Sylvain Gouguenheim est un médiéviste renommé. On se souvient de la méchante polémique suscitée par son excellent Aristote au Mont-Saint-Michel (voir RDN n°715). Le sujet qu’il aborde ici est moins scabreux, bataille livrée en Prusse en 1410 entre l’Ordre teutonique et les forces réunies de Pologne et de Lituanie. L’événement n’est pourtant oublié ni en Allemagne ni en Pologne et le souvenir qu’on en garde n’est pas le même ici et là.
Les sources sont rares et contradictoires selon le camp auquel les rapporteurs se rattachent. Il fallait, pour en tirer un juste parti, la compétence d’un érudit. Mais Gouguenheim voit son affaire de haut et son livre émoustillera tous ceux que la guerre passionne.
Celle-ci, « Grande Guerre », est d’un autre temps. L’Ordre teutonique nous dépayse, ordre guerrier et religieux, missionnaire en Europe de l’Est, expansionniste allemand, commerçant aussi sur les rivages de la Baltique. Un Grand Maître le dirige, Ulrich de Jungingen lors du drame, soutenu par quelque 700 chevaliers et une centaine de prêtres. Au Sud voici ses ennemis, moyenâgeux tout autant : deux États sans doute, mais mal établis. Jagellon, mécréant récemment converti, règne sur la Pologne et aussi, par l’intermédiaire de son cousin Witold, sur le Grand Duché de Lituanie où les païens restent majoritaires.
L’origine du conflit, statut de la Samogitie et accès de la Pologne à la mer, nous retiendra moins que la guerre qui s’en suivit et la bataille qui la conclut. Allons au plus simple, les armées en présence et leurs façons de faire. Les effectifs sont modestes, du moins à nos yeux qui en ont tant vu : moins de 10 000 combattants pour l’Ordre, auxquels s’ajoutent les « hôtes », chevaliers venus d’ailleurs combattre avec eux ; en face, 20 000. Aux réguliers qui font allégeance au prince prêtent main-forte des mercenaires qu’il faut solder, à l’inverse des premiers. Cette dualité se concrétise dans l’armement. Les chevaliers portent armure, lance et épée, armes nobles qui leur conviennent. Les fantassins, issus de la populace, servent arcs et arbalètes, « armes du diable ». L’arbalète, si souvent évoquée de nos jours par les tenants de l’arme nucléaire, est la tricherie suprême et ses carreaux terrorisent l’adversaire, sifflant en vol à la façon des Stukas de 1940. Les formations de combat organisent tant bien que mal cet ensemble disparate. La « lance » est l’entourage immédiat du chevalier, la « bannière », gens du même ban, groupe quelques dizaines de lances, la « bataille » serait comme nos corps d’armée. Sommaire, cette organisation est difficile à manier. Étendards, gonfanons, bannières aussi, permettent de s’y retrouver. Jagellon pourtant, au matin de la bataille, ordonna à ses troupes d’accrocher à leur ceinture des fétus de paille. Ainsi espérait-il prévenir les méprises, dans une mêlée furieuse et si étroite que le corps à corps est à entendre au sens propre.
Tout cela n’est que techniques au service de la guerre. Comment donc voit-on celle-ci ? Fort mal : elle fait horreur. Pour combattre gaiement, il faut une juste cause, et Dieu en est juge. Dans les rangs des deux adversaires, et d’autant pour l’un qu’on le soupçonne de paganisme, se comptent des évêques. Celui de Samland, qui est aux Teutons, croise sur sa bannière une crosse et une épée, comme le font aujourd’hui, à notre indignation et chahada pour crosse, les Saoudiens d’Arabie. Dieu régnant sur les combats, les combattants, pour gagner ses faveurs, font assaut de vertu dans la présentation de leur cause. Dans cette compétition les païens, lituaniens par exemple, n’ont aucune chance, Dieu ne saurait être avec eux. Mais entre chrétiens, horrible perspective ici réalisée dans la lutte des Teutoniques et des Polonais, il importe de se concilier le juge suprême. Le 13 juillet, veille du choc attendu, « Jagellon entendit la messe et fit communier toute son armée ». Le verdict de la bataille sera jugement de Dieu. Comme le jus ad bellum, le jus in bello se réfère à la charité. Les excès sont imputés à crime. On dénonce ceux de l’ennemi, on minimise les siens. Jagellon, vainqueur, arrêtera la poursuite des fuyards. Vertu chrétienne va de pair avec l’honneur militaire, dont les nobles sont les gardiens : le Très Haut ne laisse pas impunis vantardise et orgueil.
Foin de ce moralisme, la conclusion de l’auteur est toute de realpolitik. L’Ordre fut vaincu à Tannenberg. Depuis lors, les États se partagent le monde. Islam mis à part, ajouterai-je, qui en est encore à l’âge teutonique.