« Nous sommes entrés dans une ère de grande turbulence » (Emmanuel Macron, « Préface » de la Revue stratégique, 2017). Le contexte géopolitique, économique et social devient, en effet, de plus en plus tendu. Les cadres, dirigeants ou responsables, sont au cœur de ces tensions et doivent aujourd’hui affronter l’inconfort de ce mauvais temps. Mais naviguer dans ces conditions difficiles est délicat et ne s’improvise pas. Cela nécessite d’acquérir, d’une part des outils d’aide à la décision dans l’incertitude du brouillard ambiant, et d’autre part des outils de résilience face à la rudesse des conditions. Ceux fournis ici cherchent à permettre au décideur de « faire face » à l’adversité avec discernement.
« Faire face » - Le leadership sous tension
« La force de la Cité ne réside, ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux,
mais dans le caractère de ses citoyens. »
(Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse)
Le contexte géopolitique, économique et social devient de plus en plus tendu. L’État comme les entreprises, dans un destin commun, n’ont d’autre choix que de s’y adapter. Confrontés à une concurrence mondiale exacerbée exigeant toujours plus d’efficience (2), ils doivent faire davantage, avec moins de ressources. Or, en même temps, ces acteurs sont freinés dans leur élan par la pression grandissante des normes et des lois qui s’accumulent au gré des affaires et des procès, en réponse à une logique de précaution toujours plus prégnante.
Ces deux injonctions contradictoires ont des impacts significatifs sur les dirigeants et l’encadrement, tiraillés dans un équilibre instable entre, d’un côté une obligation accrue de performance, et de l’autre des contraintes juridiques toujours plus lourdes, au risque de paralyser l’initiative et l’action. Parmi les nombreux symptômes de ce malaise, on est interpellé par la forte augmentation du nombre de burn-out tant dans l’entreprise que dans l’administration, ou encore par le « blues des maires de France » largement relayé par les médias ces derniers mois : à l’approche des élections municipales, nombre d’entre eux hésitent, en effet, à briguer un nouveau mandat (voir infra).
Tout se passe comme si les capitaines de navires étaient aujourd’hui condamnés, soit à quitter le bord malgré eux, soit à affronter l’inconfort du mauvais temps. Naviguer dans ces conditions est effectivement difficile et ne s’improvise pas. Ce monde en turbulence, toujours plus complexe à appréhender, nécessite d’acquérir des outils d’aide à la décision et de résilience (3). Cet article poursuit l’ambition de fournir quelques-uns de ces outils pour permettre aux responsables de s’adapter à l’adversité avec discernement : affronter le risque avec courage et méthode, questionner son éthique et développer sa résilience personnelle. Cette dernière exige de découvrir les vertus de l’échec, d’économiser son énergie, de travailler son hygiène de vie, d’apprivoiser ses émotions et d’assouplir son ego.
Le militaire est particulièrement concerné par cette problématique du leadership sous tension. À la fois, comme tous les acteurs, il subit la pression de l’époque, mais aussi et surtout, son métier lui confère un rôle particulier : il se doit de s’armer pour affronter le gros temps. Car c’est bien lui qui, lorsque le temps forcit jusqu’à la tempête, se tient debout quand plus rien ne résiste, celui vers qui, dans le chaos de la guerre, « tout un peuple tourne […] son angoisse » (4), comme l’écrit Charles de Gaulle dans Le fil de l’épée. C’est cette force morale, cette capacité à « faire face » du militaire, que la nation attend de lui et qui fait toute sa singularité.
Un monde en tension
« Nous sommes entrés dans une ère de grande turbulence »
(Emmanuel Macron, « Préface » de la Revue stratégique, 2017)
Le monde se tend. Cette réalité s’impose à nous de manière claire et brutale. Après la chute du mur de Berlin, le modèle démocratique semblait s’imposer à tous et laissait entrevoir l’espoir d’une « fin de l’histoire » (5). Aujourd’hui pourtant, force est de constater que nous assistons à une nouvelle montée des tensions sécuritaires. Le monde ancien multipolaire, qui pendant près de quatre siècles a incarné « l’esprit des traités » (6), semble céder la place à un monde apolaire. Le multilatéralisme, patiemment construit pour favoriser la coopération entre les États, s’effrite irrémédiablement sous les coups de boutoirs répétés, d’une part de la Russie qui s’emploie à retrouver sa grandeur en dehors des traités internationaux, et d’autre part des États-Unis dont le Président, imprévisible, transforme la géopolitique en business.
