La simple lecture du CV d’André Yché a de quoi impressionner : Sciences-Po, École de l’Air, École de Guerre, stages aux États-Unis, contrôleur général des armées, directeur adjoint du cabinet du ministre de la Défense Alain Richard en 1997, PDG de la Société Nationale Immobilière…
C’est dire si l’auteur est particulièrement compétent et qualifié pour proposer sa vision prospective pour la défense française alors que le nouveau président de la République, François Hollande, a la lourde tâche de poursuivre l’adaptation de nos armées aux enjeux de demain mais dans un contexte budgétaire particulièrement difficile. Il faudra donc être innovant.
L’essai est très court, à peine 130 pages, mais d’une forte densité – au risque d’une lecture ardue –. S’appuyant sur une connaissance intime non seulement de la politique de défense contemporaine à laquelle il a directement contribué en cabinet ministériel mais aussi sur une lecture historique de notre outil militaire, l’auteur insiste à juste titre sur certaines dimensions et caractéristiques intemporelles de la politique de défense de la France.
Tout d’abord, celle-ci qui s’inscrit dans le temps long de l’histoire est profondément constitutive de notre identité nationale. Oublier que la France s’est construite sur les champs de bataille serait occulter un pan entier de cette édification historique. La dimension terrienne, terrestre, territoriale, accentuée par une société principalement rurale et paysanne, a ainsi modelé au cours des siècles notre mentalité militaire, au risque de nombreuses erreurs stratégiques payées tragiquement comme en 1870 ou encore au printemps 1940. La défense du « pré-carré » a été structurante, voire obsessionnelle y compris jusqu’à l’effondrement de notre dernier ennemi territorial, l’URSS, à partir de 1989. Cette réalité a conditionné la stratégie nationale quasi-exclusivement centrée sur la défense de nos frontières, en pratiquant par ailleurs et depuis le Moyen Âge, la recherche d’alliances de contournement pour faire face à l’ennemi héréditaire qui, paradoxalement, a beaucoup évolué au cours des siècles : anglais, espagnol, autrichien, prussien, allemand, russe. Ce qui fait dire à l’auteur que l’aventure coloniale conduite de façon trop aléatoire et sa contrepartie finale, les conflits de la décolonisation, n’auraient pas fondamentalement permis à notre pays d’avoir une vision globale de sa place dans le Monde, a contrario du Royaume-Uni, puissance impériale par sa capacité à projeter sa puissance au-delà des mers.
Or, à l’heure de la mondialisation et de l’économie globalisée, les intérêts nationaux sont désormais bien au-delà de nos frontières, en s’inscrivant d’ores et déjà dans une dimension quasi systématiquement européenne. Il convient donc de mieux les prendre en compte avec une vision nouvelle. La France dispose heureusement d’atouts majeurs, non seulement militaires mais aussi par une véritable capacité d’influence, dont la francophonie, trop souvent négligée. André Yché propose de mettre sur pied un vrai « soft power » français, fondé sur une approche géopolitique élargie et pouvant également valoriser la mixité de la société française ouverte vers le Sud et lui conférant une véritable expertise sur le Proche et Moyen-Orient. Le « melting pot » français doit être transformé en atout et non en une difficulté sociétale clivante.
S’agissant de l’outil militaire, il faut l’adapter et passer de la traditionnelle projection de forces à une projection de puissance où l’empreinte terrestre serait réduite. Plutôt Harmattan et son mode opératoire que l’Afghanistan où notre présence a débuté il y a plus de dix ans. Encore faut-il que l’objectif politique recherché soit bien identifié et conduit jusqu’à son terme dès le déclenchement afin d’éviter l’enlisement.
