La notion de rapport de forces a-t-elle un sens à l’ère nucléaire ? (janvier 1976)
Note préliminaire : Le texte qui suit est la reproduction, dans sa forme orale improvisée, d’une conférence prononcée par l’auteur à l’occasion de l’ouverture du cycle annuel du Cours supérieur interarmées. L’auteur livre ses réflexions sur l’évolution et la validité de la notion traditionnelle de rapport de forces (1).
Le titre donné à cette conférence, « Rapport des forces dans le monde actuel », pourrait s’interpréter de deux manières : ou bien il s’agit essentiellement d’une analyse conceptuelle de la notion traditionnelle de rapport de forces telle qu’elle peut être transformée par un certain nombre des caractéristiques du monde dans lequel nous vivons, ou bien la relation des forces dans le monde actuel désigne une étude de fait des forces militaires, stratégiques ou classiques qui peuvent exister dans les différents pays. Bien entendu, il s’agira surtout dans cette conférence de la première interprétation car, s’il n’était question que de recenser le nombre et les types de vecteurs ou de têtes nucléaires disponibles dans les différents pays, la lecture du Military Balance, publié chaque année par l’Institut d’études stratégiques (IISS) de Londres, y suffirait.
Il s’agira donc essentiellement de réfléchir sur ce que devient, dans un monde complexe, la notion de rapport de forces, jadis relativement simple parce qu’elle se référait principalement aux forces armées. Quand on les comparait, on se référait alors au nombre, au matériel, à la qualité de l’organisation ou à la valeur des combattants et on y ajoutait une notion, classique dans la littérature militaire, celle du moral sur laquelle nombre d’auteurs militaires français, depuis Ardant du Picq jusqu’au Maréchal Foch, ont grandement insisté. Lorsque, à la comparaison des forces par rapport à une bataille, on ajoutait la comparaison par rapport à une campagne, on envisageait aussi le rôle de l’espace ou de la situation géopolitique. Et enfin, lorsque l’on comparait les forces non par rapport à une bataille ou à une campagne mais par rapport à une guerre tout entière, on faisait alors intervenir la notion de coefficient de mobilisation, c’est-à-dire la capacité d’un État de transformer, dans l’hypothèse d’un conflit, ses ressources matérielles et humaines en forces militaires. Tant qu’il ne s’agissait que de comparaisons de cette sorte, le problème, en somme, était simple, ce qui n’excluait pas les erreurs, car la comparaison des forces militaires se faisait normalement en fonction de l’expérience de la guerre précédente et. comme chacun sait, rien n’est plus dangereux pour la qualité d’une armée que d’avoir remporté une victoire dans la guerre précédente. Il en résultait que la comparaison anticipée des forces relatives des États ou des organisations militaires pouvait être erronée, bien que les données de la comparaison fussent relativement simples.
La notion, aujourd’hui, est devenue équivoque pour quatre raisons bien connues mais dont le rappel n’est pas inutile pour éclairer l’avenir :
• Premier fait nouveau : les armes nucléaires. Leur capacité de destruction est telle que l’on a mis en question l’application de la notion de supériorité ou d’infériorité lorsqu’il s’agit de comparer les capacités nucléaires des grandes puissances. D’où un premier problème en ce qui concerne le rapport des forces : la notion traditionnelle infériorité-supériorité a-t-elle ou non disparu lorsque l’on confronte les moyens nucléaires des supergrands ou, secondairement, les relations entre ceux-ci et les puissances moyennes ? En bref, que faut-il penser de la notion du pouvoir égalisaleur de l’atome ?
• Deuxième phénomène nouveau : il n’existe plus dans le monde actuel une représentation définie d’un type de guerre exclusif. En d’autres termes, entre la guerre introuvable – celle qui n’a jamais eu lieu, la guerre nucléaire – et les guerres du type révolutionnaire ou du type guérilla, il y a une différence fondamentale : il ne suffit pas d’avoir la capacité de raser le territoire de son adversaire pour triompher dans une guerre où ce sont les combattants individuels qui s’opposent à une armée classique. Disons abstraitement que la pluralité des types de guerre complique la comparaison de la relation des forces puisqu’il n’y a pas nécessairement de proportionnalité entre la capacité de vaincre dans un type de guerre et la capacité de vaincre dans un autre.
• Le monde dans lequel nous sommes constitue jusqu’à un certain degré, au point de vue militaire et politique, une unité, en ce sens au moins que les deux plus grandes puissances sont, d’une certaine manière, présentes sur tous les continents ; il n’en résulte pas cependant que la capacité d’action de ces grandes puissances en un point du globe soit nécessairement la même qu’en un autre lieu. Or, jusqu’ici, on procédait à la comparaison des forces par référence à une guerre unique livrée en une région déterminée du globe. Aujourd’hui il s’agirait de comparer les forces, au moins pour les plus grandes puissances, en tenant compte des différents théâtres d’opérations éventuels.
• Enfin, on a pris l’habitude de se référer non seulement aux forces militaires mais aux ressources économiques, ou éventuellement à la force que peut donner l’idéologie : l’utilisation simultanée de tous les moyens, économiques et moraux, complique de toute évidence la comparaison traditionnelle.
Après ce rappel des quatre raisons de la complexité de la notion soumise à notre réflexion, je voudrais vous proposer quelques définitions simples des concepts que j’utiliserai.
