Le maître à penser
Avec le général Lucien Poirier disparaît le dernier de l’équipe de nos grands stratèges militaires, un des pères de la dissuasion française. De tous ceux qui ont orienté nos réflexions sur la guerre moderne, il aura été le plus proche, peut-être le plus « humain ». Il avait en effet, comme la plupart des officiers de sa génération, traversé toutes les épreuves d’un demi-siècle de conflits : la sombre défaite de 1940 et une longue captivité, la guerre lointaine d’Indochine et celle, cruelle, d’Algérie. Il n’en était pas sorti indemne mais sans amertume et sans doute plus intelligent encore de ces drames assumés, compris puis replacés dans leur perspective historique et dans leur contexte théorique. Le général Poirier avait en quelque sorte sublimé notre histoire militaire récente, avec un regard lucide et pénétrant.
Nous sommes nombreux à l’avoir écouté, à l’École de Guerre dans les années 1970, lorsqu’il nous présentait son argumentaire stratégique sur la dissuasion nucléaire. Ceux d’entre nous qui s’intéressaient à ce débat théorique ont alors plongé dans son œuvre qui, avec celles des généraux André Beaufre et Pierre-Marie Gallois, ont nourri nos réflexions et forgé nos certitudes. Pour toute la génération des officiers de la guerre froide, Lucien Poirier fut un de nos « maîtres à penser ».
Alors que je dirigeais la Fondation pour les études de défense (FED), réinvention de la FEDN où il avait longtemps servi et enseigné, j’avais été impressionné par la lucidité dont il faisait preuve dans La Crise des fondements, ouvrage majeur sur le bouleversement du monde post-guerre froide et ses immenses effets stratégiques et j’ai repris contact avec lui pour bénéficier de ses analyses et de ses conseils. Mais c’est surtout à l’été 2007, tous les lundis après-midi et pendant de longues semaines, que nous nous sommes retrouvés, dans l’intimité de son bureau versaillais. À la veille de ses quatre-vingt-dix ans, quelle jeunesse d’esprit, quel dynamisme intellectuel, quelle curiosité des faits et des hommes ! Je l’ai interrogé sans répit pendant des heures car je voulais le faire parler de « stratégie », de sa genèse, de sa généalogie certes, thèmes qui lui étaient familiers mais surtout de son évolution, de ses failles, de sa vacuité… Et le maître se faisait humble, le théoricien modeste, avouant qu’il ne comprenait plus rien, ni la tournure des événements, ni les orientations des responsables politiques et militaires. Il lui semblait que plus personne, nulle part, ne respectait la liturgie stratégique, ces règles du jeu de la guerre qui sortent la violence de son irrationalité. Il en concluait que la pensée stratégique elle-même était en crise, les écarts croissants de temporalité que nous constatons creusant encore son aporie génétique. Jusqu’à la fin, il s’est passionné pour tenter de joindre les deux bouts d’un système dont il savait pourtant qu’il nous échappait et qu’il fallait sans doute le repenser sur des bases nouvelles.
Au-delà de l’apport considérable qu’il a fait à la pensée stratégique française et à la trace qu’il laissera dans l’histoire des idées, je veux rendre hommage ici au courage intellectuel du général Poirier. Revenu de toutes ces guerres perdues, il a remis l’ouvrage sur le métier, reprenant le fil rompu de la pensée stratégique pour tisser une toile dont la solidité a fait ses preuves. Aujourd’hui où à nouveau s’étend le brouillard stratégique, son exemple doit nous guider à retrouver un axe et des marqueurs intellectuels pour repenser la stratégie. ♦