Ce nouveau monde en déconstruction laisse émerger de nombreuses menaces sécuritaires. D’abord on assiste au retour des « États puissance » : Chine, Russie, Iran et Turquie qui, dans une dynamique militaire décomplexée, défendent leurs intérêts sans hésiter à sortir du cadre juridique international. Des conflits d’un genre nouveau émergent. D’une nature hybride, ils entremêlent propagande, cybercriminalité, désinformation, guerre économique et déstabilisation (7). De nouveaux milieux de conflictualité apparaissent : d’un côté, l’espace exo-atmosphérique qui s’arsenalise (8) ; de l’autre, le monde cybernétique dont certains estiment que la guerre y est déjà permanente. Parallèlement germe un terrorisme mondialisé, imprédictible et barbare qui, une fois éradiqué d’une partie du globe, semble renaître en métastases sur de nouveaux théâtres. Il a pour conséquence d’aggraver des crises migratoires touchant directement une Europe en quête de repères. Enfin se rajoute à ce tableau déjà sombre la perspective des conséquences des changements climatiques (9).
Symptôme de ces temps agités : les budgets de défense augmentent dans de nombreuses parties du monde. Celui de la Chine a été multiplié par trois en dix ans. Les États-Unis ont augmenté le leur de 30 milliards d’euros en deux ans (+ 5 % environ). En France, en pourcentage du PIB, il remonte depuis 2017, après trente ans de baisse (10).
Quant à la situation économique, elle ne fait que confirmer la tension mise en évidence par l’approche géopolitique. Par exemple, la situation en France est révélatrice : la dette publique y est passée de 30 % du PIB pendant la période de prospérité des Trente Glorieuses, à 65 % en 2008, et près de 100 % aujourd’hui (11). Le taux de chômage de longue durée (> un an) est passé en 10 ans de 2,4 % à 3,4 % de la population active (12). Côté européen, la dette publique italienne a atteint un niveau record (13) qui laisse planer le doute sur la capacité qu’aurait l’Europe à affronter une nouvelle crise après celle de la Grèce en 2008. Le Brexit, enfin, apporte son lot d’incertitudes à un contexte déjà très tendu.
Tensions géopolitiques et économiques sont deux facettes d’une même réalité, chacune se nourrissant de l’autre. Pour y faire face et éviter d’être déclassés, États comme entreprises se cabrent et résistent dans une recherche permanente d’augmentation de leur performance, chacun semblant condamné à s’adapter, au risque de générer de fortes tensions sociales. Gagner en efficience devient pour autant une nécessité pour survivre dans un contexte de concurrence mondialisée.
Si cette tension touche en premier lieu l’entreprise, elle concerne également l’État. Lui aussi est pris dans cette équation globale. D’une part, il cherche à alléger les charges portées par les acteurs économiques, pour leur permettre de gagner en performance, de lutter face à la concurrence à armes égales et de produire ainsi les emplois indispensables à la soutenabilité financière du pays dans son ensemble. D’autre part, l’État assume également ses choix régaliens qui, évidemment, pèsent sur les comptes publics. En particulier, la France défend ses intérêts géopolitiques en s’appuyant, entre autres, sur le troisième réseau diplomatique au monde, sur une armée parmi celles qui comptent aujourd’hui et sur la dissuasion nucléaire, assurance vie de la Nation. Enfin, attachée à son modèle social, la France œuvre pour le transformer afin d’en préserver l’essentiel. Ainsi l’État, comme l’entreprise, dans un destin commun, sont tous deux tendus vers une même obligation d’efficience.
