Le dernier ouvrage, de Claude Allègre rédigé au cours de l’été 2011, est tombé à propos pour éclairer la campagne présidentielle française. Nul ne doute que l’année 2012 paraît vitale pour l’Europe. On verra si le mouvement d’unification européenne, lancé à La Haye en 1947, a acquis suffisamment de force, de cohésion et de solidarité, pour continuer à progresser, comme il l’a fait auparavant, en sachant surmonter ses crises ou si, ayant atteint ses « limites naturelles », il s’arrêtera en chemin, s’effritera, pour laisser la place à autre chose qu’une progression d’ensemble, coordonnée et solidaire.
Claude Allègre se fait le porte-parole, ou plutôt la caisse de résonance, des Européens qui ne croient plus aux vertus que l’Europe était censée prodiguer. Gangrenée par le chômage, – un sixième de la population active –, fragilisée par son assemblage hétéroclite de pays, attaquée de plein fouet par les crises financières, à la croissance anémiée, l’Europe censée nous protéger des défis de la mondialisation, est devenue un « machin » mal-aimé, le symbole d’une construction technocratique, antidémocratique et antisociale, au bord de la faillite. « Ses structures, ses temps de réaction, ses références même semblent inadaptés au monde moderne ».
Puisque le maintien du statu quo n’est jamais envisageable, trois options s’offrent à nous.
En sortir, option qu’il écarte car, comme pour tant d’autres responsables, l’ancien ministre de l’Éducation nationale, c’est la France qui a le plus intérêt au maintien de l’Europe, pétition de principe qu’il aurait fallu démontrer, ne serait-ce que pour en illustrer les vertus pédagogiques. Deuxième option, la réformer, c’est ce que nous ne cessons de faire depuis toujours. Ou encore, option qu’il choisit, la refondre. Avant de se livrer à cette entreprise de reconstruction, il se livre à une attaque en règle contre la Commission de Bruxelles, ses gros bataillons de fonctionnaires – 34 000 –, sa tentation de tout réglementer de manière tatillonne, complexe, paralysante, tout en étant l’apôtre du pur libéralisme, n’ayant que pour but de retirer leurs compétences aux États pour construire un grand marché sans contrainte intérieure et extérieure et donc une Europe supranationale et ultralibérale. Claude Allègre critique également la stratégie d’élargissement qui a été conduite à « marche forcée ». Il en vient à l’essentiel en estimant que le plus grave pour l’Europe est d’avoir été guidé presque uniquement par l’économie et la finance, jetant ainsi un pavé dans le jardin de Jacques Delors, qui avait affirmé : « Ils ne veulent pas l’intégration par la politique, ils l’auront par l’économie ». À ses yeux les économistes sont devenus des gourous, des sortes de mages infaillibles ; en tout cas, ils se sont arrogé peu à peu le monopole du savoir, sinon de la vérité. Poursuivant, il déplore que le progrès, l’innovation, la création, la culture ne soient plus des objectifs européens. C’est ici que se situe certainement le nœud des problèmes de l’avenir. Les rares exemples de réussite, le CERN, l’ESA se sont développées en dehors du cadre « bruxellois », en adoptant le mode multinational et en s’appuyant sur le principe du juste retour. Autre sujet qui lui tient à cœur : celui de l’Europe des universités, qui n’a pas connu l’envol qu’elle aurait dû avoir ; en raison des particularités, des égoïsmes nationaux, des mandarinats, des chasses gardées et du sentiment bien ancré chez chacun des États que son système est le meilleur. Est-ce un hasard si les MBA les plus efficaces en Europe se situent en France avec HEC, l’Insead, l’Essec ? Pourrait-on imaginer une X, une École centrale à l’échelle européenne, capable de rivaliser avec le MIT, Harvard, Princeton ?
Ces constats faits, Claude Allègre, en vient aux propositions, dont l’exposé couvre le tiers de son ouvrage. Son idée de base est simple. Il convient de tenir compte de l’hétérogénéité de l’Europe en matière sociale, politique et scientifique pour tourner le dos à l’uniformité bruxelloise et faire vivre la diversité qui est la texture et la force de l’Europe.
La solution est une Europe à géométrie variable qui devrait reposer sur trois éléments. Un Euroland, renforcé et sécurisé. Ceci nécessite que l’on règle au fond les questions grecque, portugaise, irlandaise et espagnole. Un tandem franco-allemand fortifié, socle de l’unification européenne. Un noyau dur organisé qui soit le cœur de l’UE et qui ait ses spécificités. Remarquons au passage que cette idée du noyau dur avait été formulée dès 1994 dans le plan Schaüble-Lammers et qu’elle fut écartée par Paris presque d’un revers de la main. Quant à l’Europe à géométrie variable, en cercles concentriques, en poupées russes, que n’a-t-on disserté à son sujet depuis près de vingt ans ! Passons sur ses propositions portant sur l’euro, qui tiennent pour l’essentiel en un changement des statuts de la BCE qui, outre d’être gardienne de la stabilité de prix, devrait se voir confier la tâche d’assurer la croissance et l’emploi. Sa dernière proposition paraît la plus originale mais la plus difficile à mettre en œuvre. Elle vise la création d’une véritable Fédération au sein de l’actuelle Union. Cette idée, déjà avancée par le duo Valéry Giscard d’Estaing – Helmut Schmidt, nécessiterait que le noyau dur soit piloté par une structure différente et indépendante de la Commission de Bruxelles, condition sine qua non de sa réussite. Qu’il ait une grande autonomie en matière commerciale et pour ce qui concerne les règles de concurrence tant internes qu’externes. Qu’enfin, mais cela va de soi, qu’il repose sur les nations. Que deviendrait l’UE dans cette optique ? C’est là la difficulté essentielle. Elle se bornerait à gérer la PAC, les fonds structurels, les transports et la justice. Tout le reste passerait à la Fédération ! Inutile de gloser sur les difficultés d’une telle entreprise qui supposerait de sortir plusieurs pays de l’euro, de procéder au choix des élus dignes de figurer au sein de l’olympe fédératif. Quant aux puissantes DG de Bruxelles, elles seraient démembrées, restructurées, redistribuées. Peut-on le faire, pour employer une métaphore bien utilisée, quand la maison brûle ? Je ne citerai qu’un exemple de la complexité des problèmes soulevés. Claude Allègre ne consacre que quatre pages à la politique étrangère commune de l’Europe pour juger, en gros, qu’elle relève de l’utopie. Il jette ainsi par-dessus bord un acquis remontant au rapport de Munich de 1971 rédigé par le vicomte Davignon, alors directeur politique belge, dont il loue le dynamisme.
Mais peut-on encore changer, s’écrit-il au terme de son plaidoyer ? « Le seul espoir réside dans le refus croissant du peuple allemand de payer les erreurs » de ses voisins. L’hebdomadaire Le Point avait imaginé la carte d’une Europe suisse alémanique qui regrouperait l’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas, l’Autriche, la Flandre, l’Alsace, la Lombardie et le pays tchèque : l’Europe rhénane. Claude Allègre n’a pas cette Europe-là en tête mais la plus grande qui pourrait incorporer dans son marché commun et non son espace économique, la Turquie, la Biélorussie, l’Ukraine et pourquoi pas un jour la Russie ?