Le fantassin Lucien Poirier était un cavalier seul
D’autres que lui surent s’assurer les appuis politiques nécessaires pour occuper des fonctions prestigieuses ou recevoir des honneurs tôt rendus. Le jansénisme qui caractérisait le général Lucien Poirier ne le lui permettait pas. Promu général in extremis, tard décoré, honoré d’une salle portant son nom à l’École de guerre qu’il aurait dû, pour le moins, diriger, il fut salué par quelques-uns sachant reconnaître l’originalité d’une pensée complexe et exigeante.
C’est aux Invalides que je l’ai rencontré, il y a un peu plus d’une trentaine d’années dans la pièce exiguë qu’il partageait avec son fidèle ami, le général Maurice Prestat. Je venais de publier Stratégie de la guérilla qui avait retenu leur attention. J’eus le singulier sentiment de rencontrer, avec eux, l’incarnation d’une certaine France. Non pas celle dont on dit si communément qu’elle est brillante ; non, on rencontrait là du solide.
Issu d’un milieu modeste, Poirier était un enfant de la République, la Troisième, qui savait si bien former de jeunes instruits et civiques. Il a appartenu à cette génération française, particulièrement chez les militaires, qui à peine formée, a connu l’« étrange défaite », pourtant annoncée par ceux qui n’étaient pas engoncés dans le conservatisme arrogant des vainqueurs d’hier. « Ce sont les vaincus qui repensent la stratégie » disait Poirier. Prisonnier durant la guerre puis longuement mêlé aux combats retardateurs de la IVe République, Poirier trouvait en quelque sorte sa chance avec l’apparition de la stratégie nucléaire à la gestation de laquelle il a participé de façon active et créatrice.
Nous avons d’emblée noué une amitié qui n’a jamais connu d’ombre, d’aîné à cadet, il m’a éclairé sur la généalogie de la stratégie et m’a incité à découvrir ces stratèges des XVIIe et XVIIIe siècles qui sont si peu relus. Je lui suis, à cet égard, redevable. Pour ma part, je lui ai fait (re)découvrir le rôle militaire des nomades de haute Asie et des cultures stratégiques extra-occidentales. Nous avons travaillé ensemble et j’ai eu le plaisir de le faire publier ailleurs que dans des éditions spécialisées. J’aimais sa rigueur, son exigence, l’acuité de ses analyses et de ses jugements, son humour, son absence d’illusion sur le comportement souvent médiocre des États. Poirier était sensible à la tragédie de l’Histoire. Le rencontrer, déjeuner avec lui était toujours une fête de l’esprit. Il était accueillant avec les amis plus jeunes que je lui faisais rencontrer et entretenait parfois avec eux des échanges épistolaires.
Lucien Poirier a beaucoup travaillé, ses cahiers (inédit) paraîtront ultérieurement grâce aux soins de François Géré. Il voulait dans sa vie, de sa vie, comme il disait, « faire quelque chose ». Il a amplement réalisé son vœu.
La France, de façon discrète, vient de perdre un de ses grands. ♦