La réforme des armées de 2009 a bousculé une organisation séculaire, profondément imprimée dans les esprits. Héritée du XIXe siècle, cette organisation est idéalisée, au gré d’amalgames successifs. Le rapport parlementaire dont elle est issue est porté au pinacle pour critiquer les transformations récentes. Il est pourtant frappé de caducité : la tension engendrée est une réalité, mais imputable à la diminution des ressources des armées. Cependant, le rapport Bouchard exprime des principes invariants pour des fonctions support ajustées à la singularité de la guerre, dont on peut déduire des axes de progrès pour les conflits du futur.
Le rapport Bouchard peut-il encore nous inspirer ? Une critique de la critique des soutiens
Déclinaison ministérielle de la Revue générale des politiques publiques (RGPP), prescrite au plus haut de l’État pour atténuer un déficit budgétaire abyssal, la réforme du ministère de la Défense, mise en œuvre avec discipline par les armées, est venue bousculer en 2009 une organisation séculaire, imprimée dans les structures comme dans les esprits (1). Ce système, hérité de trois lois de la fin du XIXe siècle prises en réaction à la défaite de 1870, s’articulait en trois axes fondateurs pour l’Armée de terre d’alors : une matrice organique de nature territoriale (2), une architecture des ressources humaines fondée sur une conscription devenue obligatoire (3) et un dispositif de soutien caractérisé par l’identité d’organisation en temps de paix ou de guerre, une certaine subsidiarité, une série de principes d’intégration et de subordination (4). Le rapport Bouchard, du nom du président de la commission parlementaire chargée d’élaborer la troisième de ces lois, est publié en 1874 (5). Connu de rares spécialistes jusqu’alors, il connaît depuis 2009 un regain de popularité dans la vox populi militaire, même si on peut imaginer que rares demeurent ceux qui l’ont réellement lu.
Les réorganisations mises en œuvre depuis 2009 sont fondées sur un postulat formulé dans la novlangue du secteur privé : au sein des armées, l’équilibre entre les fonctions de « front office » et de « back-office » est jugé insatisfaisant au regard des standards communs. Un rééquilibrage est par conséquent nécessaire. Il faut faire maigrir les différentes fonctions support en les réarticulant. Cette réarticulation privilégiera une approche fonctionnelle en regroupant des activités jugées de nature homogène dans des services dédiés et mutualisés, avec leurs propres chaînes hiérarchiques ministérielles ou interarmées, par partition des formations d’origine. La manœuvre interviendra en deux temps, avec la création du réseau des Bases de défense (BdD) entre 2009 et 2011, puis, pour les fonctions d’administration générale et de soutien commun, la décision de 2014 de subordonner hiérarchiquement les Groupements de soutien des Bases de défense (GSBdD) à la Direction centrale du service du Commissariat des armées (SCA).
Un bilan objectif de la réforme est à dresser, notamment en ce qui concerne l’impact sur la capacité opérationnelle des armées. Rares sont ceux qui l’évoquent autrement que comme un trauma. Un sentiment de dépossession, une dégradation de la confiance et un ressenti de détérioration des prestations sont exprimés. Il s’agit donc de porter un regard non seulement sur l’évolution du soutien des armées, mais aussi sur sa perception, en s’appuyant sur le fameux rapport Bouchard en tant que représentation d’un certain âge d’or.
À l’analyse, l’invocation du rapport Bouchard pour valoriser les organisations antérieures à 2009 procède d’une confusion entre modalité et finalité. Prendre la question de la réforme des soutiens par son côté organique oppose deux approches, celle du retour à des structures et des rattachements hiérarchiques inspirés du passé, et celle d’une autonomie organisationnelle, sans réellement traiter la question de l’adaptation des capacités de soutien des armées aux défis de la guerre du futur.
Les critiques adressées aux réformes de 2009 ont une dimension objective, mais aussi culturelle voire psychologique. Elles portent dans l’ensemble sur des modalités de fonctionnement sur le territoire national, en situation de paix. Il ne s’agit certes pas de les balayer, mais d’en conduire une analyse clinique afin d’en isoler les composantes.
La motivation fondamentale des rapporteurs de 1874 était de garantir aux chefs opérationnels la plénitude des leviers d’action dans la conduite de la guerre. Outre leur ignorance des questions interarmées, les dispositions organiques spécifiques à l’Armée de terre qui en découlaient sont devenues anachroniques, mais la finalité perdure. Cette démarche doit continuer à inspirer la réflexion par son originalité, fondée sur la singularité de la guerre, et par les invariants qui en découlent pour garantir l’osmose entre les différentes fonctions nécessaires aux forces en opérations. En cela, elle présente un apport voire un contrepoint intéressant à la démarche conduite lors de la RGPP.
Il s’agit dès lors de questionner l’organisation des soutiens militaires pour l’avenir, en identifiant les axes de progression qui émergent face aux besoins opérationnels de demain, sur terre, sur mer, dans les cieux et dans tous les nouveaux champs de conflictualité.