Premièrement, j’appellerai ressources l’ensemble des moyens matériels ou humains dont dispose une collectivité pour atteindre des objectifs ou imposer sa volonté au-dehors – je laisse de côté, pour ne pas compliquer l’analyse actuelle, leur utilisation aux fins de la politique intérieure. Les ressources essentielles à notre époque sont, bien entendu, les hommes, la science, la technique ; mais dans certains cas également, le contrôle d’une matière première indispensable peut, nous le savons, représenter une ressource fondamentale.
À partir des ressources, j’utilise comme un chacun la notion de coefficient de mobilisation : avec le même volume de ressources, les différents États ne sont pas capables de consacrer à l’action extérieure le même pourcentage de ressources données. Le coefficient de mobilisation dépend de facteurs multiples, mais un des facteurs principaux est évidemment la nature du régime politique intérieur. Il est de fait que l’Union soviétique, dans le monde actuel, a été capable de mobiliser au profit de ses forces armées ou de son action extérieure un pourcentage de ressources globales supérieur au pourcentage que les pays d’Europe, par exemple, consacrent à leur défense. Il est même supérieur à celui que les États-Unis eux-mêmes allouent à leur action extérieure et qui a régulièrement baissé au cours des dernières années. En dépit de divergences techniques sur l’interprétation des données soviétiques accessibles, tous les observateurs s’accordent pour constater la supériorité du coefficient soviétique de mobilisation des ressources en ces domaines.
Le troisième concept que je vous propose est celui de puissance. J’entends par puissance la capacité d’un État d’atteindre ses objectifs ou d’imposer sa volonté, et il me paraît essentiel de ne pas confondre, comme les auteurs américains ou anglais ont tendance à le faire dans le terme de « power », les deux notions que je distingue, de ressource d’une part et de puissance d’autre part. Vous le savez, en effet, dans la littérature américaine, la notion de « power » comme d’ailleurs celle de « might » sert indifféremment à désigner les ressources disponibles et la capacité d’action (2). J’ajoute qu’en fait, la même équivoque se trouve dans le langage français où le terme de puissance désigne selon les cas le concept que j’appelle ressources et celui que j’appelle au sens propre puissance, qui est pour moi une relation ; la puissance est une relation entre une volonté, en l’espèce une volonté étatique, et une autre volonté ou un objectif fixé. Chacun reconnaîtra immédiatement que la comparaison des ressources ne permet pas de déterminer les puissances respectives de deux belligérants en un lieu donné du monde. Si l’on s’était borné à comparer la puissance, au sens de ressource, du Vietnam du Nord et des États-Unis, on en aurait conclu avec évidence que l’issue de la guerre qui les opposait était prédéterminée. Tant qu’il ne s’agissait que de ressources ou de capacité de destruction, l’inégalité entre les États-Unis et le Vietnam du Nord était éclatante et écrasante. Et pourtant, en termes de puissance, c’est-à-dire de capacité d’atteindre les objectifs ou d’imposer sa volonté à l’autre, c’est un fait que le Vietnam du Nord a été le plus puissant.
Certes, on répondra que les États-Unis avaient la capacité de raser le territoire du Vietnam du Nord. C’est incontestable. Mais ils ne l’ont pas fait, fort heureusement, car la puissance définie comme relation entre deux États précisément n’est pas proportionnelle aux ressources disponibles ; une pluralité d’autres facteurs interviennent ; en l’espèce sont intervenus, d’une part le type de guerre livrée – une guérilla – d’autre part la force relative du gouvernement du Vietnam du Sud et du Vietnam du Nord. Un autre facteur important a été le blocage psychologique ou politique qui interdisait à l’État disposant des ressources les plus considérables de les utiliser totalement sur un théâtre d’opérations marginal en vue d’un objectif secondaire, qui lui interdisait en particulier l’usage des armes les plus destructrices.
Venons-en maintenant à une comparaison entre les forces des deux plus grands États du monde actuel en passant en revue les différents types de forces, d’abord militaires et ensuite, plus brièvement, économiques.
Plaçons-nous d’abord au niveau des armes nucléaires et réfléchissons à la question, simple dans sa formulation mais difficile : supériorité et infériorité, ces deux mots ont-ils encore quelque signification lorsque l’on compare les potentiels ou les capacités nucléaires de l’Union soviétique et des États-Unis ?
La réponse négative s’appuie sur un argument plausible, indéfiniment répété dans une grande partie de la littérature et de la presse consacrée à ce sujet. Il est incontestable que chacun des deux grands États dispose de beaucoup plus de moyens qu’il n’est nécessaire pour détruire la plus grande partie de l’autre. Les États-Unis disposent aujourd’hui de quelque 8 000 à 10 000 têtes nucléaires ; le nombre de têtes nucléaires aujourd’hui possédées par l’Union soviétique est probablement de la moitié. Les chiffres précis sont l’objet de contestations mais il est évident que chacun des deux, à supposer qu’il soit animé de la volonté de détruire l’autre, le peut, et même peut le faire en deuxième frappe ; mais aucun des deux n’a la capacité d’éliminer les forces de représailles de son adversaire potentiel, et par conséquent toute attaque, même dirigée par l’un contre les forces nucléaires de l’autre, ne lui épargnerait pas les représailles.
Pourquoi, dans ces conditions, les négociations sur la limitation des armements stratégiques, les SALT, se révèlent-elles aussi difficiles ? Pourquoi cette attention vigilante des deux puissances dans les négociations et pourquoi les dirigeants de ces deux États se conduisent-ils comme si, en réalité, la notion de supériorité et d’infériorité continuait à avoir un sens et une signification concrète ?
