« On aime la Chine ou on la prend en aversion, puis on fait en sorte de justifier ses choix ». C’est par cet adage formulé au XXe siècle par le grand écrivain chinois Lin Yutang (1895-1976) que commence l’ouvrage du général Éric de La Maisonneuve au titre camusien CHINE, l’Envers et l’endroit. Nul ne peut contester qu’à l’heure où « la Chine vient de démontrer que la prétention occidentale à la suprématie et l’universalisme n’était pas ou plus justifiée », celle-ci est loin de laisser indifférent, pour ne pas dire qu’elle alimente fantasmes et scenarii apocalyptiques…
Si la couverture du livre laisse apparaître un dragon rouge sur fond jaune qui pourrait suggérer que l’auteur alimente la théorie du « péril jaune » qu’encourrait la planète, c’est en réalité à un tout autre dessein que nous invite le directeur de la revue Agir. Spectateur engagé, dans l’acception aronienne de la formule, il met à profit son vif intérêt pour la Chine qu’ont entretenu de multiples séjours dans l’Empire du milieu pour nous faire partager ce constat : « notre humanité du XXIe siècle se trouve face à un défi nouveau : celui de faire cohabiter deux parmi les civilisations majeures de l’histoire, la chinoise et l’occidentale ». Pour ce faire, l’homme occidental a un rôle à jouer car comme Éric de La Maisonneuve le martèle dans sa conclusion : « si les Chinois sont à la recherche d’une nouvelle voie qui permette de concilier la mondialisation et la spécificité chinoise, nous devons y contribuer. (…) Le monde entier, les pays occidentaux entre autres, ont aussi tout intérêt à ce que la Chine puisse trouver la voie de son développement futur. (…) Raison de plus pour offrir nos services, notre soutien et notre solidarité humaine à ce pays indispensable qu’est la Chine. »
La Chine inquiète à plus d’un titre. Au premier rang desquels une population pléthorique, avec les quelque 1,341 milliard d’individus comptabilisés lors du dernier recensement de 2010, soit près de 20 % de l’humanité, qui font d’elle la première puissance démographique mondiale. Forte de ses 22000 kilomètres de frontières et de sa superficie d’environ 10 millions de kilomètres carrés, elle est le troisième État au monde en termes de territoire. Enfin et surtout, son insolente réussite économique au cours des trente dernières années qui l’ont propulsée au deuxième rang des économies mondiales (position qu’elle a atteinte en juillet 2010 avec un PIB trimestriel de 1386 milliards de dollars).
Dans une première partie consacrée aux fantasmes et réalités de la puissance chinoise, dont il met en exergue le caractère ô combien atypique, Éric de La Maisonneuve s’inscrit en faux contre tous les théoriciens d’une volonté expansionniste universaliste de la Chine : « Pourquoi d’ailleurs aspirerait-elle à dominer le monde, puisque dans la conception des Chinois, la Chine demeure, malgré les aléas, ce « pays du milieu » - Zhongguo en chinois – qui est à leurs yeux depuis toujours le « centre du monde » ? » interroge-t-il. Certes, ses succès économiques, à l’instar de son accession triomphale à l’OMC en décembre 2001, lui ont permis de neutraliser sa périphérie et « la pacification à la chinoise tend à remplacer la pax americana ». Mais il y aurait un « hiatus entre le poids économique et l’influence diplomatique de la Chine qui n’est pas durable car elle ne peut continuer d’exercer son rôle isolément dans un monde dont elle a le plus grand besoin et dont elle est désormais un acteur essentiel (…) La Chine va donc devoir donner quelques coups de canif dans les grands principes de sa politique étrangère, inflexions qui seront sans doute au premier rang des préoccupations du XVIIIe Congrès du Parti communiste en octobre 2012 ».
Si le système de défense chinois est en voie de modernisation (avec une armée de 2,3 millions d’hommes dont 1,7 pour l’Armée de Terre, un budget d’une centaine de milliards de dollars avoisinant les 2% du PIB (mais dont le calcul n’est pas conforme à la norme OTAN D2 qui fait autorité en la matière), un programme spatial ambitieux, une marine troisième du monde par le tonnage avec 846 000 tonnes, 557 bâtiments de combat dont 75 sous-marins…), « aujourd’hui, la Chine ne dispose pas des outils adaptés et dimensionnés pour s’engager dans un rapport de forces ouvert avec les puissances dominantes ».