Or parallèlement, alors que d’aucuns souhaiteraient un environnement où puissent être libérées les énergies, ces acteurs sont parfois, au contraire, freinés dans leur élan par des carcans normatifs toujours plus importants. Si la norme est indispensable à l’exercice de toute activité, elle peut s’avérer abondante et inadaptée ; constat que décrit bien Christian Morel dans sa trilogie : Les décisions absurdes (14). Par un principe inéluctable de précaution, chaque affaire, chaque procès, ajoute mécaniquement, dans une fuite en avant, son lot de règles et de normes à un mille-feuille législatif et réglementaire déjà pléthorique.
Au final, tout se passe comme si la société dans son ensemble était tiraillée entre ces deux tensions, dans un équilibre instable : d’une part la nécessité d’une plus grande efficience, de l’autre l’écrasant poids des normes qui empêche d’avancer.
Les cadres, dirigeants ou responsables, sont au cœur de cette pression et ressentent avec force le tiraillement entre leurs obligations de résultat et cette insécurité juridique. Parmi eux : les maires de France, dont le blues incarne aujourd’hui le symptôme de cette réalité grandissante. À un an des législatives, plus de la moitié des 36 000 maires ont exprimé leur volonté de ne pas renouveler leur mandat, faute de pouvoir l’assumer correctement. Le sénateur Éric Kerrouche décrit ce douloureux constat dans un livre publié fin 2018 (15). Il développe très largement la situation inconfortable des responsables opérationnels poussés à faire toujours plus, malgré la rareté de l’argent public, dans un contexte de judiciarisation marqué, rappelons-nous la condamnation en 2000 de ce maire de Charente-Maritime pour avoir négligé l’entretien des cages de football du stade de sa commune (16).
Alors faut-il renoncer aux responsabilités ? « Poser la casquette » ? Considérer que les conditions ne sont pas remplies pour l’exercice approprié du commandement ? Qu’il n’est pas juste de faire peser sur les épaules du responsable tout le poids juridique du hiatus, du tiraillement, entre obligations d’efficience et judiciarisation ?
En 1932, dans des temps également troublés, le commandant de Gaulle livrait une première réponse à la frilosité ambiante : « Dans ces jours de doute, il ne faut pas […] que fléchissent la valeur et l’ardeur de ceux qui doivent commander » (17). Si la situation est effectivement aujourd’hui très inconfortable, elle n’en reste pas moins gérable. Toute la question consiste à trouver les moyens de cette gestion.
Cet article poursuit l’ambition d’offrir au cadre dirigeant une panoplie d’outils, à la fois d’aide à la décision, mais aussi de résilience, afin de l’aider à « faire face » avec méthode à l’inconfort « d’un monde chaotique, d’une mer agitée à très agitée » (18). Naviguer par gros temps demeure possible, mais exige du capitaine de navire qu’il développe trois piliers :
• affronter le risque avec discernement ;
• questionner son éthique ;
• travailler sa résilience personnelle.
La métaphore du navigateur pris dans la tourmente, comme le responsable subit la tension du moment, illustre parfaitement le contexte des différentes époques : du beau temps des Trente Glorieuses, nous sommes aujourd’hui passés à l’inconfort d’une navigation par gros temps. Les cycles de l’Histoire, enfin, montrent combien il est opportun, pour une Nation, de cultiver sa résilience si demain nous étions amenés à rencontrer la tempête du chaos et de la guerre.
Affronter le risque avec discernement
« Commander, c’est prendre des risques, commander c’est agir »
(Général Philippe Lavigne, Chef d’état-major de l’Armée de l’air,
discours de prise de fonction, 31 août 2018)
Pourquoi ?
Plus le contexte se tend, plus l’écart se creuse mécaniquement entre missions et moyens, au risque de sortir parfois du cadre normatif. Le responsable se trouve ainsi plus fréquemment confronté aux « zones grises » : situations délicates où il est susceptible d’agir en marge des règles. Cette réalité, bien que difficile à admettre, doit être appréhendée avec discernement dans toute sa difficulté et sa complexité.
