
Si, aujourd’hui, la féminisation des armées semble définitivement acquise, il n’en a pas été de même dans les années 70, alors que l’émancipation de la femme dominait les débats sociétaux dans la foulée du printemps de 1968.
Les armées n’ont pas échappé à ce mouvement, même si celui-ci ne s’est pas fait sans mal, tant le métier des armes a longtemps été l’apanage quasi exclusif de l’homme, qu’il soit chevalier, officier ou soldat et malgré la figure emblématique de Jeanne d’Arc, ou plus folklorique, de la Madelon. De fait, c’est la Seconde Guerre mondiale qui marque l’arrivée des femmes dans les armées. Ce fut le temps des héroïnes et des martyres, qu’elles aient appartenu aux mouvements de Résistance ou aux unités militaires des FFL et de l’armée d’Afrique. Les Rochambelles ont accompagné la 2e DB du général Leclerc, tandis que les Marinettes ont servi les états-majors de la Marine et que les Merlinettes assuraient avec une efficacité reconnue le service des transmissions d’infrastructure et nombreuses sont celles qui, comme le lieutenant des transmissions Élizabeth Torlet, ont payé de leur vie après avoir été capturées par l’ennemi. L’élan patriotique, même s’il s’est réduit à l’issue de la guerre, n’a pas faibli et, malgré la démobilisation, des jeunes femmes voulurent continuer à servir et s’engagèrent notamment pour partir en Indochine. Les photos en noir et blanc de Geneviève de Galard à Dien Bien Phu et de Valérie André avec son hélicoptère, sont restées gravées dans la mémoire collective. En métropole, ce fut le temps des pionnières avec des centres de formation à Margival puis à Dieppe, permettant à des jeunes femmes de se former à des métiers administratifs ou à vocation sanitaire et sociale au profit des armées. Effectifs réduits, visibilité limitée, statut flou et reconnaissance inexistante. Les armées ont alors d’autres priorités que l’intégration de la femme. Le nucléaire en est une…
Les années 70 marquent un début de grand et profond changement. Le vent de mai 68 est passé par là. La femme revendique une place nouvelle et veut accéder à tous les métiers, y compris militaires. Le paradoxe est que les jeunes femmes qui vont alors s’engager ne se revendiquent pas comme féministes et révolutionnaires. Elles veulent juste servir la France et ses armées comme leurs grandes anciennes, héroïnes de la guerre.
Catherine Bertrand appartient à cette génération. Ni héroïne, ni pionnière, elle a défriché et bâti, subissant les préjugés et ouvrant les portes à ses cadettes qui, elles, ont bénéficié de leurs efforts souvent ingrats et qui aujourd’hui, peuvent pleinement s’épanouir au sein des armées et du ministère de la Défense. 27 années de carrière, avec de l’enthousiasme, mais aussi beaucoup de déceptions et d’amertume face à la méfiance de la gent masculine peu habituée et disposée à accepter de travailler avec des femmes militaires.
L’auteur nous livre, au-delà de sa propre histoire, un témoignage sur ce quart de siècle au service de la France, une période qui a vu les armées se transformer de fond en comble. Entrée en service en pleine guerre froide, avec des budgets importants, une montée en puissance de la dissuasion nucléaire, voulue par le général de Gaulle, des forces dirigées contre la menace soviétique mais fonctionnant en temps de paix et une main-d’œuvre militaire abondante avec le service militaire, Catherine Bertrand a traversé ces bouleversements stratégiques et quitté le service actif avec une armée engagée en opérations extérieures et désormais entièrement professionnalisée au prix d’une réduction majeure de son format et de la transformation profonde de sa culture propre.
Autre aspect passionnant, c’est la vocation tournée vers l’océan de la Bretonne Catherine Bertrand. Passion de la mer, passion de la marine, mais, hélas, pas de service à bord. Les mentalités n’avaient pas encore suffisamment évolué pour permettre des embarquements de longue durée pour les femmes marins. Aujourd’hui, la question ne se pose plus et les coursives des bâtiments de La Royale sont désormais habituées à cette mixité.
Le parcours de l’officier féminin Bertrand illustre bien ce parcours de la combattante qu’elle a été, pour réussir à s’imposer dans un milieu résolument masculin parfois hostile, au mieux indifférent à l’idée que la femme pouvait être un militaire à part entière. Notre officier a su s’adapter à de nouveaux métiers et à de nouvelles missions souvent ingrates comme l’action sociale ou la sélection des personnels. Elle a su aussi profiter des occasions qu’offrait la communication des armées, alors en plein essor. De fait, Catherine Bertrand a été également journaliste, professeur, écrivain dans ses différentes affectations mais toujours officier.
L’épisode de l’École interarmées du personnel féminin installée à Caen-Carpiquet où l’auteur a servi, a été central dans la normalisation de la féminisation des armées. Sa fermeture en 1982 a alors signifié que les jeunes femmes officiers seraient désormais formées avec leurs camarades masculins comme à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr à partir de 1983. Cela ne s’est pas fait alors sans douleur tant la misogynie imprégnait de nombreux cadres et élèves masculins hostiles à l’idée de voir des femmes recevoir le Casoar. Aujourd’hui, la normalisation est telle que certaines écoles militaires ont plus d’élèves officiers féminins que masculins comme l’École de santé de Lyon-Bron.
Ce récit riche et émouvant, au-delà des anecdotes, vient combler un vide. Entre les héroïnes que l’Histoire a retenues et les professionnelles d’aujourd’hui, il y a eu ces « défricheuses » qui ont su ouvrir des portes, surmonter l’hostilité de leurs homologues masculins habitués à travailler entre eux, entre « hommes », et poser les fondations d’une féminisation désormais mature. Leur Histoire est souvent passée inaperçue, à tort. L’officier féminin de la marine Catherine Bertrand, à travers ses mémoires, fait honneur à cette génération et mérite la reconnaissance de ceux et celles qui peuvent désormais pleinement accéder à toutes les responsabilités et tous les postes au sein des armées. Malgré toutes les difficultés, Catherine Bertrand a su rester fidèle à sa vocation de « servir ».