Comme vous le savez, la doctrine américaine a connu en ces matières quatre phases : la première a été celle des représailles massives ou de dissuasion unilatérale exercée par le seul détenteur d’armes nucléaires à l’égard de celui qui n’en possédait pas. La notion était simple : si une certaine ligne était franchie, la réplique serait immédiate et totale. C’est, disons, la doctrine la plus grossière de l’utilisation des armes nucléaires. On dissuade l’autre d’une certaine action en le menaçant de le frapper globalement s’il la commet.
Cette notion de représailles massives a dû être abandonnée à partir du moment où la dissuasion est devenue bilatérale et aussi à partir du moment où l’expérience de la guerre de Corée a révélé qu’en fait, les choses ne pouvaient pas se passer ainsi. Il y a donc eu un deuxième temps qui a été celui de la « réponse flexible » avec la tentative d’une stratégie d’action antiforce, l’auteur de cette doctrine. McNamara, déclarant d’ailleurs lui-même que la capacité des États-Unis d’éliminer les forces de représailles de l’Union soviétique ne durerait qu’une courte période.
La troisième période a été celle de la « destruction mutuelle assurée » (Mutual Assured Destruction), une des doctrines officielles des États-Unis : la stabilité est assurée au niveau nucléaire dans la mesure où chacun a la certitude qu’en cas de besoin l’autre peut le détruire. Cette doctrine de destruction mutuelle a fait place, il y a environ deux ans, à une quatrième doctrine que l’on attribue au secrétaire à la Défense, M. Schlesinger, que le président Ford vient d’écarter du Gouvernement.
Avant d’essayer d’analyser le sens que je suis tenté de donner à cette doctrine, je voudrais suggérer les facteurs qui peuvent déterminer l’infériorité ou la supériorité en ces matières.
Il va de soi que si des deux côtés on s’en tient à la notion de représailles massives, il est inutile de parler d’infériorité ou de supériorité ; ou tout au moins l’égalité est obtenue à partir du moment où chacun des deux est capable en deuxième frappe, en riposte, d’infliger des dommages comparables à ceux que son adversaire lui aurait infligés en première frappe. Si l’on se donne seulement l’alternative : ou pas d’usage des armes nucléaires ou, en cas d’usage des armes nucléaires, usage global, total, de représailles massives, à ce moment-là l’égalité suppose simplement une capacité de représailles suffisamment forte après une frappe éventuelle de l’adversaire.
Dans la situation actuelle, voici les facteurs que les auteurs font intervenir :
1° Nombre des vecteurs (le nombre des vecteurs soviétiques est actuellement sensiblement supérieur à celui des vecteurs américains) ;
2° Nombre des têtes nucléaires (ce nombre est supérieur du côté américain) ;
3° Vulnérabilité des vecteurs ;
4° Précision du tir ;
5° Puissance en kilotonnes des têtes nucléaires.
Quel est, au regard de ces facteurs, l’apport de la doctrine attribuée à M. Schlesinger ? Il me semble que cette doctrine se fonde essentiellement sur le facteur n° 4, c’est-à-dire sur la précision du tir et sur la volonté exprimée par le secrétaire d’État à la Défense (3), à savoir que les États-Unis doivent posséder des forces nucléaires suffisamment invulnérables et nombreuses pour être capables, en deuxième frappe et après une attaque éventuelle dirigée contre elles-mêmes, de répliquer de manière progressive et discriminée. Cela revient à dire que l’on est sorti du scénario : « s’il y a une première frappe contre mes forces nucléaires, je réplique contre les villes de l’adversaire » ; la doctrine Schlesinger complique le scénario et dit : « il est insensé de supposer que personne puisse s’en prendre aux villes de l’adversaire, car les villes de l’adversaire, c’est le recours ultime ; les villes de chacun sont des otages pour l’autre ». Par conséquent, il faut imaginer des scénarios suffisamment compliqués dans lesquels on ait la possibilité de faire intervenir la capacité de frapper exclusivement les installations militaires de l’adversaire. L’ancien secrétaire d’État à la Défense supposait donc qu’en cas de recours aux armes nucléaires, celui-ci serait progressif, que la première frappe adverse viserait les moyens militaires des États-Unis et que les États-Unis devraient conserver la possibilité de riposter en frappant exclusivement les installations militaires de l’adversaire.
Cette doctrine, telle que je l’interprète – et je m’en tiens aux déclarations qui ont été faites – a suscité une controverse dont le thème s’exprime ainsi, dans la grande presse tout au moins (et jusqu’à un certain point même dans la littérature spécialisée) : la complication progressive des scénarios et l’imagination d’une utilisation discriminée des forces nucléaires contre les forces nucléaires adverses, même après une première frappe, n’est-elle pas dangereuse, en ce sens que de telles démarches d’esprit tendent à présenter comme progressivement concevable la guerre que l’on veut exclure ? On retrouve, si je puis dire, la vieille polémique qui se poursuit dans le monde depuis vingt-cinq ans : faut-il, pour exclure cette guerre, la rendre à ce point monstrueuse que personne ne puisse l’imaginer sérieusement, ou bien, pour rendre plausible la dissuasion, faut-il la rapprocher d’une opération militaire de type classique ? Il est clair que la doctrine Schlesinger, après celle de la « flexible response », tend à rendre plausible ou concevable l’utilisation à la fois militaire et diplomatique des armes nucléaires. C’est le reproche que le New York Times, entre autres, a fait à maintes reprises à cette doctrine. À quoi on peut répondre par un argument également convaincant à mes yeux : la menace de frapper les villes de l’adversaire lorsque la conséquence inévitable serait notre propre destruction, cette menace-là est-elle plausible ? Depuis vingt-cinq ans, sous des formes perpétuellement renouvelées, ce dialogue continue.