La contestation du modèle d’organisation des soutiens
Fondées sur des analyses conduites par des équipes pluridisciplinaires dirigées par des membres du Contrôle général des armées, s’inspirant notamment des conclusions du rapport d’un inspecteur général des armées signé à l’été 2007 (6), les mesures de 2009 sont acceptées par le Chef d’état-major des armées d’alors. Leur déclinaison est supervisée dans les armées par le sous-chef « organisation » de l’État-major des armées sous la surveillance du chef d’une Mission ministérielle de coordination de la réforme. On ne peut donc pas qualifier la réforme d’exogène, imposée aux forceps aux armées par des acteurs peu au fait de la réalité des forces. Toutes ces autorités avaient exercé de hautes responsabilités dans l’Armée de terre.
Des critiques justifiées
Notons tout d’abord que les critiques le plus souvent formulées contre la réforme de 2009 portent sur l’organisation et le fonctionnement sur le territoire national, dans le contexte de la vie courante. Le commandant d’une base aéronavale ayant vécu la transition entre deux organisations se plaignait de n’être plus qu’à la tête d’un « champ d’antennes ». Il pointait par cette formule une certaine complexité vue du commandant de formation, devant l’atomisation des structures de soutien : antenne locale du groupement de soutien, unité du service d’infrastructure, centre médical, détachement du centre interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information, détachement du service des essences des armées… Pour lui qui avait été le chef hiérarchique de l’ensemble des agents qui armaient ces fonctions jusqu’au 31 décembre 2010, l’année 2011 commençait sous la forme d’une série d’amputations assortie de la pose de prothèses pour répondre aux mêmes fonctionnalités. Force est de reconnaître que la réforme conduite entre 2009 et 2011 a eu pour effet de fragmenter les rattachements hiérarchiques des différentes structures stationnées sur des aires géographiques homogènes, contraignant le commandement local à trouver une nouvelle interprétation de l’adage « un chef, une mission, des moyens ». Les moyens n’étant plus opérés en régie du point de vue du chef local, une charge supplémentaire s’est imposée : comitologie, mécanismes d’expression de besoin, mesure de la qualité du service ont dû se mettre en place dans des environnements qui n’y étaient pas forcément préparés, qu’il s’agisse des structures soutenues ou des structures support. Même avec l’appui des commandants de BdD, en charge de la cohérence et de la régulation d’ensemble du dispositif, l’apprentissage de ces nouveaux processus s’est avéré difficile.
D’une part, le dispositif déployé, mosaïque organisationnelle reflétant la diversité des structures nécessaires au fonctionnement militaire, s’est substitué à des organisations le plus souvent monolithiques, subordonnées à une autorité unique, commandant de base, chef de corps ou directeur d’établissement, à l’exception notable des arsenaux de la Marine. Incidemment, les dénominations choisies pour les services de soutien, à base d’acronymes abscons peu marqués par la pédagogie, n’ont pas contribué à favoriser l’identification des attributions des uns et des autres pour des structures ou des individus désorientés par la disparition de leurs référentiels traditionnels. D’autre part, dans un contexte de fortes tensions sur les effectifs et les ressources, le dogme-slogan du « recentrage sur le cœur de métier » a conduit chaque organisation à accentuer le développement de ses propres processus et normes, au risque de s’auto-centrer. Enfin, ce mouvement s’est combiné à un fort sentiment de dépossession des chefs locaux, plus habitués à donner des ordres, souvent en termes de modalités, qu’à exprimer des besoins, en termes d’effets à obtenir. Il a fallu entrer dans des formes de contractualisation internes, d’ailleurs toujours inabouties, pour synchroniser les activités, ajuster les plans de charge, programmer les ressources et, le cas échéant, arbitrer.
De façon concomitante, comme il s’agissait de réaliser des économies, nombre de prestations ont souffert de la réforme. Pêle-mêle, on pourrait citer la fermeture de structures jugées redondantes ou inutiles (on pense avec nostalgie à certains cercles de garnisons), l’élongation des délais de prise en charge (qui n’a pas connu l’exemple de l’ascenseur qui demeure en avarie pendant des mois), la contraction d’horaires d’ouverture de certains ateliers ou magasins, l’abandon ou la dilution de missions comme l’accueil d’ayant droit ou d’ouvrant droit (qu’on songe au soutien santé des familles dans les hôpitaux militaires). L’addition de ces dégradations, certes pas toutes stratégiques prises individuellement, a imposé un constat global d’érosion de la qualité des prestations, et généré un sentiment de déclassement qui perdure alors même que la logique qu’on pourrait qualifier de dépressive de la précédente loi de programmation militaire a été abandonnée. Une certaine inertie des déflations perdure jusqu’en 2018, contribuant à la persistance du ressenti.
Enfin, de 2009 à 2015, la cure sévère imposée aux services de soutien a largement stérilisé la culture de l’innovation. De « faire mieux avec moins », les armées sont passées à « faire au mieux avec moins », sans toujours pouvoir faire autrement. D’une part, les services étaient centrés sur leur propre amaigrissement, pudiquement habillé du terme de rationalisation, parfois sous la toise de la méthode lean, de l’anglais « maigre, sans gras », cette famille de méthodes de gestion de production « au plus juste » inventée par l’industrie automobile japonaise dans la lignée du taylorisme pour accroître la productivité et optimiser les coûts. Notons au passage que le principe même de ces méthodes tend à valoriser les logiques de flux, à rebours des besoins d’autonomie en cas de crise qui poussent à concevoir une logique de stocks. Cette logique d’amaigrissement n’a favorisé ni l’investissement de capital humain dans la recherche et développement, ni la prise de risque d’erreur ou de ne pas déboucher. D’autre part, la ressource budgétaire en contraction, associée à la rigueur du Code des marchés publics, n’a globalement pas favorisé un état d’esprit d’innovation. C’est ainsi qu’entre la première expérience de déploiement d’un food-truck militaire, initiative locale conduite dans le port de Brest au printemps 2015, et le déploiement national d’une flotte de moins de vingt véhicules dans les armées, il aura fallu plus de trois ans et des efforts disproportionnés pour conquérir la ressource budgétaire, obtenir l’inscription du programme dans le plan de charge des services pourvoyeurs et faire livrer des camions qui fleurissent depuis une dizaine d’années dans toutes les villes de France.