Cette évolution vers le « soft power » implique donc de modifier les structures et le fonctionnement de nos armées en les dissociant de la contrainte territoriale longtemps si prégnante. On peut cependant s’interroger sur le réalisme de certaines propositions. Ainsi vouloir regrouper l’Armée de terre sur une douzaine de sites – à l’américaine –, reste peu réaliste, ne serait-ce qu’au regard de la condition du personnel. Il ne faut pas oublier que les aspirations de la société militaire ont profondément évolué : travail du conjoint, accès à la propriété, études des enfants… Le temps des camps garnisons est, lui aussi, révolu. À ce sujet, l’auteur souligne à juste titre la nécessité de donner du temps à l’institution pour « digérer » et stabiliser les évolutions engagées et faire évoluer les mentalités. La mise en œuvre des réformes lancées en 2008 avec la création des Bases de Défense est suffisamment complexe pour exiger une certaine stabilité organisationnelle dans les années à venir. Vœu pieux ?
Et en analysant notre histoire militaire, il faut bien admettre que les délais nécessaires pour engager et réussir pleinement une réforme structurelle se comptent plutôt en décennies qu’en semestres. C’est même parfois une question de génération. Ainsi, tous les officiers généraux en service actuellement ont entamé leur carrière avec un ennemi désigné, le Pacte de Varsovie et des armées basées sur la conscription. Ces échelles de temps ne sont pas non plus aberrantes si on les met en parallèle avec les programmes d’armement qui s’étalent désormais sur environ un demi-siècle, des études initiales, en passant par le développement, l’emploi opérationnel puis le démantèlement. Aux États-Unis, il n’est plus rare de voir ainsi des familles d’équipements militaires durer jusqu’à 70 ans, avec toutes les conséquences que l’on devine en termes de doctrine, de formation et d’emploi.
Cependant, il ne faudrait pas subir ce diktat du temps long pour éviter de s’engager fermement dans de nouvelles orientations stratégiques destinées à conforter la place et le rôle de la France dans le monde, en s’appuyant donc sur ses atouts, dont l’espace francophone. Dès lors, la dimension européenne s’impose par évidence à l’auteur. L’Europe est un relais de puissance incontournable et indispensable. Il conviendra de renforcer le pôle européen de l’Otan en liaison étroite avec nos principaux partenaires. Et pour André Yché, si l’Allemagne est notre partenaire économique principal, c’est désormais vers le Royaume-Uni que notre pays devrait se tourner sur le plan militaire. L’auteur en appelle donc à un renforcement décisif de la coopération de défense avec Londres telle qu’elle est définie dans le Traité de Lancaster House signé à l’automne 2010. Il faut cependant reconnaître qu’entre l’enthousiasme du projet initial et la réalité concrète, la contrainte – au moins budgétaire – est venue brouiller les pistes. Ainsi, le choix définitif de l’avion embarqué F 35 B interdira toute interopérabilité entre les deux futurs porte-avions britanniques en cours de construction et notre porte-avions, alors que le Traité proposait la mise en œuvre d’un groupe aéronaval commun. Au mieux, il y aura complémentarité mais pas « commonalité ». Par ailleurs, la tentation atlantiste reste une constante récurrente pour Londres, en dépit de quelques avancées timides vers une Europe de la défense plus crédible.
À l’heure où un nouveau gouvernement va conduire une nouvelle politique de défense, le livre d’André Yché, sur un mode didactique très élaboré, apporte une contribution utile et pertinente. La défense française devra poursuivre son processus d’adaptation aux nouvelles exigences stratégiques, par de nouvelles capacités de « projection de puissance » et en s’inscrivant dans une dynamique européenne renouvelée. Les défis à relever seront très nombreux et la crise économique et financière actuelle ne facilitera pas les choix à venir. Il ne faudra pas non plus oublier le risque d’une fatigue bien réelle des personnels militaires et civils face à un processus permanent de réformes parfois trop exigeantes et trop rapides, compte-tenu des moyens accordés. La défense ne s’improvise pas et le temps reste la contrainte majeure pour ne pas préparer l’armée de la défaite.