Quoi qu’il en soit, pour en venir à la notion de supériorité et d’infériorité, il est certain que les Soviétiques aussi bien que les Américains prennent en considération le fait que, aux yeux du commun des mortels le nombre des vecteurs ou des têtes nucléaires apparaît, à tort ou à raison, comme un élément de force, de telle sorte qu’aucun des deux Grands n’est disposé à consentir à une apparente infériorité. Les techniciens, par ailleurs, pensent que le nombre de têtes nucléaires possédées, la précision du tir, la puissance des armes qui permet de détruire les silos des vecteurs, tous ces éléments représentent un élément de la puissance diplomatico-militaire et confèrent au gouvernement le maximum de liberté d’action.
Pour mieux expliciter l’idée que j’ai dans l’esprit, je vais imaginer, à la manière des auteurs américains, un scénario : supposons entre les deux grandes puissances un affrontement local, mettons au Proche-Orient. Supposons qu’à partir d’un conflit entre Israël et les pays arabes s’enclenche un début de confrontation militaire entre les deux flottes, soviétique et américaine, qui actuellement s’équilibrent en Méditerranée orientale. Supposons encore qu’à l’occasion des opérations militaires entre ces deux flottes, apparaissent d’un côté ou de l’autre des signes de défaite ou que l’un des deux adversaires paraisse en état d’infériorité. Ce que postule en pareil cas une doctrine subtile comme celle que défendait le secrétaire d’État, c’est la possibilité de monter jusqu’aux premiers échelons de l’emploi des armes nucléaires sans aboutir à l’apocalypse. Tout au moins, elle affirme que celui des deux gouvernements qui aurait la possibilité d’une utilisation discriminée et limitée des armes nucléaires posséderait dans sa panoplie quelque chose de plus que celui qui en serait réduit à l’emploi nucléaire massif pur et simple. On peut dire encore qu’une doctrine aussi subtile tend à suggérer que, dans le cas d’une crise diplomatique, la liberté de manœuvre permise par la complication de l’appareil nucléaire est un argument convaincant en vue d’un dénouement favorable de la crise. En d’autres termes, si l’on veut donner un sens à la volonté d’égalité nucléaire des deux grandes puissances, il faut supposer – et personnellement je crois valable une telle supposition – que la liberté de manœuvre conférée par la possession d’un arsenal extrêmement riche et diversifié exerce une influence sur le dénouement des crises locales.
Mais alors se pose la question : jusqu’à présent l’une quelconque des crises locales a-t-elle connu un dénouement proportionnel aux forces nucléaires respectives de l’un des deux Grands ? Pour ma part je n’oserais pas l’affirmer, et je vous citerai à ce propos deux réponses que le secrétaire d’État H. Kissinger m’a faites à des moments différents. Un jour où j’évoquais cette question, il m’a dit : « Nous ne pouvons pas faire ceci – je ne précise pas ce qu’il songeait à faire – parce que nous ne sommes plus dans la situation de 1962 où nous avions une supériorité nucléaire considérable sur l’Union soviétique ». Deux ans après, ayant entièrement oublié le propos qu’il avait tenu auparavant, il m’a affirmé avec la même conviction : « Je n’ai jamais eu le sentiment que le dénouement d’une crise diplomatique dépendait si peu que ce fût de la relation des forces nucléaires ». Dans un cas, H. Kissinger voulait me convaincre qu’il avait raison de signer un accord SALT et dans l’autre cas il voulait me convaincre qu’il avait raison d’accepter quelque chose qui lui était désagréable.
Tout ce que je veux malgré tout suggérer, c’est que la capacité de destruction totale de chacun par l’autre ne signifie pas encore qu’en matière nucléaire la notion d’infériorité et de supériorité ait perdu toute signification, car la capacité d’emploi discriminée de ces armes ouvre la possibilité au moins théorique de faire intervenir leur poids dans des crises diplomatiques ou dans des conflits locaux qui ne mettent pas en cause l’essentiel.
Que reste-t-il, à la lumière de ces observations inévitablement succinctes, de la notion du pouvoir égalisateur de l’atome ? Cette thèse, si mon analyse est exacte, se réfère tout simplement au scénario de l’utilisation globale et totale des forces nucléaires disponibles. Alors dans cette hypothèse, en effet, on peut dire qu’à partir d’une certaine capacité de destruction en deuxième frappe, il n’y a plus guère de différence entre les États. L’overkilling n’est pas nécessaire, il n’est pas nécessaire de tuer trois fois, il suffit de pouvoir tuer une fois ; mais il faut bien entendre que des propositions de cet ordre ne se réfèrent qu’au scénario le plus simple, et je dirai le plus grossier, celui de l’usage total des moyens nucléaires disponibles. Or, ce scénario est de tous le moins probable parce qu’il implique, pour celui qui en prendrait l’initiative, la quasi-certitude de sa propre destruction. En réalité, ce n’est d’ailleurs pas ainsi que l’entendent les théoriciens ; pour eux la menace de cet usage global et total suffit pour se défendre soi-même en dernier recours.