Pour une analyse honnête des causes
La critique de l’organisation du soutien des armées méconnaît un élément clé : le modèle n’a pas réellement été testé. Il a été décliné dans des conditions structurellement dégradées, avec pendant 6 ans l’objectif majeur de faire baisser les effectifs. L’injonction paradoxale d’assurer une permanence d’activité tout en conduisant une manœuvre de déflation a donc d’abord reposé sur les soutiens, par ailleurs aussi souvent sous-dotés budgétairement.
Faire bouger tous les paramètres d’un système ne constitue pas la manière la plus pertinente d’en tirer le meilleur tout en menant sa transformation. Or c’est ce qui a été demandé aux services de soutien. Évolution d’une part importante de leurs référentiels juridiques, évolution de systèmes d’information parfois inadaptés, accentuation drastique de la réduction des ressources humaines commencée en 1996, se sont combinées avec un sous-investissement dramatique dans le patrimoine, notamment immobilier. Parallèlement, certaines de ces organisations ont effectivement conduit leur modernisation et se sont dotées de standards de professionnalisation plus élevés. Au surplus, la remontée des effectifs des forces, décidée en 2015 a généré un effet ciseaux sur des soutiens qui continuaient à maigrir. Au final, c’est au prix d’efforts souvent méconnus que la continuité du soutien aux opérations a été garantie.
Par ailleurs, la réforme a accusé l’antagonisme entre les services, porteurs de missions de soutien, et les gestionnaires des ressources humaines militaires, demeurés au sein des armées. Historiquement l’autorité des chefs d’état-major venait rapprocher des logiques de processus qui pouvaient avoir des tendances centrifuges. Ni l’autorité de l’État-major des armées, ni celle de la Direction des ressources humaines du ministère ne sont totalement venues s’y substituer. La non-satisfaction des effectifs théoriques est donc venue aggraver les effets de la déflation sans corréler les niveaux de soutien attendus aux moyens humains réellement alloués.
L’objectif majeur de 2009, sous couvert de rééquilibrer front et back-office, ne consistait qu’en une déflation des effectifs, souvent exprimée de façon comptable, avec peu de considération a priori pour les effets induits. Pour mesurer une performance, c’est-à-dire l’équilibre entre les objectifs assignés, les résultats atteints et les ressources consommées, il convient de disposer d’outils de valorisation et de mesure. Or ils ont largement fait défaut. Faute d’objectifs de soutien clairement définis par des états-majors largement dépouillés de la ressource apte à cette formulation, faute d’outils de mesure de la qualité de service objectivés, et faute de corrélation entre une prescription imprécise et les ressources nécessaires, la mesure de la qualité de service rendue s’opère par agrégat de remontées de perceptions, chaque formation interrogée comptant pour un, quel que soit son volume ou son caractère plus ou moins stratégique.
Une forte dimension irrationnelle
On le voit, l’appréciation de la qualité des prestations repose largement sur des ressentis. Or ces ressentis sont tout à fait centraux car certaines des matières concernées ont un impact très immédiat sur un continuum qualité de vie–condition du personnel–cohésion–rayonnement.
Par exemple, l’image de l’autorité militaire locale passe bien souvent par sa capacité à recevoir. Cependant les salles dédiées à ces prestations, très marquées par l’histoire des formations soutenues, souvent décorées d’éléments de patrimoine historique, ont parfois été confiées au Service du commissariat des armées. On a ainsi pu observer l’émergence de situations très conflictuelles entre chefs de corps et directeurs de services revendiquant une prééminence pour l’usage de facilités mutualisées. En l’espèce, pas de rupture de prestation donc, mais une question de régulation d’une part, et une question de regard sur soi des différentes autorités, d’autre part avec, entre le marteau et l’enclume, un service de soutien absorbant les tensions engendrées jusqu’à l’arbitrage du commandant de BdD. L’organisation des journées portes ouvertes, grands prix nautiques ou meetings aériens, ponctuée de prestations à caractère alimentaire, pourrait venir illustrer cette tendance.
