La voix de la stratégie
Ma relation avec Lucien Poirier comporte deux époques.
La première est universitaire, abstraite. Elle correspond à mes recherches de thèse sur la pensée militaire française sous la IVe République en 1982. Je découvre alors un auteur atypique qui s’adonnait dans la Revue militaire d’information à des notes de lectures sur les ouvrages militaires du moment (le général Chassin, Liddell Hart…) mais aussi sur des penseurs plus anciens et atypiques comme Lawrence d’Arabie ou Alfred de Vigny. À cela s’ajoutaient des travaux sur la guerre révolutionnaire à partir des documents issus du Congrès de la Soumman saisis en 1956 et exploités ensuite. Il s’agissait de comprendre le FLN : ses buts, son organisation politico-militaire. Les sujets étaient éclectiques mais l’esprit d’investigation était unique.
La seconde époque enchaîna donc rapidement, en 1986 lors de ma première rencontre avec le général dans le bureau de l’Hôtel des Invalides à la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), qu’il partageait avec son complice et ami Maurice Prestat. J’avais donc manqué, avec l’excuse de la jeunesse, la période cruciale entre 1965 au CPE puis en 1974 les débuts à la FEDN. En m’acceptant auprès de lui, le général eut tôt fait de combler ce vide en me formant à la stratégie, pas seulement nucléaire. Dès lors durant près de trente ans, régulièrement, nous avons « giberné » expression qu’il affectionnait.
Les études nucléaires ont connu une large notoriété grâce à un ouvrage pédagogique : Des Stratégies nucléaires (1977) et l’on rend hommage à sa mise au point d’une stratégie de dissuasion pour la France si ferme en ses principes, si rigoureuse en ses inférences qu’elle suscite encore bien des irritations. En revanche, les « éléments » de stratégie théorique le sont infiniment moins. Leur caractère réputé aride rebute l’esprit superficiel. Ce que l’on sait moins encore touche aux écrits sur les « stratégistes ». Notamment Les Voix de la stratégie (1985) où sont regroupés les essais sur Guibert et Jomini, précédés d’une synthèse éblouissante Généalogie de la stratégie militaire où l’on rencontre souvent Clausewitz qu’en germaniste accompli Poirier connaissait mieux que quiconque.
On ne saurait évoquer Poirier sans mentionner Hervé Coutau-Bégarie qui, avec l’éditeur Jean Pavlevski (Économica) et Gérard Chaliand, ont contribué à faire publier son œuvre, réalisant des entretiens où Poirier expose et critique celle-ci (Le Chantier stratégique, 1997). La réserve et l’attente (Économica, 2001) est son dernier ouvrage que j’ai eu la fierté de l’obliger amicalement à écrire.
Poirier fut un créateur de concepts intégrés dans une architecture qu’il compare à une « batterie » (voir fac-similé en pages précédentes). Citons sans pouvoir expliciter : espérance politico-stratégique fondée sur la logique probabiliste, autonomie de décision, stratégie du faible devant le fort, seuil d’agressivité critique, manœuvre pour le test, d’où procède le recours aux armes préstratégiques en vue de « l’ultime avertissement ». Admirateur de la stratégie napoléonienne, il en a parfois transposé les concepts. Poirier a effectué une révolution copernicienne d’inversion du rapport entre la stratégie et la guerre, celle-ci n’étant plus désormais qu’un moyen, parmi d’autres, au service de celle-là.
Constamment attentif aux évolutions, Poirier ne s’est jamais abandonné ni aux modes, ni aux conformismes comme le montre La crise des fondements de 1994. Il aimait à citer Paul Valéry : « la bêtise n’est pas mon fort… ». ♦