Laissons de côté la discussion de ce cas particulier qui se réfère à la France et qui est hors de mon propos aujourd’hui. Je dirai seulement qu’en admettant la validité de cette théorie pour la défense du territoire national, c’est-à-dire la création d’une menace même irrationnelle, il est clair que l’emploi diplomatique qui peut être fait de la menace de ces armes présente un caractère dissuasif strictement défensif, applicable à la sauvegarde du territoire national en tant qu’enjeu vital. Mais pour les deux grandes puissances, les armes nucléaires ont été l’arme du suprême recours qui leur permettait d’utiliser les autres forces militaires dans d’autres régions du monde et pour des enjeux non vitaux.
Les deux Grands ont en effet une politique extérieure active qui les amène à défendre des intérêts multiples dans tous les points du monde. Pour les deux superpuissances, la relation des forces nucléaires ne me paraît pas dénuée de sens, et je trouve relativement rationnelle l’attention prêtée par chacune d’elles à l’état exact de leurs relations ; je dis relativement rationnelle, car malgré tout il est difficile de se défendre, face aux scénarios imaginés, d’un certain sentiment de malaise ; disons qu’il s’agit là d’une littérature à la Kafka et qu’il est très difficile d’imaginer comment les choses pourraient en venir à se passer ainsi. Les scénarios compliqués imaginés par M. Schlesinger supposent de la part des gouvernements une maîtrise des nerfs exceptionnelle et une lucidité effrayante. D’ailleurs, jusqu’à présent, les dirigeants des deux grands États ont évité de pousser leur confrontation jusqu’à ce niveau et ils sont restés très largement en deçà.
Deuxième analyse, qui découle de la première : dans le monde actuel la capacité d’une action extérieure active dépend de l’ensemble des forces militaires et non pas d’une catégorie exclusive comme les armes nucléaires. La possession par une puissance moyenne d’armes nucléaires est un facteur éventuel de dissuasion et par conséquent de diplomatie défensive. Il est officiellement entendu dans la doctrine française que notre capacité nucléaire ne nous donne pas le moyen d’intervenir dans d’autres parties du monde.
Je laisse de côté la question difficile de savoir dans quelle mesure la force nucléaire française est une contribution à la défense européenne. Chacun sait que le problème le plus ardu est celui des armes atomiques tactiques terrestres puisque celles-ci, dans la mesure où elles sont situées aux frontières de la France, ne peuvent frapper que des objectifs situés sur le territoire d’un pays allié.
Laissons cette question et arrivons à la proposition qui, elle, me paraît fondamentale : les grandes puissances ne se définissent pas par la possession d’armes nucléaires, elles se définissent par la possession d’une panoplie complète de moyens, nucléaires et conventionnels, et du même coup nous retrouvons une idée qui se rapproche de celle du rapport des forces au sens traditionnel du terme. Bien entendu, il n’y a pas de supergrand, il n’y a pas de grande puissance au sens plein du terme sans possession d’armes nucléaires. Mais il n’y a pas non plus de grande puissance au sens traditionnel du terme sans d’autres armes que les armes nucléaires, car dans le cas où l’essentiel des moyens dont peut disposer une puissance moyenne est constitué par des armes nucléaires, cette puissance adopte automatiquement une stratégie défensive et n’a qu’une possibilité limitée d’intervenir au-dehors puisque, dans la majorité des conflits ou des crises du monde actuel, les armes qui sont utilisées se situent bien au-dessous du niveau nucléaire. Je suggère cette proposition avec bonne conscience d’autant plus que je me borne à reproduire presque mot pour mot les récentes déclarations du général Méry (4) qui a dit explicitement que l’on ne pouvait pas s’en tenir à la théorie du « tout ou rien », que dans la majorité des conflits du monde actuel les armes atomiques n’étaient pas utilisables et qu’il fallait par conséquent établir un certain équilibre entre forces conventionnelles et nucléaires.
Je n’entre pas dans les débats qui se sont déroulés dans l’Armée française sur ce sujet, je me borne à dire ceci qui me paraît incontestable pour un chacun, c’est qu’il n’y a pas de grande puissance sans la panoplie complète des moyens. Ce qui ne signifie pas qu’une puissance moyenne comme la France ne doive pas fonder essentiellement sa sécurité sur la possession d’armes nucléaires ; il s’agit là d’un choix sur lequel je ne veux pas revenir. Je veux seulement suggérer qu’à partir de l’élimination apparente des notions traditionnelles par les armes nucléaires, on y revient par une voie détournée en ce sens que, les armes nucléaires étant une force de suprême recours, c’est l’ensemble du potentiel militaire qui, aujourd’hui, définit la superpuissance. Si nous considérons par exemple la relation des forces des États-Unis et de l’Union soviétique dans le Proche-Orient, j’ai le sentiment que chacun est tenté de croire que la relation décisive est celle de la VIe Flotte d’un côté et de la flotte soviétique de l’autre. Ce qui a changé en Méditerranée orientale, au cours des dernières années, c’est l’importance de la flotte soviétique qui se trouve en permanence en Méditerranée. Selon certains articles de la presse américaine, au moment de la guerre du Kippour, lorsque M. Brejnev a demandé à M. Kissinger d’intervenir pour arrêter le début du succès des forces israéliennes, l’argument le plus fort qu’il a employé aurait été la capacité d’action de la flotte soviétique. Vraie ou fausse, cette information illustre néanmoins un fait : dans une crise de cet ordre, la force militaire qui influe sur le dénouement, c’est la force située sur place et susceptible d’intervenir sans entraîner l’ascension jusqu’au niveau nucléaire. En un autre cas, celui de la guerre indo-pakistanaise, toute la force militaire des États-Unis n’a en rien impressionné le gouvernement de l’Inde parce que les États-Unis n’avaient alors aucune force utilisable sur place. En d’autres termes, dans le cas d’un conflit local, ce qui intervient, plus que la relation globale des forces, ce sont les forces qu’on peut utiliser sur place sans faire monter le conflit ou la crise jusqu’au niveau où l’un ou l’autre serait tenté ou obligé de recourir aux armes nucléaires.