Comme les chefs d’organismes n’ont plus d’autorité hiérarchique sur les services de soutien, et faute souvent de connaître les tenants et aboutissants, ils n’amortissent plus toujours des verbalisations parfois sans nuances. Dans le passé, la solidarité de corps avait une vertu régulatrice sur l’expression des perceptions. C’est désormais révolu. Il en va notamment ainsi pour les prestations offertes au corps social et à l’environnement des formations militaires (familles, anciens…) : soutiens offerts par les centres médicaux, par l’Action sociale des armées, par les cercles et foyers…
Cet effet de désolidarisation psychologique peut aussi se traduire par une forme de désolidarisation mécanique : la verticalisation des organisations « recentrées sur leur cœur de métier » freine, voire élimine, des appuis mutuels précédemment délivrés de façon très naturelle. Qu’on pense par exemple à toutes les tâches matérielles sans forte valeur ajoutée professionnelle, mais nécessaires à l’organisation de certains événements, qui voyaient dans le passé tout un site se mobiliser pour telle ou telle finalité (corvées de montage ou de démontage, nettoyage de zones…). Au titre du recentrage sur le cœur de métier, cet appui n’est plus spontané. Il appelle désormais négociations, transactions et parfois tensions, alors que les finalités n’ont pas changé. On pourrait développer cet argument pour la régulation de nombreuses servitudes, pas seulement événementielles.
Autre illustration de l’importance des représentations et des ressentis : l’attractivité au recrutement des services de soutien. L’engagement militaire des jeunes est très largement conditionné par l’image qu’ils ont de l’environnement professionnel qui les attend. Le prestige attaché à l’image des bâtiments de la Marine, des bases aériennes ou des régiments, surtout quand ils sont les héritiers de traditions fortes et facilement lisibles, joue certainement un rôle aussi important que la perspective d’exercer des tâches techniques. Une anecdote qui circulait vers 2011 à l’École des Fourriers de Querqueville illustre de façon éclairante ce point : on racontait à l’époque qu’un jeune, originaire de Valence, titulaire d’un CAP des métiers de bouche, s’était présenté au centre de recrutement en vue d’un engagement dans l’Armée de terre, qu’il avait finalement décliné quand on lui avait dit qu’il ne serait pas affecté au 1er Régiment de Spahis mais au GSBdD.
Il y a donc un enjeu de traitement de l’aspect culturel, très présent dans les armées. Il y a un enjeu de solidarité, d’attractivité et de fidélisation, à ne pas opposer l’identité professionnelle des militaires des services de soutien et l’identité d’armée, voire d’arme. À cet égard, un référentiel culturel partagé, comme le port d’attributs traditionnels ou l’emploi d’un vocabulaire commun, doivent être encouragés.
Face à ces constats, le recours à l’Histoire est utile à la réflexion, mais il n’offre pas de panacée. La réplication de l’organisation mise en place par la loi issue du rapport Bouchard n’est ni réaliste ni adapté à notre temps, mais les fondements de la réflexion de l’époque ne manquent pas d’intérêt, par les invariants qu’elle permet de dégager.
Un modèle caduc pour une réflexion toujours actuelle
Un document pour l’Armée de terre de 1882
Après la guerre de 1870 et la Commune, un triptyque de lois structure une Armée de terre de conscription dans un ministère dédié, celui de la Guerre (7). Depuis 1873, l’organisation de l’Armée (de terre) s’articule en métropole autour de 18 corps d’armées permanents avec leurs troupes, leurs matériels, leurs approvisionnements et leurs services. Cette articulation organique correspond à un maillage territorial de 18 régions militaires, qui laisse apparaître une finalité sous-jacente : restaurer l’ordre social tout autant que la défense nationale. Il s’agit autant de tirer les leçons de la Commune de Paris que de la faillite militaire de 1870 (8). En complément des deux textes précédents, la loi de 1882 sur l’administration de l’Armée subordonne aux commandants des corps d’armées permanents les directions régionales des services (génie, artillerie, santé, intendance), regroupant des magasins et établissements affectés ainsi que des services destinés à suivre la troupe en campagne. Elle définit aussi le régiment comme une entité territoriale, organique et opérationnelle unifiée, en allouant au chef de corps les ressources nécessaires au fonctionnement de sa formation. L’organisation du temps de paix est rendue identique à l’organisation du temps de guerre, pour garantir son efficacité militaire.
Le corpus de 1882 méconnaît les caractéristiques de la Marine, dont le soutien relève d’un autre héritage avec notamment l’ordonnance de Richelieu de 1634, la grande ordonnance de Colbert de 1689, deux ordonnances royales de 1826 et 1844…
À l’époque, le principe d’autonomie des corps de troupe, traduit par « plénitude du commandement », n’a pas cours de la même manière, et la dépendance vis-à-vis de l’arsenal n’est pas perçue comme une altération des prérogatives de commandement. Dans le rapport des conseillers d’État qui précède et commente l’arrêté du 7 floréal an VIII sur l’organisation de la Marine, on peut lire : « Nous avons été conduits à considérer un port comme un grand atelier de vaisseaux dont il faut ordonner le travail et le distribuer de manière que chacun ait à faire ce qu’il sait le mieux faire » ; et plus loin : « Les avantages de cette distribution sont tellement sentis dans les grandes fabriques ou manufactures qu’il est inutile d’insister. ». L’arsenal, échelon à la fois local et régional de soutien, est le lieu de la mise en commun des ressources pour tous les segments de soutien, avec un dispositif d’abonnement et de droit de tirage (9). Bien entendu, il y aurait un véritable anachronisme à soutenir que l’organisation des soutiens, issue d’un rapport de 1874, est pertinente pour l’Armée de l’air et les services interarmées, qui seront créés au long du XXe siècle.
