David Petraeus : un chef, un destin
Rompant avec onze années de revers en Afghanistan, le général David Petraeus, depuis son bureau directorial de la CIA, inflige aujourd’hui, à grands coups de drones, des pertes considérables aux taliban. Il profite ainsi du travail minutieux de préparation de l’un de ses prédécesseurs, le général Michael Vincent-Hayden, mais témoigne aussi, une fois encore, de cette alliance de poigne et de jugement qui le font redouter de tous ses adversaires. Pour la première fois, les insurgés voient leur encadrement décimé par des frappes si précises qu’on peut se demander si l’armée américaine, faute de mieux, ne détient pas là le moyen d’imposer un repli honorable… Mais le général demeure bien seul à la pointe du combat, dominé qu’il est par un système politique qui semble privilégier de plus en plus les solutions « molles » ayant la faveur électorale : en l’occurrence un retrait programmé et proclamé à réaliser quoiqu’il arrive. Dans ce contexte, l’actuel directeur de la CIA saura-t-il instiller son sens de l’ouverture, de la réflexion et de la remise en cause permanente à une administration, voire une société, quelque peu privées de ces qualités ? C’est la question essentielle que l’on se pose à la lecture de l’ouvrage visionnaire de Régis Le Sommier : « David Petraeus, un beau jour dans la vallée du Tigre ».
Le récit débute par une évocation haletante de l’opération héliportée menée par les fameux Seals, les commandos marines, pour s’emparer de Ben Laden dans la profondeur du territoire pakistanais. Rien ne se passe comme prévu, depuis le crash sur l’objectif d’un des deux Black Hawks de l’expédition jusqu’aux cages d’escalier bloquées de la villa de Ben Laden. Mais les Seals s’adaptent à tout, font preuve de sang-froid et surtout d’un esprit d’initiative qui n’a guère caractérisé jusqu’ici le corps expéditionnaire en Afghanistan. Tout dans leur action témoigne d’une volonté et d’un élan inhabituels, voici encore quelques mois, dans les unités américaines. Où trouver l’origine de cette évolution sinon dans le commandement hors norme de Petraeus, l’énergie et la confiance qu’il insuffle à ses subordonnés ?
La maturation d’un chef
Curieusement, avec dix ans de décalage par rapport aux officiers français, c’est exactement le même contexte de désastres lointains, de refuge dans la « guerre conventionnelle » et, néanmoins, de curiosité cachée pour la «guerre révolutionnaire », que l’on retrouve dans les préoccupations du jeune David. À propos de West Point, qu’il devra souffrir de 1970 à 1974, il aura des prises de position qui ressemblent à celles des responsables de la réforme de saint-Cyr dans les années 1980 : « Petraeus reconnaît aujourd’hui qu’une partie du programme n’a en fait aucun intérêt pour les cadets plus tard dans l’existence, que le langage brutal utilisé et certaines activités « infantilisantes » sont contre-productives sur le champ de bataille. Des années plus tard, alors enseignant à West Point, il poussera pour réformer le système, abandonner le bizutage extrême et la part la plus bornée de l’éducation militaire[1] ».
Les affres de la défaite du Vietnam valent celles de la guerre d’Algérie. Quand David, à sa sortie d’école, choisit l’infanterie tout est à reconstruire dans une armée américaine que Régis Le Sommier décrit comme « à genoux[2] ». Face au désastre, l’idée se fait jour, mais trop lentement, qu’« on ne peut gagner une guerre que si on comprend son ennemi. Il faudra des décennies pour que l’armée relève la tête, au prix d’un changement complet de mentalité [3]», auquel Petraeus ne sera pas étranger.
Dès 1976, en obtenant le brevet français de parachutiste qu’il portera jusqu’à son départ de l’armée pour la CIA en 2011, il découvre le contexte du mythe qui a bercé nombre de cadres de notre armée : depuis Bigeard et son immense prestige jusqu’aux « Centurions » de Jean Lartéguy, depuis la bataille d’Alger jusqu’aux réflexions de Trinquier ou de Galula sur la contre-guérilla. La présence à ses côtés d’une épouse qui parle couramment français et a soutenu une thèse sur François Mauriac n’est pas étrangère à cette orientation spectaculaire qui, pendant la guerre d’Irak, le fera correspondre avec le général Bigeard dont il se veut le disciple et dont le portrait figure au-dessus de son bureau.
Un autre Français semble hanter celui qui est devenu docteur en science politique et théoricien des nouvelles méthodes anti-insurrectionnelles de l’armée américaine. Désigné en 2006 à fort Leavenworth pour présider à la création d’un nouveau manuel de contre-guérilla, il exhume de la bibliothèque d’Harvard deux manuscrits rédigés en anglais au début des années soixante par le lieutenant-colonel d’infanterie coloniale David Galula qui mourra inconnu en 1967. Il s’inspirera largement de l’œuvre de ce dernier qu’il qualifiera même de « Clausewitz de la contre-insurrection », dans son introduction de Contre-insurrection : théorie et pratique, traduction de l’œuvre maîtresse de Galula [4]. Petraeus, le plus français des officiers américains, sera aussi influencé par « La guerre moderne » du colonel Trinquier.
Le général s’étant illustré lors de l’offensive sur Bagdad au printemps 2003, c’est à un chef complet, à la fois homme d’action et penseur, que le Président Bush remet, le 5 janvier 2007, le commandement de la coalition militaire en Irak.