Ce que je viens de dire de la situation au Moyen-Orient et des flottes de guerre peut être repris à propos de la relation des forces classiques ou conventionnelles en Europe et en particulier sur le front central.
Ce qui me paraît modifier à cet égard les comparaisons anciennes du rapport des forces, c’est que ce que nous avons connu entre 1914-1918 et 1939-1945 est devenu, autant qu’on puisse le dire, inconcevable. La guerre de 1914-1918 fut commencée avec l’illusion, partagée des deux côtés, qu’elle serait courte, de type classique, et se terminerait en quelques mois par la victoire décisive d’une des deux armées. Il y avait bien eu quelques hérétiques pour prévoir la guerre de tranchée et la guerre longue, mais ils étaient fort peu nombreux. Le plus connu d’entre eux est le colonel Mayer, un ami du maréchal Foch et comme lui ancien élève de l’École Polytechnique, mais qui n’avait pas réussi sa carrière en raison de ses opinions contraires à la doctrine officielle de l’offensive à outrance.
Dans les deux cas, les conflits de 1914-1918 et 1939-1945 furent des guerres de matériel avec mobilisation progressive de l’ensemble des ressources industrielles et humaines. Il me semble que des guerres de cet ordre sont, dans la situation actuelle du monde, presque inconcevables. D’abord et avant tout à cause des armes nucléaires ; on ne conçoit pas que les grandes puissances se livrent pendant des mois ou des années des guerres de type classique à la manière de celles du début du XXe siècle. Toutes les guerres qui se sont livrées depuis 1945 ont été des guerres locales et limitées ; mais si l’on imagine – ce qui me paraît, dans la situation actuelle, extraordinairement improbable – des opérations militaires sur le front central en Europe, il paraît difficile de croire qu’il puisse s’agir d’opérations prolongées avec mobilisation progressive de l’industrie. Ajoutons que les guerres conventionnelles que nous avons connues apparaîtraient comme des jeux d’enfants comparées à celles qui sont dorénavant possibles. Après tout, lorsque l’Allemagne a commencé la Seconde Guerre mondiale, elle disposait d’une trentaine de millions de tonnes d’acier ; aujourd’hui les grandes puissances en produisent entre 150 millions et 200 millions. Les batailles de chars du Proche-Orient ont comporté l’usage de plus de matériel que celles de la Seconde Guerre mondiale. L’ordre de grandeur des guerres classiques possibles avec les ressources économiques disponibles a de quoi donner le vertige. Avec un peu d’optimisme on peut penser que les armes nucléaires sont arrivées à temps pour empêcher l’escalade des guerres livrées avec des armes classiques qui ont été déjà passablement horribles dans les deux cas précédents mais qui auraient pu prendre une dimension encore supérieure.
Quelle est la signification de l’égalité ou de l’inégalité des forces sur un théâtre d’opérations où il n’y a pas de menace immédiate de guerre, comme c’est le cas en Europe ?Dans la situation actuelle, d’après les chiffres officiels, les forces du Pacte de Varsovie disposent d’une supériorité numérique en chars et en aviation sur les forces de l’Otan. En résulte-t-il une menace sérieuse de guerre ? À mon sens non. Étant donné la nature du théâtre des opérations et le nombre des armes atomiques qui sont disponibles sur le champ de bataille, le risque que comporterait une ascension des hostilités est énorme. Il en résulte d’ailleurs que les alliés peuvent discuter indéfiniment sur ce que serait le seuil nucléaire et s’interroger sur le moment à partir duquel le recours aux armes nucléaires deviendrait inévitable ; disons que le rapport des forces classiques sur un théâtre d’opérations comme celui de l’Europe a plus ou moins d’importance selon qu’une bataille paraît plausible ou non, selon que la prolongation de la bataille avec armes classiques est vraisemblable ou non. Dans le cas du théâtre d’opérations européen, il est difficile en toute logique de concevoir qu’il y ait des opérations militaires classiques prolongées. Cela dit, l’équilibre approximatif des forces est, d’une part psychologiquement et diplomatiquement un élément nécessaire et d’autre part, théoriquement, il faut empêcher la création de faits accomplis et malgré tout retarder l’utilisation des armes nucléaires si la menace ne suffit pas à prévenir l’opération militaire. Disons que, sans que l’on puisse donner une signification rigide à l’équilibre approximatif des forces classiques sur un terrain comme celui de l’Europe centrale, on ne peut pas s’en désintéresser, même si l’on considère que, selon toute probabilité, le début d’opérations militaires entraînerait rapidement l’escalade. J’ajoute que nos amis américains, avec lesquels j’ai eu récemment un colloque dans une ville européenne (5), attachent aujourd’hui beaucoup d’importance à ce qu’ils appellent les « smart weapons » – les armes intelligentes (6) – qui, en effet, semblent représenter quelque chose d’intermédiaire entre les anciennes forces classiques et les armes nucléaires, et ils voient dans ces armes hautement efficaces un moyen d’ajouter pour ainsi dire un échelon de plus dans la hiérarchie ou dans l’échelle de la violence possible.