En outre, l’organisation des soutiens de l’Armée issue du rapport Bouchard, qui est celle qui a cours avec succès tout au long de la Première Guerre mondiale, est aussi celle que décrit avec une certaine sévérité Marc Bloch dans L’étrange défaite (10), quand il évoque par exemple la désynchronisation entre le Service des essences et les formations combattantes en mai 1940.
Cette organisation n’a plus grand-chose à voir avec celle de 2019. D’une part, l’organisation administrative de l’État a profondément évolué, avec notamment les lois de décentralisation de 1982, la réorganisation des finances publiques induite par la loi organique de 2001, et la place accrue du numérique qui abolit distances géographiques et hiérarchiques. La combinaison de ces facteurs a fait disparaître certaines pratiques singulières aux armées comme le principe des dépenses à bon compte. Les formations militaires ne disposent plus de fonds en propre, mais des droits de tirage et des avances de trésorerie qui permettent d’atteindre les mêmes effets… à condition que les ressources soient effectivement présentes.
En 2019, il n’y a plus superposition entre les attributions hiérarchiques, territoriales et opérationnelles dans les armées. Dans l’Armée de terre, le corps d’armée a disparu, la division, la brigade et le régiment, ne sont pas directement les instruments des opérations mais des noyaux clé ou des structures de mise en condition. La Base aérienne n’est pas en soi projetable. Au plan territorial, la structure de l’Armée de terre ne correspond pas à celle des zones de défense. Il n’y a pas non plus de bijection entre la notion de régiment et celle de garnison. L’Armée de l’air a abandonné ses régions aériennes au profit d’une logique fonctionnelle et la Marine a dissocié son organisation territoriale et le rattachement hiérarchique de ses forces, en privilégiant la logique de milieu. Enfin, l’émergence des services interarmées fait apparaître plusieurs modèles de distribution géographique et hiérarchique. L’articulation territoriale des soutiens prévue par le rapport Bouchard en vue de la projection de régiments entiers, commandés et soutenus par leurs états-majors et directions de corps d’armées, est donc totalement déphasée par rapport à notre temps.
S’agissant des ressources humaines, la conscription, à la source de besoins de soutien, mais aussi grande pourvoyeuse de bras à bas coût, a été suspendue, tandis qu’une partie importante des actes de soutien s’est dématérialisée.
Par ailleurs, l’organisation des forces au combat est caractérisée par deux traits majeurs. Le premier est, au moins depuis la fin de la guerre d’Indochine, l’interarmisation de l’action, au minimum aéroterrestre ou aéromaritime. Le second, tout aussi caractéristique, est la modularité : on constitue des formations de combat, groupes tactiques interarmes, groupes amphibies ou aéronavals, bases aériennes projetées, à partir de « briques » organisationnelles de provenances variées, avec des structures de commandement permanentes ou ad hoc. On peut imaginer qu’avec les conflictualités dans le cyberespace et dans, ou depuis, l’espace exo-atmosphérique, cette hybridation capacitaire ne pourra que s’accentuer, ce qui induit certainement d’autres articulations des soutiens que celle de la formation militaire et de son échelon régional.
La réalité militaire est donc tellement différente de celle de la fin du XIXe siècle qu’en fait, le modèle de soutien pensé à l’époque lui est devenu complètement étranger. Faut-il pour autant faire table rase de la pensée de l’époque ? Ce serait sans doute une erreur. On peut discerner un réel apport pour la réflexion du XXIe siècle dans ces textes anciens.
Les invariants à reformuler du rapport Bouchard
Le premier principe qui sous-tend la réflexion est de nature méthodologique. Considérant l’action militaire dans son autonomie, les travaux des rapporteurs expriment une réelle indépendance intellectuelle. Exclusivement guidés par la finalité militaire, ils ne cherchent à se conformer ni à des références organisationnelles civiles, ni à des contraintes économiques exogènes. La guerre étant une réalité singulière, les travaux assument par conséquent le caractère exorbitant du droit commun des structures et des processus de soutien. On ne peut que constater que la tendance des dernières années est strictement inverse. À grand renfort de cabinets d’assistance à maîtrise d’ouvrage, les armées ont cherché à déployer des modèles inspirés du civil au nom d’une conception mal déclinée de la performance : dans le triangle ressources–objectifs–résultats, l’objectif recherché a été confondu avec la raréfaction des ressources.
Par ailleurs sur le fond, les caractéristiques des soutiens sont dégagées, qui découlent naturellement de l’ultima ratio : permanence, réactivité, subsidiarité, autonomie, unité d’action sont posées comme des attendus intrinsèques, en réaction aux échecs de la défaite de 1870. « On remarqua le défaut de concert entre l’administration et le commandement. On vit deux organisations fonctionner d’une façon parallèle, sans régler ni mettre d’accord leur mouvement : le général plus préoccupé de la direction de ses troupes que des moyens de pourvoir à leurs besoins matériels qu’il considérait comme le domaine de l’intendance ; l’intendant livré à lui-même, à ses inspirations, opérant souvent à l’aventure, cumulant sur sa tête un fardeau écrasant de fonction et de devoir, s’épuisant en efforts inutiles et n’aboutissant qu’à faire un service insuffisant et à mécontenter tout le monde. Cette séparation de l’administration et du commandement, cette coexistence de deux volontés, indépendantes l’une de l’autre, qui se paralysent et s’annulent, le dualisme, pour employer l’expression consacrée, fut condamné. On décida qu’il devait être proscrit de l’organisation militaire » (11).