À ce titre, le Procureur de la République adjoint, chargé des affaires pénales militaires au tribunal de Marseille, interrogé sur ces questions, eut cette réponse éclairante : « Les juges ont conscience que l’administration n’a pas toujours les moyens de ses ambitions. Le jour où vous passerez devant eux parce que l’un de vos ouvriers sera tombé d’un toit ou que votre avion se sera crashé, alors que les règles n’auront pas pu toujours être respectées à la lettre, faute de moyens, les juges vous poseront un certain nombre de questions visant à s’assurer que vous avez procédé à une analyse de risque et fait de votre mieux. Si tel est le cas, et que vous êtes capable de le démontrer, vous saurez vous défendre ! » (19). Par ces mots, le Procureur invite le cadre dirigeant à agir et ne pas fuir ses responsabilités. Il lui fait prendre conscience de la marge de manœuvre encore offerte au chef opérationnel, malgré la contrainte et l’inconfort. Bien que le responsable soit enfermé dans une équation supposée impossible à résoudre entre missions exorbitantes, moyens toujours plus comptés et normes pléthoriques, des opportunités se présentent à lui pour poursuivre son action, pour « faire face ».
Deux exemples vécus en tant que commandant de la Base aérienne d’Istres, entre 2016 et 2018, illustrent cette réalité.
En janvier 2017, le Chili est ravagé par les pires feux de forêt de son histoire. 300 000 hectares sont détruits en un peu plus d’une semaine. La presse décrit à l’époque une réalité apocalyptique. Alors que l’aide internationale commence à se mobiliser, le Président français, François Hollande, propose à son homologue, Michelle Bachelet, d’apporter une contribution à l’effort humanitaire. Décision est prise d’affréter dans l’urgence un Boeing 767 pour convoyer rapidement jusqu’au Chili hommes et matériels de lutte contre les incendies. Il est demandé le matin même de la mission la possibilité de poser cet avion dans la nuit sur la BA d’Istres, pour redécoller rapidement une fois chargé. Or, les moyens étant comptés, la piste à l’époque, aussi grande et opérationnelle soit-elle, n’est pas homologuée pour accueillir, de nuit, ce type d’aéronefs. Le problème est connu. Des travaux sont en cours pour corriger les quelques défauts qui subsistent : des obstacles en l’occurrence. En effet, en cas de sortie de piste à l’atterrissage, les abords doivent être totalement dégagés, ce qui n’est pas encore le cas. Sur une piste longue de cinq mille mètres, c’est un défi.
L’aérodrome n’étant pas, pour ce type d’avion, en totale conformité avec les textes civils, le commandant de base demande à pouvoir décaler la mission de quelques heures. Car les normes, pour le coup, permettent de poser l’avion de jour. Mais il est répondu que la mission est trop urgente, ce qui peut se comprendre. Il est demandé la possibilité de dérouter l’avion à Marseille. Mais la BA offre, dans ce cas précis, une souplesse de chargement, et donc une rapidité précieuse, vu la quantité de matériel à charger. Le commandant de base est directeur d’aérodrome. À ce titre, il est responsable de la sécurité aérienne. En cas d’accident, il porte une grande partie de la responsabilité si des dysfonctionnements sont mis en évidence lors d’un éventuel procès. Il doit donc décider, dans cette incertitude, s’il accepte d’autoriser l’atterrissage de l’avion, ou pas…
Autre exemple vécu, relatif à la sécurité du travail cette fois-ci. Istres accueille, entre autres, les C-135 ravitailleurs de l’Armée de l’air qui sont de grande taille. Ainsi, lors des entretiens réguliers sur ce type de machine, les mécaniciens doivent s’attacher à une ligne de vie. Placée le long de la carlingue pendant les travaux, cette sangle permet d’éviter la chute, potentiellement mortelle. Un cas s’était produit sur la base d’Orléans en 2008. Son commandant de l’époque avait été condamné pour homicide involontaire à 10 mois de prison avec sursis et cinq mille euros d’amende.
