Ce livre de Christian Kehrt est unique en son genre car il traite d’un aspect souvent délaissé prar les publications sur le fait aérien, en général et le fait aérien allemand, en particulier. Il s'agit du développement de l’aviation selon l’angle de l’expérience technique acquise par les aviateurs, de leur acceptation du risque et de leur dépassement individuel au service du progrès de l’aéronautique.
L’évolution de l’arme aérienne, de ses tactiques et de son emploi restent aujourd’hui encore, comme ce fut le cas au début de son histoire et probablement plus que pour les autres armes, intimement liée à celui de la technique ou de la technologie.
Jusque-là, le fait aérien allemand n’était abordé généralement que sous l’angle des exploits des as allemands (Adolf Galland : Les premiers et les derniers), de l’histoire de la Luftwaffe (Horst Boog : Die Deutsche Luftwaffenführung 1935-1945) ou sur son corpus doctrinal et conceptuel (James S. Corum, Richard R. Muller : The Luftwaffe's Way of War. German Air Force Doctrine). La maxime d’Otto Lilienthal : « Kenntnisse in der Fliegerpraxis lassen sich nur sammeln, wenn man im wirklichen Flug sich befindet », (« Les connaissances dans le domaine de la science de l’air ne peuvent être accumulées que dans la pratique effective du vol ») est à l’origine de cette étude.
Ce livre de près de 500 pages est une thèse découpée en deux grandes parties chronologiques. La première, organisée autour de cinq chapitres, traite de la période 1908 à 1918 et montre l’évolution du statut et du rôle de l’avion et de son pilote puis de l’interaction entre ce dernier vis-à-vis de sa monture par le développement de la technique. La parenthèse de 1918 à 1933 dans l’étude de Kehrt s’explique en raison des restrictions du Traité de Versailles et de leurs effets sur le développement aéronautique de l’Allemagne. Hormis le vol à voile et les quelques activités militaires pratiquées en toute illégalité en Union soviétique suite au traité de Rapallo, cette période représente une page blanche en ce qui concerne le sujet de cet ouvrage. Néanmoins, l’entretien de la flamme aéronautique sera déterminant pour le renouveau de l’aéronautique allemande et est incontestablement à mettre au crédit de la république de Weimar.
La deuxième partie traite en six chapitres de la période de 1933 à 1945. L’auteur présente d’abord les relations entre la technique toujours présente et déterminante dans le développement des avions comme un phénomène qui s’inscrit dans la continuité de la période précédente. Il introduit pourtant des notions nouvelles qui sont la résultante des facteurs politiques et sociaux de l’époque. Il s’agit de l’enthousiasme de la jeunesse pour le fait aérien, en général et de son utilisation à des fins idéologiques, en particulier. Le facteur humain déjà moteur dans le développement du fait technique devient finalement un moteur de son utilisation à des fins politiques. L’avion moderne devient un symbole de puissance. Cette deuxième partie montre une évolution progressive des relations entre la technique et l’humain. En effet, les performances des machines permettent désormais d’atteindre les limites physiques et physiologiques de l’homme. Une autre évolution est la conséquence de l’introduction de dispositifs techniques qui, certes, lui facilitent la tâche et améliorent sa capacité à réaliser sa mission, mais à l’inverse, le font également évoluer dans la relation directe qu’il entretient avec son avion en transformant progressivement le rôle du pilote. Désormais, il devient un gestionnaire de système d’arme.
La thèse de Kehrt peut être abordée selon plusieurs angles. Le premier réside dans les évolutions de cette aventure humaine et technique à l’origine des mutations considérables de l’aviation pendant les deux guerres mondiales et du fait des enseignements qui en ont été tirés. L’auteur souligne en particulier une évolution de la durée et du contenu de la formation des pilotes, moins axée sur l’acrobatie comme au début de l’aviation mais plus sur une catégorie de vols techniques et scientifiques. Ensuite, cette aventure au-delà de la guerre et de la technicité inhérente au fait aérien et de l’image stéréotypée, presque chevaleresque, du héros développée lors de la Première Guerre mondiale, reste avant tout une aventure humaine. Cette dernière s’inscrit toutefois dans une dimension où la primauté du combat sera ce qui guidera l’inclinaison des officiers dans leur rapport à la technique. Le but n’est pas tant de rechercher la performance technique dans un esprit de compétition que d’assurer un niveau de fiabilité certain en vue du combat.
Un autre aspect que développe l’auteur sont les interactions constantes entre les pilotes et la technique. Ces derniers ne sont pas seulement passifs face au développement de leurs avions mais, dans le cadre d’un processus de retour d’expérience, sont de véritables acteurs de l’amélioration des performances et de l’habitabilité des aéronefs. Néanmoins, et cela constitue une nouveauté par rapport à la Première Guerre mondiale, d’autres experts dans les domaines de la psychologie, de l’ingénierie et de la médecine concourent également à ce développement. Enfin, l’auteur note que la technique devient un vecteur d’harmonisation des processus et des comportements dans le domaine aéronautique. Cela s’explique effectivement, d’une part, par le développement et la production d’avions en grand nombre et, d’autre part, l’allongement et la complexification des formations et des systèmes d’armes.
Ce livre, issu de la thèse de Christian Kehrt qui travaille actuellement à l’université Helmut Schmidt à Hambourg, a été récompensé par le Nachwuchspreis de l’association Georg-Agricola, le prix Herbert-Schuman de la Société allemande d’aviation et de l’espace ainsi que par le prix Werner-Hahlweg d’histoire militaire.