Considérant que des principes structurants ont été conceptualisés et déployés dans un contexte donné, on peut, sans les trahir, déduire que l’application de ces principes à notre temps peut déboucher sur des mises en œuvre différentes. L’organisation militaire en opérations n’est pas celle du contexte organique quotidien. Par conséquent, l’organisation des soutiens, qui doit être pensée en vue de la guerre, n’a pas de raison fondamentale d’être le miroir de l’organisation des forces quand elles ne sont pas déployées en opérations : elle doit leur être adaptée.
Il est évidemment souhaitable de n’en pas trop diverger, à deux égards. Le premier tient à la nature des conflictualités modernes qui ne se résument plus à la polarisation paix-guerre. On doit donc avoir des organisations aptes à absorber une situation de crise hors projection : il convient de formuler les attendus d’une telle résilience. Ces attendus doivent combiner des éléments de nature doctrinale puis comporter une déclinaison locale concrète, ajustée aux caractéristiques des formations soutenues. Le deuxième tient à l’osmose entre les fonctions support et les fonctions opérationnelles : on comprend bien l’intérêt de consolider la connaissance mutuelle en amont des projections. La composante culturelle des relations professionnelles est majeure, elle vient s’ajouter à l’intérêt d’une mise en condition conjointe avant un déploiement. Cependant la lucidité impose de constater l’irréalisme de la mise en œuvre totalement mécanique d’une telle option. Les ratios entre agents civils et militaires d’une part, le taux d’aptitude à la projection des militaires des soutiens d’autre part, ne permettent pas d’envisager de flanquer toutes les formations des forces de structures de soutiens abonnées en vue de la projection.
Il est devenu nécessaire de faire masse de ressources comptées et disséminées sur l’ensemble du territoire pour parvenir à honorer les besoins en opérations. Il s’agit d’opérer un rapprochement tout en conservant une capacité de régulation des ressources, notamment humaines, mais aussi patrimoniales, pour mieux opérer des bascules d’effort. L’organisation mise en place récemment par le Service du commissariat des armées (SCA), avec une structuration en pôles locaux, avec des échelons de coordination zonaux correspondant à l’articulation du commandement opérationnel, opérant au bon niveau de subsidiarité par rapport à l’État-major des opérations du SCA, semble de nature à répondre à ce besoin. La question de la subordination hiérarchique des effecteurs locaux, devient seconde dès lors que leurs doctrines d’emploi et leurs ressources sont adaptées.
Au-delà du fonctionnement quotidien des formations militaires dans leur hétérogénéité, c’est le modèle du soutien aux opérations qu’il faut questionner pour en tirer les conclusions pertinentes pour la préparation de l’avenir, avant de le décliner aux organisations locales. Il s’agit, dans nos modèles du XXIe siècle, de mieux formuler une singularité militaire des soutiens en vue des opérations, pour en tirer des conclusions pour les structures et les instruments organisationnels.
Les nécessaires ajustements d’une réforme mal née
Des alternatives inopérantes
Une première option, qui a été étudiée avant la RGPP, serait de confier une vocation de soutien interarmées à des structures internes à chacune des armées. Il s’agirait d’un modèle fortement irrigué de directives fonctionnelles, mais confié localement à une armée pilote de soutien. La difficulté qui émerge, quand on analyse cette idée qui aurait beaucoup de vertus notamment culturelles, réside dans l’observation de la réalité territoriale interarmées. À part de rares exceptions, la dissémination des armées sur le territoire national et outre-mer ne permet pas d’imaginer un « accord de Yalta » des soutiens sur une base géographique : il n’y a quasiment plus de zone militaire homogène. Même au sein de la plus monocolore des Bases de défense, celle de Brest-Lorient, on trouve un Détachement Air qui vient éclaircir le bleu marine dominant. Sans compter les garnisons « mosaïques » comme Lyon ou Strasbourg. Et à supposer que, par convention, on détermine des zones « colorées », il faudrait en outre imaginer une série d’architectures budgétaires pour chaque fonction de soutien qui viennent traduire la cartographie militaire. La mise en œuvre comme la mesure de la performance ne s’en trouveraient pas simplifiées.
À l’autre extrémité de l’éventail, on pourrait concevoir une organisation à l’allemande, qui extraie les services de soutien de l’organisation des armées. C’est l’idée récurrente d’une direction générale des services, régulièrement évoquée depuis une dizaine d’années. Intrinsèquement, cette idée vient contredire celle d’une singularité militaire des soutiens, puisque précisément la conception allemande des armées n’est plus liée à la guerre. Les échanges des auditeurs du CHEM avec nos partenaires militaires allemands en janvier 2019 permettent de considérer que ce modèle, très coûteux et qui ne leur donne pas totalement satisfaction, ne répondrait pas aux attentes des forces en France. L’aspect très transactionnel de la relation, les questions de réactivité opérationnelle, ainsi que la question de la vision d’ensemble de processus partagés entre les forces et les services, semblent de nature à écarter cette hypothèse.
Ni l’approche ministérielle, échappant au commandant opérationnel, ni l’approche organique d’armée, ne permettent de garantir un soutien suffisamment inclusif et adapté aux enjeux de la guerre du futur. C’est donc par une organisation interarmées des soutiens, dans une chaîne relevant hiérarchiquement de l’EMA, que passe la réponse aux attendus de la singularité positive conceptualisée par la Vision stratégique du Céma (12). Ces soutiens interarmées doivent intégrer différentes injonctions.
