Cet article s'appuie sur des apports récents des neurosciences pour dresser un bref état des lieux des différences homme-femme en termes développemental, hormonal et sociétal. Les données actuelles suggèrent qu'il est nécessaire de penser le fonctionnement cérébral en termes de traits masculins, féminins ou intermédiaires plutôt que de s'attacher aux différences entre homme et femme.
Neurosciences et différences homme-femme : application aux environnements professionnels
Force est de constater que le sexe [masculin ou féminin] d’un individu affecte le développement et le fonctionnement de son cerveau et que le fonctionnement cérébral féminin et masculin a des implications comportementales. Les neurosciences poursuivent l’objectif de parvenir à une compréhension simple du fonctionnement du cerveau dans ses divers niveaux d’organisation. Elles permettent d’explorer les différences développementales, anatomiques et fonctionnelles entre hommes et femmes et l’influence des facteurs environnementaux sur celles-ci. De ce fait, nous pouvons mieux appréhender les mécanismes de désadaptations aux environnements opérationnels pour en déterminer les spécificités homme-femme et mettre en place des contre-mesures adaptées.
À quoi servent les Neurosciences pour la défense ?
Les Neurosciences regroupent toutes les sciences impliquées dans l’étude anatomique et fonctionnelle du système nerveux (SN). Elles poursuivent l’objectif de parvenir à une compréhension unifiée de son fonctionnement à tous ses niveaux d’organisation, chez le sujet vivant, sain. Elles se décomposent en deux champs d’études ciblant soit les éléments du SN (cellules, membranes, molécules), sans référence explicite au comportement de l’organe, soit le comportement pour en comprendre les mécanismes. Elles intègrent deux approches : une démarche ascendante qui ambitionne d’élucider à travers des modèles (computationnels, biologiques, probabilistes) la manière dont s’agencent les réseaux et processus cérébraux ; et une démarche descendante qui s’intéresse aux manifestations observables du fonctionnement cérébral pour comprendre les organisations, les comportements et les pratiques de l’homme en tant qu’individu, et dans ses rapports aux groupes et aux technologies qu’il met en œuvre. L’une et l’autre de ces démarches, qui se recoupent, font appel de manière transversale, à des disciplines scientifiques des domaines de la physiologie, de la médecine, de la chimie, de la physique, de l’informatique, des sciences sociales et des sciences de l’ingénieur. Enfin, l’étude du SN doit prendre en compte le fait qu’il évolue et se remodèle dans le temps et sous la pression de l’environnement. Cette plasticité questionne les connaissances des processus liés à « l’acquis » dans la genèse et l’établissement des fonctions cérébrales.
L’apport des Neurosciences pour les besoins de la défense s’inscrit principalement dans trois catégories : les neurosciences biomédicales ciblent la prise en charge des blessés et victimes militaires ; les neurosciences comportementales et cognitives couvrent les questions de « charge sensorielle et cognitive » et des moyens de les résoudre, soit à travers des systèmes, soit grâce à des substances actives (e.g. caféine à libération prolongée et maintien de la vigilance) ; les Neurosciences contribuent enfin à l’amélioration des stratégies de sélection, d’apprentissage et d’entraînement des militaires en fonction des postes qu’ils sont amenés à occuper au cours de leur carrière afin d’organiser de manière optimale la préparation des opérations et leur gestion. La réflexion éthique est indispensable à chacune de ces catégories et participe aux recommandations qui émergent de l’apport des neurosciences.
Nous nous inscrivons dans le cadre général des neurosciences pour proposer un bref état des lieux des différences homme-femme en termes développementales et de vulnérabilité individuelle aux environnements opérationnels.
Genre et développement du SN : quelles conséquences ?