Un matin, le commandant de l’escadron de soutien technique spécialisé, qui est à la tête des quatre cents mécaniciens chargés de ces entretiens, rend compte du fait qu’un audit de ses lignes de vie vient d’être réalisé. Elles sont en bon état. Les différents entretiens ont toujours été effectués et tracés. Mais, les lignes étant anciennes, le hasard des déménagements fait qu’il manque l’un des documents permettant de prouver leur certification initiale. De fait, un élément du puzzle, prouvant leur bonne conformité, fait défaut. Leur homologation a donc été suspendue. La question se pose dès lors d’utiliser ces lignes, sachant que la pression opérationnelle est forte. La dissuasion nucléaire aéroportée, mais aussi les opérations aériennes en cours, reposent sur le bon fonctionnement de ces ravitailleurs. Or, de nouvelles lignes de vies, une fois commandées, ne peuvent arriver à Istres qu’au bout d’un mois et demi.
Ce ne sont que deux exemples parmi d’autres. Plusieurs témoignages issus de l’industrie ou des armées, des forces spéciales en particulier, ont été recueillis et illustrent cette difficulté que de décider, d’agir, d’avancer, malgré ces hiatus. S’il est légitime que le cadre soit responsabilisé, la situation devient en revanche délicate quand, du fait de la double tension évoquée précédemment (efficience versus judiciarisation), les situations où l’activité se réalise en dehors du strict cadre normatif deviennent plus fréquentes. Est-ce « inacceptable », pour reprendre le terme consacré par la doctrine relative au contrôle interne ?
La réponse n’est pas évidente. Reprenons le premier exemple du Boeing 767. Est-il inacceptable de poser cet avion, alors que la norme n’est pas totalement respectée ? Face à ce dilemme, et à la difficulté de prendre la décision, le responsable doit éviter deux écueils. D’un côté, celui du chef « timoré » qui considère qu’il vaut mieux le bruit sec du parapluie qui s’ouvre, plutôt que le bruit sourd d’une carrière qui s’effondre. À la question posée, le « timoré » aurait certainement répondu par la négative, fort des règlements qui l’en empêchent. Étant donné le contexte de turbulence décrit plus haut, ce type de leadership aboutit inexorablement à ce que plus rien n’avance. Or, « commander, c’est agir ! ». À l’opposé, se trouve le chef « téméraire » qui pense, quant à lui, que les normes sont des freins à l’action, que diriger exige d’avoir de la chance, que le risque de crash est faible et que donc il convient d’accepter, sans approfondir la réflexion. Le personnage est inquiétant, car il ne procède à aucune analyse. Or, il faut aussi savoir dire non ; refuser la prise de risque d’une sortie du cadre, quand rien ne le justifie.
Comment ? La méthode « Prisme »
« Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action »
(Henri Bergson)
Il existe une troisième voie, une forme de point d’équilibre entre ces deux écueils. Au-delà de toute la littérature abondante sur le sujet de la maîtrise des risques (20), cet article propose un premier outil d’aide à la décision. J’ai choisi de l’appeler Prisme, pour « Prise de RISque Mesurée » (21). Ce procédé offre une solution rapide et efficace pour mesurer le caractère raisonnable de cette décision quand l’urgence ne permet pas de réaliser une étude de risque nécessitant, bien souvent, plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Cette méthode est inspirée du concept de « culture juste » (22), largement répandu dans le domaine aéronautique militaire, comme civil. Elle permet, dans l’incertitude de l’urgence, de décortiquer rapidement la problématique comme un prisme sépare la lumière en ses différentes fréquences. Le principe est d’analyser le problème posé au travers de sept questions fondamentales. Appliquons-le au cas du 767 :
1. Risque : quels sont précisément les risques, lors du posé de l’aéronef ?
En cas de sortie de piste à l’atterrissage, l’avion pourrait percuter l’un des obstacles encore présent. De jour, la probabilité de sortie de piste étant plus faible, la norme civile considère ce risque acceptable, mais pas de nuit. La probabilité d’une sortie de piste, multipliée par celle de percuter un obstacle encore présent, fait que l’occurrence du risque devient très faible. Pour autant, dans notre cas précis, la norme n’autorise pas le posé de l’avion.