• La première peut être définie par une forme de robustesse militaire induisant des ratios ou des standards exorbitants de la norme civile. Il s’agit d’assumer le surcoût, clairement justifié par la finalité singulière, qui doit donc être clairement formulée en termes d’effets, et dont la nature assurantielle doit être expliquée. On doit aussi assumer une efficacité différente des standards du civil, car les prestations recherchées doivent être disponibles en tout temps, y compris dans un contexte très dégradé, même si l’ensemble des capacités ne sont pas totalement employées.
• La seconde est de nature culturelle : ces soutiens doivent permettre à chacune des armées, dans leurs diversités, de générer et de préserver une capacité opérationnelle passant par le respect et la promotion de leurs grammaires propres, de leurs cultures. Qu’il s’agisse d’effets pratiques ou d’effets plus difficiles à mesurer, il s’agit bien de concourir à l’aptitude opérationnelle des armées.
Centrer la réflexion sur les effets militaires à produire
Reconnues pour la valeur de leur réflexion doctrinale et leur puissante capacité à planifier, les Armées ont su de longue date intégrer dans les processus décisionnels les notions de centre de gravité et d’état final recherché. L’effort intellectuel consiste à déterminer une finalité conceptuelle en décrivant son essence, sa nature, son périmètre, son standard, pour ensuite en déduire, avec une balance des faiblesses, des forces, des risques et des opportunités, différents modèles et trajectoires.
Paradoxalement, en ce qui concerne les fonctions supports, cette démarche est défaillante. L’expression de besoin n’émerge pas naturellement. Certes les contrats opérationnels des services décrivent des catalogues de capacités, mais peu ou pas les effets attendus : nature des prestations, résilience, cadrage qualitatif et financier font plutôt défaut. Pourtant, cette démarche semble tout à fait cardinale pour en déduire les modes d’action et les travaux de conquête de ressources. La première des priorités semble donc de rénover la prescription. Il s’agit, pour les armées, de mieux décrire leurs attentes en opérations ou en vue des opérations, pour laisser aux experts la charge de produire des modes d’action permettant d’atteindre l’état final recherché. À l’évidence la démarche est plus exigeante que de décrire un parc de matériels, un volume de personnel et une chaîne de subordination dans un système organique, mais elle est aussi plus féconde et plus pérenne.
La charge d’expression rénovée du besoin doit s’assortir d’un principe de prescripteur-payeur à un niveau convenable de subsidiarité, pour ne pas faire porter sur le service prestataire la charge résultant de l’insuffisance de ressource. L’exemple de la maintenance des infrastructures est tout à fait éclairant, qui a pu voir des tensions survenir faute pour les commandants de BdD de disposer d’attributions budgétaires leur permettant de développer des politiques en lien avec leur appréciation des priorités locales. On avait donc une prescription non seulement insatisfaite, mais en plus déconnectée de la réalité économique et calendaire. Activité par activité, une évaluation de l’arborescence et de la subsidiarité budgétaire doit être poursuivie.
En termes de mode d’action de soutien, toutes les options qu’offre le système administratif, juridique, économique et industriel français ne sont pas naturellement ou suffisamment utilisées pour traduire en solutions les attentes. Ainsi, s’interdire systématiquement une mutualisation interministérielle au nom de la spécificité militaire relève de la singularité négative quand il n’y a pas d’autre argument que le principe de séparation avec les administrations déconcentrées de l’État. Si des moyens mutualisés garantissent les effets attendus au profit des armées, il y a lieu de ne pas les exclure. La mise en commun de ressources de soutien avec des personnes publiques, collectivités ou ministères, s’est in fine avérée un succès dans le cadre de l’opération Sentinelle.
De même, opposer a priori les prestations opérées en régie et les prestations externalisées, les premières étant présumées plus résilientes que les secondes, relève du dogme, plus facile à édicter qu’une forme de contractualisation suffisamment ambitieuse assortie d’un contrôle de prestation et d’une comptabilité analytique performants pour sécuriser les coûts (13). Par ailleurs, opposer une subsidiarité de terrain forcément réaliste et pragmatique, celle du commandement local, et un professionnalisme piloté par le haut, forcément dogmatique et coupé du réel, celui des services centraux de soutien, résiste mal à l’analyse. La bonne articulation passe par l’identification de structures charnières permettant le dialogue et la coordination. Il convient aussi de donner le temps aux ajustements récemment effectués, notamment par le Service de santé et le SCA, de produire leurs effets. Puisque ces ajustements font partie des mesures déclinées dans le cadre de l’actuelle loi de programmation militaire, leur évaluation pourrait s’inscrire dans le cadre d’appréciation de la performance de cette programmation.
