Entre géométrie et finesse
À vrai dire je n’ai rencontré qu’une fois le général Lucien Poirier, à la fin de sa vie. Introduit par François Géré, j’étais venu lui proposer de faire traduire en anglais une anthologie de ses textes. Il me reçut avec beaucoup de bienveillance, me fit découvrir son cabinet de travail duquel il fit surgir, sous mes yeux éblouis, un vénérable Vom Kriege datant de son séjour en Oflag, évoqua la théologie comme étant pour lui « la science la plus fondamentale ». Il employa, pour résumer la situation de la stratégie et des stratèges dans notre époque, une formule qui marqua mon esprit : « Nous sommes les primitifs d’un art qui reste à écrire ».
Peu de choses, mais essentielles pour compléter le portrait intérieur du stratège de l’Atome que j’avais commencé à former par la lecture de ses œuvres et l’étude de sa carrière. Dans ce que j’ai appelé l’« École stratégique française » de l’après-guerre, Lucien Poirier, né en 1918, occupait la position du cadet. Mais il partage avec les plus grands cette caractéristique d’avoir développé une pensée d’autant plus profonde qu’elle excédait le champ de la simple discipline stratégique : Pierre-Marie Gallois fut un géopoliticien de premier plan, André Beaufre ne séparait jamais ses réflexions de la considération du cadre politique international et nul n’est besoin d’insister sur ce que la pensée stratégique d’un Raymond Aron doit à la culture du philosophe et du sociologue.
« Honnête homme » au sens pascalien, Lucien Poirier combinait avec un bonheur rare « géométrie » et « finesse ». Cette dernière qualité transparaît dans les textes de l’homme de renseignement qu’il fut dans sa première carrière et consacrés à la stratégie du FLN. Peu savent que, compagnon de Maurice Prestat, il fit en effet ses premières armes d’analyste en étudiant la « guerre révolutionnaire » telle que pratiquée par le mouvement de Ben Bella. S’il s’y montre déjà soucieux de concepts, c’est en appliquant sa réflexion aux questions nucléaires, dans le cadre du Centre de prospective et d’évaluations (CPE) du ministère des Armées à partir de 1964, qu’il développera une authentique réflexion opérationnelle qu’il élargira en théorie puis en philosophie de la stratégie.
Étude logique d’un modèle stratégique concevable pour la France. Confrontation du modèle avec quelques situations concrètes : titre d’un document officiellement approuvé en 1966 et qui en dit long sur l’esprit de géométrie appliqué par Lucien Poirier à la réflexion prospective et à la conception de la doctrine française de dissuasion. En cela, il était homme de son temps, une époque marquée par le développement des sciences sociales et des modèles, et par un optimisme rationaliste tel qu’on inventa la mise en équations de l’avenir, sous le nom de prospective. L’exaltation intellectuelle que l’on ressent sous les phrases arides était aussi l’exaltation morale d’un homme « entré en stratégie nucléaire », selon sa propre expression, comme on entre en religion. Ainsi faisait-il partie de cette confrérie internationale des intellectuels de l’Atome qui forma une sorte de république transatlantique regroupant avec Poirier, les Brodie, Aron, Gallois, Kissinger, Beaufre, Buzzard…
Au Lucien Poirier de cette époque, nous sommes redevables d’avoir fixé solidement la doctrine stratégique nationale, réussissant à assigner un rôle au nucléaire tactique. L’arme existait, avec ses vecteurs, il fallait bien une doctrine ! Mais, depuis vingt ans, la doctrine courait après les progrès techniques chez les Super-grands, Poirier sut poser pour l’arme française un cadre durable, expression de la dialectique avec un ennemi, certes, mais aussi avec l’« ami » américain. Ainsi, parmi les concepts qui nous sont demeurés en héritage au-delà de la guerre froide, l’« autonomie de décision », merveilleusement qualifiée d’« expédient méthodologique » dans le cadre de sa modélisation prospective à l’horizon 1985. Mais je voudrais retenir aussi sa notion de « stratégie des moyens » (initialement forgée par Gallois, envers qui il reconnaissait sa dette) et dont Ailleret avait été précurseur avec son « idée de manœuvre des études et recherches ». Trop de textes modernes de stratégie sont écrits comme à l’époque de Napoléon. Ils oublient 50 % au moins de la stratégie moderne, c’est-à-dire la préparation des moyens de combat futurs comme manœuvre dans le temps qui se substitue à, ou au moins prépare décisivement, la manœuvre dans l’espace de la stratégie opérationnelle classique.
À la belle séquence des trois tomes de Stratégie théorique, je préfère Les Voix de la stratégie. Dans ce chef-d’œuvre, un joyau luit particulièrement : le texte exceptionnel consacré à Guibert, avec lequel la pensée de Poirier consonne merveilleusement. Il sentait très finement l’atmosphère intellectuelle et morale du second XVIIIe siècle. Guibert avait été un « géomètre », étourdi par le rationalisme des philosophes, avant de s’effrayer prophétiquement des ravages que pourrait créer sa nouvelle théorie de la guerre, et d’écrire : « La perfection véritable de la science de la guerre consiste à rendre la défensive supérieure à l’offensive et à mettre mutuellement les nations à l’abri de s’envahir ». Lucien Poirier faisait sienne cette formule qui annonce l’idée de « stratégie d’interdiction » permise par l’Atome mais mise au service de la stabilité politique et de la préservation des souverainetés nationales. « Je crois aux vertus pacifiantes et rationalisatrices de l’Atome », confiait-il en 2006 dans l’un de ses derniers entretiens au journal Le Monde. La subversion de l’antique « loi de l’espérance politico-stratégique » signifie une mutation de l’histoire humaine qui transforme en profondeur l’art stratégique, un art « restant à écrire » mais contraint de rejoindre la finalité politique et morale assignée par le prophétique Guibert. Compagnon intellectuel du théologien Jean Guitton, Poirier nous semble le penseur de nouvelles noces entre morale et stratégie, par-delà une amoralité clausewitzienne qui donna un coup d’envoi désastreux à la stratégie moderne. Malgré la fin de sa vie terrestre, Lucien Poirier n’a donc pas fini de contribuer aux édifices de la pensée future. Une grande voix de la stratégie s’est éteinte qui n’a pourtant pas fini de résonner sous leurs voûtes. ♦