À la naissance, le volume du cerveau masculin est supérieur d’environ 10 % au cerveau féminin. En rapportant cette différence aux poids et taille du corps des bébés garçon-fille, la différence entre les sexes s’estompe de 1 à 4 % mais reste significative. Depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte, plusieurs études par IRM ont montré des variations de la structure interne du cerveau selon le sexe : les filles ont en moyenne un peu plus de matière grise (concentration des corps cellulaires des neurones) et les garçons un peu plus de matière blanche (fibres nerveuses issues des corps cellulaires des neurones qui permettent la communication entre les régions cérébrales). À ce jour, aucune étude n’a attribué à ces différences de sexe des spécificités d’aptitudes et de comportements : capacité à faire plusieurs choses à la fois, orientation dans l’espace, aptitude au langage, etc. Ces différences ne seraient en effet qu’apparentes. Quand on compare des cerveaux d’hommes et de femmes de même volume (15-20 % de la population des jeunes enfants), on ne voit plus de différences dans les volumes cérébraux : plus un cerveau est gros, plus le rapport entre matière blanche et matière grise augmente. Ce développement accru des fibres blanches, quand le volume cérébral augmente, permettrait d’assurer une meilleure efficacité de la propagation de l’influx nerveux dans les régions distantes du cerveau. En l’état actuel des connaissances, le développement cérébral postnatal montre que les différentiations observées entre les sexes concernent : à la naissance une taille moyenne du cerveau, ainsi qu’une activité motrice, légèrement plus importante chez les garçons ; et à partir de six mois une expression verbale, plus marquée chez les filles, et des préférences distinctes pour les jouets entre les deux sexes. Ces différences sont à considérer au regard des influences familiales et sociales pendant ces mêmes périodes, influences qui contribuent au câblage des réseaux de neurones du jeune cerveau alors en pleine croissance (Vidal, 2015).
Des spécificités hormonales sont fréquemment évoquées pour expliquer les différences garçon-fille. Deux (neuro)-hormones, impliquées dans le modelage des comportements sexués, ont particulièrement été étudiées. (i) L’ocytocine est largement considérée, depuis les expériences des années 1990 sur l’animal (voir notamment les recherches de Larry Young), comme le support hormonal de l’attachement du couple, la communication sociale, la coopération, la gestion du stress, ou encore la confiance en soi, etc. Elle est classiquement associée aux comportements féminins doux, empathiques et maternels. Force est de constater qu’il n’existe actuellement aucune base scientifique solide soutenant cette proposition en raison de méconnaissance des mécanismes d’action précis dans le SN de l’ocytocine. D’une part, il n’est pas possible de mesurer la concentration d’ocytocine dans le SN, et les récepteurs cérébraux à l’ocytocine sont encore mal localisés chez l’homme, ce qui rend toute hypothèse mécanistique aléatoire. D’autre part, les effets de l’ocytocine en intracérébral, contrairement aux expériences chez les animaux, sont difficiles à étudier. L’ocytocine, ne passant pas la barrière hémato-encéphalique, elle ne peut donc être injectée par voie sanguine. Les tentatives d’administration par accès direct (spray nasal) sont à l’essai. (ii) La testostérone est usuellement impliquée dans des caractéristiques psychosociales masculines : compétition, virilité, impulsivité, etc. Si la testostérone a bien des effets sur le volume et la force musculaire, son action sur le SN et les comportements est loin d’être clairement comprise. À ce jour, aucune relation statistiquement significative n’a été établie entre le désir sexuel et la testostérone sanguine dans la population générale d’hommes adultes en bonne santé (Finkelstein et al, 2013). Si dans des conditions pathologiques de castration, il existe bien une perte d’érection, tout désir comme toute activité sexuelle ne disparaissent pas pour autant. L’activité sexuelle émerge bien davantage d’une activité mentale qui varie selon la vie psychique et les événements de la vie que d’un simple réflexe déclenché par la testostérone. L’étude des relations entre testostérone sanguine et agressivité/violence ou prise de risque apportent des données similaires : la testostérone sanguine n’apparaît pas associée à des comportements agressifs ou à risque chez l’adolescent, ni chez des hommes auteurs d’actes de délinquance. Pour ces derniers, les facteurs explicatifs retrouvés sont des facteurs sociaux (niveau d’éducation, milieu socio-économique). Une étude comparant l’impact de l’injection sanguine de testostérone à celle d’un placebo chez l’homme ne retrouve pas d’augmentation des comportements agressifs. Actuellement, les données ne permettent pas de prédire un comportement par la concentration en testostérone mais pointent le rôle majeur des conditions de l’environnement et de l’état psychique sur les variations de testostérone sanguine.