Une approche excessivement organique bride la créativité et oublie les agences placées sous la tutelle du ministère des Armées, structures parfois méconnues, mais capables de dégager des réponses pertinentes aux défis du soutien des armées. L’exemple d’un établissement public comme l’Économat des armées, longtemps cantonné dans des segments très spécialisés, mérite d’être valorisé : il s’agit d’une structure capable de trouver des réponses agiles aux problématiques de ressources humaines, puisqu’il a la capacité juridique et financière d’embaucher et de débaucher. C’est aussi un opérateur capable de fournir d’intéressantes alternatives aux contraintes du droit budgétaire, par exemple en matière d’innovation, puisqu’il peut investir sur ses fonds propres. Comme les grandes entreprises de services (ONET, SODEXO…) qui voient les frontières de leur métier évoluer vers une activité d’agence multiservice et multitechnique, cet établissement plutôt axé sur le soutien alimentaire pourrait voir son rôle croître.
Dès lors que la vision des effets à produire est claire et assortie des ressources adaptées, la construction des modes d’action devient plus fluide pour répondre aux attendus des forces, qu’ils soient matériels comme en matière patrimoniale ou de transport, ou plus immatériels comme dans le cas des prestations de soutien à la condition du personnel ou au rayonnement des armées.
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« Administrer, c’est rendre la vie bonne et les gens heureux. » (Bossuet)
Il est nécessaire de voir plus loin que la critique habituelle des réformes organisationnelles de 2009. Le séquençage des structures et des représentations en opérationnels/non opérationnels, en mêlées/appuis/soutiens, en armées/directions/services, est généralement associé dans les esprits à une hiérarchisation. Il ne s’agit que de grilles de lecture marquées par la psychologie collective pour décrire la complexité d’effecteurs militaires directs ou indirects.
La complexité de nos systèmes de soutien est la contrepartie de leur modernisation et de la professionnalisation des armées. Elle est aussi la conséquence de leur diminution de ressources depuis plusieurs décennies. Elle a des effets pervers : l’anxiété qu’elle génère et le risque d’antagonisation des différents protagonistes. Il faut donc, non seulement limiter la complexité au strict minimum, mais en outre agir sur sa perception en inventant des interfaces humaines, matérielles et numériques, pour l’absorber et consolider une solidarité qui demeure naturelle.
L’organisation des soutiens militaires, déployée depuis 2009, est-elle critiquable ? Certainement. Elle n’est pas le produit d’une réflexion capacitaire militaire, mais de la déclinaison dans les armées d’une réforme de l’administration. La guerre et ce qu’elle induit n’ont donc pas été placés au cœur d’une démarche qui recherchait d’abord une réduction des coûts. Cette organisation a-t-elle pour autant failli à sa mission essentielle ? Il n’y a pas de démonstration d’une telle assertion. L’organisation mutualisée a permis de générer et projeter des détachements adaptés au soutien de l’ensemble des engagements militaires de la dernière décennie, en préservant l’essentiel du soutien organique en métropole malgré la déflation massive des fonctions support.
Plutôt que de rechercher une nouvelle réorganisation, mieux vaut corriger les différentes sous-capitalisations, avant de conduire une évaluation sans a priori des organisations en place, dans l’esprit du rapport Bouchard. Cette évaluation devra constituer une démarche fondamentalement militaire. Elle pourrait constituer un des chantiers préparatoires de la prochaine Loi de programmation militaire (LPM), en déclinaison d’une prochaine Revue stratégique ou d’un prochain Livre blanc.
(1) Engagée en 2007, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) visait une mise à plat de l’ensemble des missions de l’État afin d’identifier les réformes susceptibles de réduire les dépenses tout en améliorant l’efficacité des politiques publiques. La première vague de la RGPP a consisté en des réformes structurelles et une simplification des procédures administratives. Cela s’est traduit pour les armées par une mise en œuvre d’un plan de déflation, dès 2009, prévoyant une diminution de 54 000 personnels jusqu’à 2020.
(2) Loi du 24 juillet 1874 sur l’organisation de l’armée.
(3) Loi du 27 juillet 1872 sur le recrutement de l’armée.
(4) Loi du 16 mars 1882 sur l’administration de l’armée.
(5) Bouchard Léon, Rapport à M. le ministre de la Guerre, fait au nom de la Commission mixte chargée de préparer un projet de loi sur l’administration de l’armée, A. Wittersheim, 1874 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1337290/f3.image).
(6) Rapport non public du général d’armée de Bouteiller, inspecteur général des armées – terre.
(7) Si l’Armée d’Afrique est organiquement transformée en 19e Corps d’armée en 1873, les troupes coloniales ne se séparent du ministère de la Marine qu’en 1890, pour être rattachées au ministère de la Guerre par la loi du 7 juillet 1900.
(8) Chanet Jean-François, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire, 1871-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, 320 pages.
(9) Roussin Alfred, « Les Arsenaux de la Marine - Réformes dans leur organisation administrative », Revue des Deux Mondes, 4e période, tome 141, 1897, p. 320-339 (https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Arsenaux_de_la_marine_-_R%C3%A9formes_dans_leur_organisation_administrative).
(10) Bloch Marc, L’étrange défaite, Franc-Tireur, 1946, 215 pages.
(11) Extrait du rapport Bouchard, op. cit., p. 5.
(12) Lecointre François (général), Vision stratégique « pour une singularité positive », EMA, septembre 2018, 12 pages (www.defense.gouv.fr/).
(13) À cet égard, l’organisation du soutien d’un camp américain comme le Camp Phoenix à Kaboul dans les années 2000-2014, ou la prise en charge du soutien des escales américaines par des sociétés sous contrats avec l’US Navy, sont tout à fait éclairantes.