J’en viens brièvement au dernier élément de la comparaison, c’est-à-dire au rapport des forces économiques et techniques.
En fonction de l’analyse que j’ai pu faire, le rapport des ressources économiques et techniques reste un élément fondamental de la puissance des États, c’est-à-dire de leur capacité d’atteindre leurs objectifs ou d’imposer leur volonté. Cependant, le rapport des ressources économiques et techniques est subordonné pour son intervention au coefficient de mobilisation et, d’autre part, à l’avance ou au retard technologique. L’expérience en matière nucléaire semble indiquer que toute innovation technologique mise au point par l’une des deux grandes puissances ne tarde pas à être adoptée par l’autre également. Ce sont les États-Unis qui ont créé les premiers les vecteurs à têtes multiples ou MIRV mais, quelque temps après, les Soviétiques se lançaient à leur tour dans la même technique. D’autre part, comme la technique des Russes était moins sophistiquée, ils ont été conduits à fabriquer des vecteurs ayant une capacité de lancement supérieure à la capacité des vecteurs américains ; ils peuvent donc aujourd’hui mettre dans leurs SS-9, SS-17 ou SS-18 des têtes multiples ayant une puissance explosive considérable. D’une manière générale, il y a entre les deux grandes puissances une course permanente non pas à l’armement quantitativement maximum mais à la technique qualitativement la plus sophistiquée.
Quelle est l’influence de ces progrès techniques sur la relation des forces ? Si les États-Unis avaient disposé plus tôt des armes dites « smart bombs », ils auraient pu détruire plus d’objectifs au Nord-Vietnam avec moins de bombes. Les données effectives du combat auraient sans doute été modifiées par l’intervention à grande échelle de cette technique nouvelle. Ce qui signifie une fois de plus qu’un des éléments de la force militaire est la qualité technique, mais il faut ajouter que dans le cas des deux supergrands on a des raisons de croire non pas à l’égale valeur des techniques – la technique de l’électronique ou des ordinateurs aux États-Unis est très supérieure à celle de l’Union soviétique – mais à la capacité de l’Union soviétique de rattraper régulièrement son retard ou de découvrir à son tour ce que les États-Unis ont trouvé. Sans qu’il en résulte à chaque moment une égalité, aucun des deux adversaires ne peut parier de façon définitive sur sa supériorité technique.
En ce qui concerne la relation des forces économiques, d’après l’analyse que j’ai faite, le volume absolu du produit national brut qui servait de critère de comparaison n’a plus aujourd’hui qu’une signification relativement limitée, et puisqu’il s’agit de mobiliser dès maintenant des ressources en vue de soutenir une politique étrangère en temps de paix, la puissance dépend du coefficient de mobilisation, et par conséquent autant de la nature du régime politique que du volume absolu du produit national brut d’un côté ou de l’autre. La comparaison, encore valable il y a une vingtaine d’années, de la force relative des deux grands au moyen du volume du produit national brut est à peu près dénuée de signification par rapport à la réalité politico-militaire actuelle en raison des facteurs supplémentaires qui interviennent.
Il y a encore un autre élément que l’on doit prendre en considération, c’est la disposition des matières premières fondamentales pour l’activité économique. À cet égard, on peut dire que la faiblesse partielle et récente des États-Unis est de dépendre de l’importation d’une quantité substantielle de son énergie. Faiblesse que ne connaît pas l’Union soviétique. Mais en contrepartie les États-Unis possèdent pour le temps de paix une ressource d’une importance considérable : ils sont aujourd’hui plus que jamais le grenier du monde, ils sont les seuls à disposer d’un excédent considérable de céréales, les seuls en mesure de nourrir les millions d’hommes qui risquent de manquer de pain.
Reste maintenant à évoquer brièvement quelques questions dont je n’ai pas parlé faute de temps mais qui auraient pu faire l’objet de développements dans le cadre de cette conférence.
• Les conflits par l’intermédiaire de moyens économiques ou la pseudo-guerre du pétrole. Je dis pseudo-guerre, parce que je n’aime pas appeler guerre l’action d’un cartel ou l’augmentation du prix d’une matière première fondamentale et que, deuxièmement, il ne s’agit pas d’une guerre : la guerre du pétrole n’a pas eu lieu et n’aura pas lieu. Le risque n’en prendrait consistance que le jour où ceux qui produisent le pétrole, qui en disposent dans leur sous-sol. ne voudraient pas le vendre à ceux qui le consomment. Disposer dans le sous-sol d’une matière première non consommée ne signifie pas grand-chose ; bien que les intérêts des consommateurs et des producteurs ne soient évidemment pas convergents, puisque les uns veulent vendre cher et les autres veulent acheter bon marché, l’élément de solidarité et d’intérêt partagé entre les uns et les autres est beaucoup plus grand qu’on ne le dit, pour la bonne raison que les pays producteurs de pétrole ne peuvent pour l’instant dépenser leurs revenus pétroliers que dans les pays consommateurs ; la meilleure preuve en est que, deux ans après cette crise, toutes les visions d’apocalypse se sont dissipées et que, sans qu’il y ait à proprement parler réconciliation entre producteurs et consommateurs, on voit bien cependant les conditions d’un règlement tolérable.
• Je n’ai rien dit du niveau des conflits sub-classiques, c’est-à-dire des guerres révolutionnaires et des guerres de guérillas où les facteurs de force et de faiblesse sont tous différents. Pour un pays industrialisé, le facteur fondamental de faiblesse dans une guerre de cet ordre est que, sauf circonstances exceptionnelles, la population n’est pas prête à soutenir la guerre menée par une armée classique contre une armée de guérilla, à moins que cette population ne soit totalement convaincue de son bon droit, ce qui est rarement possible dans le cas d’un conflit militaire.