Genre et réponse au stress en environnements opérationnels : quelles conséquences adaptatives ?
Les mécanismes d’adaptation au stress sont complexes. Ils sont générés pour l’essentiel par le cerveau et peuvent être abordés selon un point de vue neurochimique ou anatomofonctionnel. Le premier permet de disposer de cibles moléculaires et le second de comprendre la manière dont le stress se génère et perpétue dans le cerveau.
Lors d’une réaction de stress, les études isolent un réseau de stress et un réseau de mémorisation des conditions dans lesquelles le stress est déclenché. Ces réseaux sont directement imbriqués avec un circuit émotionnel comprenant l’amygdale et l’hippocampe (encore appelé système limbique). Ce circuit émotionnel reçoit des informations des zones de détection sensorielle (et corporelle), et dialogue avec des zones plus intégratives (cortex cingulaire et cortex préfrontal, CPF). Certaines études témoignent d’une différence de genre dans l’activation des réseaux du stress, de la mémorisation contextuelle et des émotions. On observe chez les femmes des activations majeures du système émotionnel, de certaines zones de détection sensorielle et du cortex cingulaire, et chez les hommes des modifications d’activation impliquant le CPF avec une activation augmentée dans le CPF droit et réduite dans le CPF gauche (Wang et al., 2007).
Des interprétations éthologiques sont proposées en termes de réponse de type « combat-ou-fuite » chez les hommes et « approche-soins » chez les femmes. Au-delà, l’activation cérébrale féminine observée en réponse au stress favoriserait l’émergence de ruminations, facteur reconnu de risque de dépression. Cette psychopathologie est régulièrement observée comme plus fréquente chez les femmes et attribuée à des facteurs de risque se rattachant au réseau social proche (relations amoureuses et conjugales, éducation des enfants et rôle parental). Cependant, des données épidémiologiques récentes observent une vulnérabilité à la dépression plus grande chez les hommes. Les hommes sont davantage susceptibles de connaître des épisodes dépressifs en cas de difficulté au travail, de divorce et de séparation, et risquent davantage une dépression quand les facteurs de stress s’ajoutent les uns aux autres pendant une longue période. Ainsi, si les causes psychosociales de la dépression sont, en partie, liées au genre, les disparités épidémiologiques s’enracineraient dans des conditions d’inégalités socio-professionnelles différentes entre hommes et femmes.
Figure I. (A-D) Le réseau cérébral émotionnel et ses relations avec les réseaux du stress. Certaines régions sont traditionnellement considérées comme « émotionnelles », comme l’amygdale (en rose) et le striatum ventral (en vert foncé) et le pôle temporal (en rouge). D’autres domaines ont été, jusqu’à récemment, considérés comme « cognitifs », tels que le cortex préfrontal (CPF avec le CPF orbito-frontal en bleu et violet), l’insula (en jaune), et le cortex cingulaire antérieur (CCA ; en orange et or). Ce réseau affectif communique avec l’hypothalamus (en vert clair) et les centres de contrôle neurovégétatifs du mésencéphale et du tronc cérébral (en turquoise et marron). Figure modifiée d’après Barrett et Bar (2009).
Au-delà de ces disparités homme-femme d’adaptation aux stresseurs, d’autres différences comportementales et neurofonctionnelles ont été décrites. Les femmes obtiennent de meilleures performances sensorielles, attentionnelles, mnésiques visuelles (visages) et de cognition sociale, les hommes montrent de meilleurs résultats dans la perception de l’espace, le repérage tridimensionnel et la vitesse d’exécution sensorimotrice. Des différences cérébrales sous-tendent les observations comportementales ; les fortes connexions sont observées chez l’homme au sein d’un même hémisphère cérébral alors que chez la femme entre les deux hémisphères. Chez l’homme, cette connectivité peut rendre compte d’une grande vitesse de traitement des informations et de réalisation de tâches liant la perception à l’action et chez la femme d’une facilité d’intégration du raisonnement et de l’intuition, produisant une meilleure intelligence émotionnelle et un meilleur niveau de langage.
