L'incontournable stratégiste
J’ai connu pour la première fois Lucien Poirier en 1968, au Centre de prospective et d’évaluations (CPE). Et puis, en 1986, sans nous être jamais perdus de vue, nous nous sommes retrouvés à la Fondation d’études de défense nationale (FEDN) où il était notamment en charge de la revue Stratégique. Au CPE il était déjà reconnu comme un des plus compétents parmi les stratégistes français. Dans la petite équipe pluridisciplinaire dirigée par Hugues de L’Étoile, il était celui qui procédait le mieux à l’analyse logique des raisons qui avaient conduit le général de Gaulle à créer les forces nucléaires stratégiques. Dans le cadre d’une démarche prospective englobant le passé, les « faits porteurs d’avenir » du présent et la préparation de l’avenir, il nous aidait à exprimer clairement les interrogations fondamentales sur les finalités, les objectifs et les moyens de la politique de défense, notamment sur les armements nucléaires, la recherche et les budgets militaires. Le CPE a étroitement contribué à la préparation et à la rédaction du Livre blanc de 1972, qui constituait une véritable innovation de la part d’un gouvernement français. Dans la situation géopolitique de l’époque, la dissuasion du faible au fort, l’image des « trois cercles » de la politique de défense étaient encore loin d’être admises par les états-majors et par l’opinion publique. Dans les décennies suivantes, Lucien Poirier a inlassablement publié, enseigné, participé à de nombreux échanges entre spécialistes pour devenir indispensable en stratégie, dans les milieux universitaires et gouvernementaux, en France comme à l’étranger.
Élu en 1986 à la présidence de la FEDN, j’ai eu le plaisir de l’y retrouver. Gorbatchev avait lancé la Perestroïka et nous vivions alors les dernières années de la guerre froide. En 1987, les Soviétiques nous ayant demandé d’accueillir un de leurs stratèges à Paris, nous avions organisé trois journées d’échanges avec une délégation conduite par l’amiral Amielco, ancien commandant de leur Flotte du Pacifique. Les deux premiers jours il parlait encore la « langue de bois ». Mais le troisième, convaincu par nos argumentations et impressionné par la forte personnalité du général Poirier, il avait admis la validité de la stratégie française du faible au fort. Un communiqué commun publié en russe à Moscou et en français à Paris avait consacré ce renversement historique. Deux ans plus tard, quand la FEDN a été officiellement invitée en Russie, le général Poirier a été reçu avec tous les honneurs par le ministre de la Défense en personne. ♦