• Je n’ai pas parlé non plus d’une relation des forces qui joue un rôle considérable dans le monde actuel, à savoir la relation des forces à l’intérieur d’un sous-système relativement isolé. Dans le cas, par exemple, du sous-continent indien, le gouvernement de Mme Indira Gandhi avait réussi, par une alliance de revers avec l’Union soviétique, à neutraliser la Chine ; les États-Unis ne disposaient pas d’une capacité d’intervention dans cette région ; dans un tel sous-système isolé, ce qui est décisif c’est la relation des forces classiques locales, et nous en revenons alors à la notion traditionnelle du rapport des forces militaires, avec cette seule réserve que les guerres y sont courtes essentiellement parce que l’équipement militaire de beaucoup de ces États est hors de proportion avec les ressources de leur économie et que, pour une part, leurs armes et leurs munitions viennent du dehors. Il en résulte donc que ces guerres, livrées avec les armes classiques les plus modernes, ne peuvent pas durer puisque l’économie des pays en guerre ne peut pas supporter durablement le coût industriel et technique du conflit. Ces remarques s’appliquent aussi jusqu’à un certain point au sous-système du Proche-Orient qui est resté, jusqu’à la guerre du Kippour, un sous-système isolé au sens que je viens de donner à ce terme ; les deux grandes puissances se neutralisant réciproquement, la force localement supérieure pouvait remporter des succès militaires, Israël pouvait gagner des batailles et ne pouvait pas gagner la guerre militairement. Effectivement, Israël a gagné un certain nombre de batailles mais n’a pas gagné la dernière, et j’ajouterai que, si elle l’avait gagnée, ses chances de gagner la guerre auraient été encore plus faibles. Aussi longtemps, en effet, qu’un État ne peut pas contraindre le pays qu’il a provisoirement battu à faire la paix, un succès militaire ou une bataille gagnée ne conduit pas nécessairement à la paix. Or, dans la situation de dissymétrie fondamentale entre un pays de trois millions d’habitants d’un côté et un monde arabe de plusieurs dizaines de millions d’hommes de l’autre, à la longue, la seule victoire réelle pour Israël ce serait la paix. En dehors de la paix, Israël peut remporter des victoires au sens militaire du terme, c’est-à-dire des victoires tactiques, mais si la victoire politique se définit pour un État par le fait d’atteindre son objectif, le seul objectif possible pour Israël, c’est d’être reconnu par les États arabes, donc la paix. Bien entendu, la force militaire est un élément de cette paix, mais ce n’est ni l’élément décisif ni en tout cas l’élément exclusif.
Par définition, une analyse essentiellement conceptuelle ne conduit pas à une conclusion simple, je vous en soumettrai, si vous voulez, deux.
La première est que la notion du rapport des forces ou de l’équilibre des forces au sens traditionnel du terme est devenue difficilement applicable au monde actuel pour les quatre raisons que j’ai indiquées au point de départ ; par conséquent, dans l’analyse soit de la situation mondiale, soit d’une situation locale, il faut se référer non pas à des comparaisons entre les éléments globaux mais procéder à une analyse plus complexe. Qu’il s’agisse des armes nucléaires ou de la relation des forces classiques, ce qui me paraît fondamental dans le monde actuel c’est de ne pas oublier la pluralité des facteurs de forces : situation géopolitique, capacité technique, état de l’opinion publique, contexte mondial, etc.
La politique est devenue trop complexe, peut-on dire, pour la laisser à ceux qui ne s’attachent qu’à une seule idée. Aujourd’hui, il faut avoir le courage, quand on aperçoit une idée séduisante, de voir immédiatement les objections qu’elle peut appeler. Ce n’est pas par goût de la sophistication, mais c’est par consentement à la réalité que je passe ma vie à me battre contre ceux qui ont en ces matières des assurances dogmatiques. L’esprit de Montaigne me paraît plus que jamais nécessaire dans le monde où nous vivons.
Et voici ma deuxième conclusion : si, comme on le dit souvent, les forces militaires sont de plus en plus difficiles à utiliser dans le monde actuel – ce qui est partiellement vrai, il y a en effet des blocages contre l’utilisation des forces militaires de la part des grandes puissances – il faudrait tout de même fermer les yeux sur les réalités les plus évidentes pour ne pas voir que, dans le système international d’aujourd’hui, ceux qui jouent le rôle décisif sont ceux qui possèdent, si je puis dire en utilisant une vieille expression, « la poudre sèche » ou des canons. En d’autres termes, s’il est vrai que la force militaire ne suffit pas aux grands pour imposer leur volonté, il est rare que les autres, faute de force militaire puissent faire respecter ou imposer la leur. ♦
(1) Ce thème tient une large place dans l’ouvrage fondamental de Raymond Aron : Paix et guerre entre les nations ; Éditions Calmann-Levy, 1962.
(2) NDLR : Cf. le chapitre « La puissance et la force » de l’ouvrage de l’auteur : Paix et guerre entre les nations, p. 58-59.
(3) Rapport au Congrès ; 5 février 1975.
(4) Le Monde du 25 septembre 1975.
(5) Copenhague.
(6) Cf. Lt-Colonel D. Chevignard : « Des bombes agiles et intelligentes » in Revue de Défense Nationale, octobre 1973.