D’un point de vue opérationnel, se pose la question de l’impact de ces différences homme-femme en termes de capacités d’adaptation. Les environnements opérationnels imposent des contraintes sensorielles, cognitives et émotionnelles spécifiques, susceptibles d’affecter différemment les hommes et les femmes. Indépendamment de tout stress psychique ou physique, la pauvreté sensorielle des missions/séjours de longue durée en environnements isolés & confinés (ICE, ex. : sous-marin), extrêmes & inhabituels (EUE, ex. : bases antarctiques/subantarctiques, ou bases de campagnes lors d’OpEx) est reconnue comme favorisant per se l’émergence d’une souffrance dépressive (Palinkas et Browner, 1995). Il est essentiel de mieux décrire ces contraintes sensorielles du point de vue des hommes et des femmes, pour mieux appréhender les risques de dépression. Cette question est d’autant plus importante qu’un militaire est plus à risque de déclencher une pathologie traumatique après une confrontation traumatique s’il est en souffrance dépressive.
Récemment, une équipe de chercheur a retenu trois caractéristiques cérébrales anatomiques où la différence entre les sexes était la plus forte (Joel et Fausto-Sterling, 2016). Ils ont ensuite déterminé trois catégories : masculin, féminin ou intermédiaire, à partir de ces caractéristiques. En s’attachant à évaluer combien de cerveaux peuvent être classés dans une seule catégorie, ils observent que 6 % seulement des cerveaux étudiés correspondaient à une seule catégorie et qu’un tiers environ des cerveaux comprenaient autant de caractéristiques mâles que femelles. Ces données suggèrent que la question de la vulnérabilité dépressive à l’environnement opérationnel se pose en termes de traits masculins, féminins ou intermédiaires plutôt que de différences homme-femme.
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Le sexe [masculin ou féminin] d’un individu affecte le cerveau mais la manière dont il le fait dépend d’autres facteurs. Force est de constater que les connaissances actuelles ne permettent pas un inventaire opérant des différences homme-femme. Un travail important de recherche reste à mener sur les interactions mutuelles entre le développement cérébral, les processus de réponse aux stresseurs et la vulnérabilité aux facteurs environnementaux pour les hommes comme pour les femmes. Ce travail est indispensable pour penser et permettre la mise en œuvre d’une prévention efficace de l’adaptation aux situations opérationnelles.
Éléments de bibliographie
Barrett Lisa F. et Bar Moshe, « See It with Feeling: Affective Predictions during Object Perception », Philosophical Transactions of the Royal Society B, Biological Sciences, vol. 364, n° 1521, juin 2009, p. 1325-1334.
Finkelstein Joel S., Lee Hang, Burnett-Bowie Sherri-Ann, Pallais J. Carl, Yu Elaine W., Borges Lawrence F., Jones Brent F., Barry Christopher V., Wulczyn Kendra E., Thomas Bijoy J. et Leder Benjamin Z., « Gonadal Steroids and Body Composition, Strength, and Sexual Function in Men », The New England Journal of Medicine, vol. 12, n° 369, septembre 2013, p. 1011-1022.
Joel Daphna et Fausto-Sterling Anne, « Beyond Sex Differences: New Approaches for Thinking about Variation in Brain Structure and Function », Philosophical Transactions of the Royal Society B, Biological Sciences, vol. 371, n° 1688, février 2016.
Palinkas Lawrence A. et Browner Deirdre, « Effects of Prolonged Isolation in Extreme Environments on Stress, Coping, and Depression », Journal of Applied Social Psychology, vol. 25, n° 7, avril 1995, p. 557-576.
Vidal Cathertine, Nos cerveaux, tous pareils tous différents, Belin, 2015, 78 pages.
Wang Jiongjiong, Korczykowski Marc, Rao Hengyi, Fan Yong, Pluta John, Gur Ruben. C, McEwen Bruce S. et Detre John A., « Gender Difference in Neural Response to Psychological Stress », Social Cognitive and Affective Neuroscience, vol. 2, n° 3, septembre 2007, p. 227-239.
Young Larry, travaux de recherches
(www.yerkes.emory.edu/research/divisions/behavioral_neuroscience/young_larry.html).