Les passages que le directeur de la revue Agir consacre à la stratégie chinoise sont les plus stimulants de l’ouvrage. Il y dresse le constat suivant : « la Chine est, depuis la nuit des temps – qu’on peut fixer à la dynastie des Zhou au Xè siècle avant notre ère –, un pays stratégique. Par opposition aux pays politiques qui sont mus par des idéaux, la Chine a toujours privilégié deux objectifs pratiques : d’une part, la réalisation de son unité nationale, ethnique et culturelle, et d’autre part, le fameux mandat du ciel qui contraint les dirigeants, sous peine d’être rejetés, à satisfaire les besoins primaires du peuple, à savoir le yi shi zhu xing (se vêtir, manger, se loger, se déplacer) ». La stratégie chinoise aurait ceci de déroutant qu’elle est fondée sur l’idée de wu wei, concept que l’on traduit mal dans nos schèmes de pensée occidentaux par le « non-agir ». « Tout l’enjeu, et c’est celui de la stratégie chinoise, sera de se faire accepter dans le concert des nations, sans trop irriter ni effaroucher, mais en se faisant toutefois respecter au rang qui est le sien de puissance mondiale, mais de puissance pacifique. Ce qui pour les Occidentaux est une contradiction intenable car la puissance agit nécessairement en montrant ou en utilisant la force, et qui pour les Chinois va de soi puisque la puissance est un fait et n’a besoin ni de preuves ni d’actions pour s’imposer à tous ». La singularité de la posture stratégique chinoise puiserait ses racines idéologiques dans les doctrines millénaristes professées par Maître Kong (Confucius) et Lao Tseu. Elle pourrait se résumer de la sorte : « le vide recèle plus de force que le plein, et dans certaines circonstances la non-action est plus efficace que l’action » (Zhang Lunian et Daniel Haber, Chine-Occident, le grand malentendu du XXIe siècle, L’Harmattan, 2010).
La deuxième partie de l’ouvrage vise à mettre en lumière l’émergence problématique de la Chine : « se sachant éléphant, la Chine devrait être plus attentive au magasin de porcelaine dans lequel elle s’est introduite et qui, à l’évidence, ne la contient plus » prévient alors Éric de La Maisonneuve. Revenant sur la désarçonnante réussite économique dont la Chine fait preuve, l’auteur se fait alors en quelque sorte le thuriféraire de Deng Xiaoping, le successeur de Mao qui fut l’instigateur de la politique de réforme et d’ouverture adoptée fin 1978 par le troisième plénum du XIè Congrès du PCC. C’est en effet au « petit timonier » qu’incomberait la paternité de la conversion économique fructueuse du pays : « c’est toute l’intelligence stratégique de Deng Xiaoping d’avoir compris le « sens de l’histoire » en amarrant le bâtiment chinois à la puissante flottille mondiale (…) Deng avait décidé d’être pragmatique et, sans rien changer au régime politique, d’emprunter au capitalisme les éléments qui permettront de construire le socialisme à la chinoise ».
La facture écologique pour une économie devenue aux dires de l’Agence internationale de l’énergie en 2009 le premier consommateur mondial d’énergie avec 2252 milliards de tonnes d’équivalent pétrole est particulièrement salée. D’autant plus que le charbon fournit encore 70 % de l’énergie. Plus grave à court terme, la croissance chinoise produit des inégalités criantes sur le plan social et soumet le pays au spectre de la corruption… Avec des réserves en devise qui atteignent le montant astronomique de 3200 milliards de dollars (dont plus de 1600 milliards de dollars de bons du trésor américains et quelque 600 milliards d’euros de dettes européennes), la Chine exaspère des pays occidentaux en proie à une vigoureuse crise. « Pourtant, les Chinois sont persuadés que leur « intrusion » est une chance historique pour le monde en général et pour l’Occident en particulier dont ils ont relayé la croissance déficiente. La Chine apporte, à leurs yeux, une nouvelle vision à un monde vieux, le Consensus de Pékin valant bien la loi d’airain de celui de Washington. »
Dans sa troisième et dernière partie, l’ouvrage aborde les questionnements sociologiques, politiques et culturels qui sont posés à la Chine d’aujourd’hui. Alors que le modèle qui régissait depuis l’Antiquité la société chinoise était celui de la famille, celui-ci est battu en brèche par les mutations des dernières décennies : loi sur le planning familial de 1980 qui introduit la politique de l’enfant unique et qui est appliquée avec la plus grande fermeté à partir de 1982, exode rural, passage du collectivisme à l’individualisme. Sans parler de la décadence morale engendrée par un culte de l’argent qui a tendance à se substituer à toutes les autres valeurs. Ce qui amène l’auteur à postuler que l’antienne lancée par Deng Xiaoping – « Enrichissez-vous » - a « été prise au pied de la lettre et « l’argent » est devenu, plus que tous les symboles habituels – dragon, bol de riz en fer etc. – l’objet de la vénération générale, l’alpha et l’omega de la société chinoise. »
Pour conclure, Éric de La Maisonneuve, après être revenu sur les fondamentaux culturels et religieux de la Chine, s’efforce de dresser un panorama de la vie politique chinoise. Il va sans dire que celui-ci se résume à une typologie des diverses mouvances qui composent le Parti communiste chinois tentaculaire aux quelque 82 millions de membres (« Personne n’envisage une décentralisation une démocratisation qui mettraient en cause le statut du parti unique et son pouvoir central mais tout le monde y pense »).
Alors qu’un profond renouvellement des instances dirigeantes chinoises aura lieu lors du XVIIIè congrès du PCC au mois d’octobre, la lecture de cet ouvrage permettra à chacun d’actualiser ses connaissances de la Chine grâce à un travail de documentation qu’il convient de saluer. Il aidera les plus pessimistes à relativiser la menace d’un soi-disant péril jaune, même si, comme le confie le général de La Maisonneuve sans ambages : « notre analyse nous autorise, en fait et seulement, à entrer, avec les Chinois, dans l’inconnu ».