorisme radical. Le Hezbollah et le Hamas ont épousé quant à eux l’idéologie islamiste qui caractérise la troisième vague de terrorisme radical. Ces deux organisations ont cependant évolué, passant du statut de groupe terroriste dans les années 1980 à celui d’organisations quasi étatiques disposant d’importantes forces militaires. Ainsi au Liban en 2006, pour l’auteur, Israël n’a pas mené une campagne antiterroriste, mais une véritable guerre asymétrique.
Les Israéliens tolérèrent le Hamas à ses débuts selon le vieux principe qui consiste à diviser pour mieux régner. Il s’agissait alors de marginaliser l’OLP. La « transition politique » du Hamas ne lui a pas fait renoncer à la violence. Comme l’exprime l’une de ses membres : « La différence entre nous et le Sinn Fein, c’est que lorsque nous sommes entrés dans le processus électoral, c’était pour protéger la résistance armée. Ce n’était pas un choix entre politique et résistance, c’était pour protéger la résistance. »
Le Hezbollah s’est montré plus habile que le Hamas pour régulariser et légitimer son pouvoir. Une telle évolution est caractéristique de la troisième vague de terrorisme radical telle que définie par Lynn. Les conflits violents qui intervinrent dans le passé entre l’OLP et le Hamas témoignent de l’hostilité qui peut régner entre les groupes laïcs de la deuxième vague et les groupes islamiques de la troisième. Si le Hezbollah et le Hamas restent des organisations essentiellement régionales, Al-Qaïda et l’État islamique, bien que relevant aussi de cette troisième vague, ont adopté une « vision globale », ce terme « s’appliquant à la fois aux ennemis visés et aux sources de recrutement ».
L’EI se distingue notamment d’Al-Qaïda par son usage professionnel des médias. Les vidéos d’Al-Qaïda sont souvent de longues lectures soporifiques face à la caméra, alors que celles de l’EI sont produites avec soin et jouent en particulier sur le registre des émotions. Il en est de même pour leurs médias « papier ».
L’auteur relève l’influence des écrits de Mao sur la pensée stratégique des groupes islamistes (concept des phases progressives de la guerre révolutionnaire : guérilla, guerre mobile, guerre de position). Le modèle maoïste des paliers d’évolution de la guerre a été utilisé par l’EI lui-même pour expliquer ses succès. Les islamistes n’ont donc pas utilisé le terrorisme comme un pis-aller, mais comme une première étape d’une évolution menant à la victoire.
John Lynn considère qu’au moment où il écrit son livre, « la menace de l’islamisme radical donne des signes de faiblesse – comme le montre l’effondrement de l’État islamique – mais (qu’)elle continue d’éclipser toutes les menaces terroristes ».
Sur un plan plus général, il semble que certaines lois régissent l’action et la croissance des groupes terroristes. Ainsi, « une augmentation significative des effectifs et du soutien populaire peut pousser un groupe terroriste à l’escalade. La frustration devant le manque de progrès de la cause peut également convaincre des terroristes d’accélérer le mouvement en allant plus loin. Lorsqu’un groupe adopte la violence, il semble qu’elle ait tendance à croître au fil du temps. L’aversion à l’idée de tuer s’estompe une fois certaines limites franchies ». En Uruguay, « le virage des Tupamoros vers la violence les a fait passer du statut de nuisance à celui de menace existentielle pour les autorités, qui y ont répondu par une répression militaire brutalement efficace ».
Autres constantes relevées par l’auteur : le dualisme radical et le mépris pour le compromis qui font que les groupements terroristes ressemblent souvent à des sectes religieuses.
Des responsables politiques peuvent être tentés d’utiliser la peur du terrorisme comme un moyen d’accroître leurs prérogatives. John Lynn se livre ainsi à une analyse serrée du Patriot Act d’octobre 2001. Voté dans la foulée des attentats des tours jumelles, ce texte de 131 pages remet en cause un certain nombre de libertés fondamentales. Il faut dire que jusqu’à cette date, le droit américain, dans la grande tradition anglo-saxonne de l’Habeas corpus, était bien plus protecteur des libertés publiques que notre droit. Depuis 2001, le contre-terrorisme a donné lieu aux États-Unis à une gigantesque inflation législative et administrative. Déjà en 2010, et les choses ne se sont pas améliorées depuis, on comptabilisait 1 271 organisations gouvernementales et 1 931 compagnies privées travaillant sur des programmes liés au contre-terrorisme, à la sécurité intérieure et au renseignement dans près de 10 000 lieux différents à travers les États-Unis et 854 000 personnes détenant une habilitation « top secret ». En juin 2011, on estimait que le coût total des efforts antiterroristes depuis le 11 septembre 2001 avait atteint trois milliards de milliards de dollars. « Ces changements, analyse l’auteur, ont modifié l’équilibre des pouvoirs aux États-Unis, laissant les coudées plus franches à l’exécutif ».
Que faire finalement pour lutter contre le terrorisme ? S’interroge l’auteur au terme de son étude.
L’idée selon laquelle s’attaquer aux causes du terrorisme permettrait d’y mettre un terme est un mythe, car celui-ci s’appuie sur ses propres justifications et ses propres dynamiques. Il nous faut avant tout, nous explique-t-il, « éviter de nourrir le discours des terroristes par nos actes et par nos mots », car « les dangers du terrorisme sont réels, mais ceux d’une politique antiterroriste inconsidérée le sont tout autant ». Plus précisément, « des réponses disproportionnées à des menaces faibles peuvent renforcer les terroristes par le biais de ce “jiu jitsu” » évoqué plus haut.
Pour Lynn, « la manière la plus efficace pour empêcher les terroristes d’atteindre leurs objectifs consiste à comprendre les stratégies et les stratagèmes de ces derniers. Face au terrorisme, le savoir c’est le pouvoir ».
Cette grosse étude puissamment documentée et qui a le mérite d’aborder les différentes facettes d’un sujet d’une brûlante actualité n’a somme toute qu’un défaut, celui de traiter de chaque groupe terroriste isolément sans évoquer son instrumentalisation éventuelle par un ou plusieurs États étrangers. Or, c’est souvent là le cœur du problème, s’agissant du terrorisme d’origine moyen-orientale tout au moins.
Ce livre bénéficie d’une excellente traduction (due à Antoine Bourguilleau, auteur par ailleurs d’une excellente histoire des wargames chez le même éditeur). Une telle qualité de traduction est aujourd’hui assez rare pour devoir être signalée. ♦