Chef de guerre
Grâce au programme d’embedment qui permet à quiconque en fait la demande de passer du temps en opération, Régis Le Sommier fait la connaissance de Petraeus à Bagdad en juin 2007. Dans un article de Paris Match paru alors, il le qualifie de « général de la dernière chance ». C’est le début d’une véritable amitié qui vaudra au journaliste, en cinq ans, sept rencontres avec Dave, véritables jalons de l’analyse poussée d’un chef de guerre par un journaliste qui l’apprécie ma non troppo…
Petraeus, en 2007, a gagné en popularité, sa compétence est reconnue et il commence à disposer de partisans indéfectibles. Grâce à l’obstination du « chef », un nouveau type d’officiers est apparu : on les appelle les coinistas, de Coin, contre-insurrection. Ils respectent l’adversaire et recherchent le contact avec la population. Les Musulmans sunnites sont mieux utilisés contre les Chiites. Dans ce contexte, Petraeus dispose d’atouts. Il ne reste que vingt mois aux commandes, mais cela lui suffit pour que la situation d’« épouvantable [5]» devienne acceptable et permette aux Américains de sortir la tête haute du conflit. Mission accomplie !
Mais pendant tout le temps de la mésaventure irakienne, et probablement à cause d’elle, un autre bourbier s’ouvre sous les pas de l’armée américaine. Lutter sur deux fronts témoigne d’une mauvaise stratégie même pour l’hyperpuissance : le piège afghan s’est refermé sur les Américains trop occupés par ailleurs. Si l’Irak fut la guerre de Bush, l’Afghanistan sera celle d’Obama.
Chef de guerre et homme politique
Cela tient du roman ! David Petraeus qui, depuis 2008, « pantoufle » ou presque au CENTCOM, le commandement central supervisant les opérations en Irak et en Afghanistan, doit, le 23 juin 2010, à la demande expresse du président Obama, relever sine die à Kaboul son subordonné et ami le général McChrystal injuste victime d’une provocation de journalistes. Les conseillers du président ne sont pas mécontents d’éloigner ainsi un général populaire, réputé républicain, qui pourrait être un rival sur le chemin de la réélection en 2012…
Malheureusement, Petraeus n’aura pas le temps de devenir le Lyautey de l’Afghanistan qu’il avait la capacité d’être : il ne restera qu’un peu plus d’un an à Kaboul, happé par la CIA dont Obama lui offre la direction. Notre général a su en effet, en quelques mois, capter la confiance du Président par sa discipline à toute épreuve et l’affirmation réitérée de son efficacité : the King David [6] a réussi non seulement à adapter la contre-guérilla au théâtre afghan mais surtout à redonner, par son exemple, un nouvel élan à la Fias/ISAF. La superbe opération des Seals et l’anéantissement de Ben Laden, le 2 mai 2011, restaurent le prestige de la force coalisée et profitent à son chef, même si ce dernier ne fut qu’un témoin aux premières loges d’un événement orchestré par la CIA. En septembre, Petraeus semble quitter l’Afghanistan au meilleur moment : alors que les Taliban sont mis à mal par les drones et que le surge porte ses fruits dans l’Helmand, Dave prend à son compte une institution qui a redoré son blason.
Cette nomination à la tête de la CIA n’est-elle qu’une voie de garage sous sévère contrôle et faible marge de manœuvre pour un personnage qui demeure un candidat potentiel des Républicains aux élections présidentielles de 2016 ? Le général Petraeus marche-t-il sur les brisées de George Bush père qui, lui aussi fut directeur de la CIA avant d’accéder à la présidence ? Le Sommier se garde bien de poser la question mais il fournit des éléments pour y répondre. Petraeus n’inquiète pas comme un Mc Arthur, son passage à la CIA le blindera plus qu’un général Powels…
Mais l’ennemi de David sera peut-être sa santé : il a beaucoup « tiré sur la ficelle » au cours d’une existence mouvementée : blessure grave par tir ami au cours d’une manœuvre, fracture du bassin sanctionnant un parachute en torche et surtout cancer de la prostate, au demeurant bien soigné en 2009.
L’ouvrage de Le Sommier est, en définitive, aussi passionnant qu’accessible, avec une touche d’amitié qui le rend agréable et, parfois, la surprise de problèmes compliqués traités avec clarté comme, par exemple, le chiisme magistralement expliqué par une simple note en bas de page [7]. On regrettera seulement que la vie privée du général soit si peu abordée : une femme et 2 enfants, cela joue aussi un rôle dans la vie d’un militaire. De surcroît, un homme d’un tel tempérament doit bien avoir quelques romans dans sa giberne ! Ce sera, peut-être, l’occasion d’une biographie complétée : en avant, Régis !
Note de l’auteur : cette recension a été terminée le 8 novembre, deux jours avant la démission de David Petraeus.
[1] « David Petraeus, un beau jour dans la vallée du Tigre », p. 35.
[2] Op.cit. p. 35
[3] Op.cit p.36.
[4] Ed. Economica, 2008.
[5] Qualificatif utilisé par Petraeus, lui-même lors de la séance devant le Congrès confirmant sa nomination.
[6] Surnom à rapprocher de celui de « Roi Jean » donné en Indochine au général Jean de Lattre de Tassigny qui, lui aussi, était parvenu à redonner fierté et allant à un corps expéditionnaire désemparé.
[7] Cf.p. 103.