2. Norme : quelle est la règle, la loi, la norme applicable au cas envisagé ? Qui la fixe ?
La Direction générale de l’aviation civile (DGAC) demande qu’il n’y ait pas d’obstacle sur une bande de 150 mètres de part et d’autre de la piste pour l’atterrissage et le décollage. Cette règle garantit un très haut niveau de sécurité des biens et des personnes mais n’est pas applicable à toutes les situations réellement rencontrées.
3. Écart : quel est l’écart entre la norme et le cas envisagé ? Est-il important, relatif, faible ?
Il ne reste que quelques obstacles, en cours de destruction. L’écart est estimé comme étant très faible.
4. Évitement : des alternatives sont-elles possibles ? La mission est-elle impérative ?
Deux options ont été proposées : attendre cinq heures pour poser l’avion de jour ou le dérouter sur l’aéroport de Marseille qui lui, est homologué. Étant donné l’urgence de la mission, les deux alternatives ont été refusées.
5. Atténuation : quelles mesures d’atténuation du risque peuvent être envisagées ?
Pour limiter le risque de sortie de piste à l’atterrissage, trois possibilités différentes : la première consiste à bien expliquer la problématique aux pilotes, avant le vol et pendant la procédure d’atterrissage, afin d’augmenter leur vigilance dans la période considérée. La deuxième revient à limiter la capacité à se poser par vent de travers. En effet, celui-ci est un facteur favorisant la sortie de piste. Enfin, les services de secours peuvent être mis en alerte.
6. Plan d’action : un plan d’action à moyen terme est-il prévu pour résoudre l’écart ?
La question d’un plan d’action visant à supprimer l’écart par rapport à la norme sera évidemment posée par le juge en cas d’accident : le dirigeant tolérait-il des entorses récurrentes par rapport à une norme sans s’en soucier, ou avait-il diagnostiqué le problème et entrepris d’y remédier en se fixant des objectifs précis et un échéancier réaliste ? En l’occurrence, dans le cas qui nous concerne, les travaux de suppression des obstacles sont en cours et doivent prendre encore six mois. Un plan d’action est bien prévu.
7. Compte rendu : comment, et à qui, rendre compte de la décision ?
En la matière : à nouveau deux écueils à éviter. Le « timoré », bien que responsable d’une décision qui lui incombe, rendra compte immédiatement à son supérieur hiérarchique qu’il se retrouve face à un dilemme qu’il ne peut résoudre et demandera la conduite à tenir. Cela revient à repousser la responsabilité au niveau supérieur. Le « téméraire », quant à lui, considérera qu’il vaut mieux garder le problème à son niveau. Que le faire remonter comporte le risque de tout bloquer. Il existe, de nouveau, une troisième voie intermédiaire entre ces deux écueils. Elle consiste, pour le responsable, à rendre compte de la décision prise, sur la base de l’analyse de risque effectuée, en laissant un laps de temps nécessaire à l’éventuelle réaction de désapprobation du supérieur. Cette démarche prudente, mais résolue, permet de privilégier l’action à l’immobilisme.
Les 7 points de la méthode ont pour objectif de mesurer dans l’urgence, par une analyse efficace et rapide du risque, la « proportionnalité » de la décision, à savoir : le rapport entre le caractère impérieux de la mission et l’écart constaté par rapport à la norme, autrement dit, le jeu en vaut-il la chandelle ? En admettant qu’il y ait un lien de causalité entre l’accident et l’écart, une décision proportionnée, basée sur une analyse tracée, offre une circonstance fortement atténuante lors du jugement. En effet, elle permet de prouver au juge qu’il n’est pas face à une « faute caractérisée », par « manquement délibéré » (23).
À la lumière de cette analyse rapide (le responsable ne disposait que de quelques heures pour décider), réalisée collectivement avec ses adjoints et spécialistes, le directeur d’aérodrome a fait in fine le choix de poser l’avion à Istres pour venir en aide aux Chiliens.
Dans le cadre de ses responsabilités actuelles et à venir, plus le contexte sera tendu entre efficience et judiciarisation (auquel il convient d’ajouter la tension médiatique), plus le responsable devra trouver ce point d’équilibre courageux entre une frilosité qui condamne à l’inaction et un esprit téméraire qui, s’il peut séduire parce que tourné vers l’action, est en réalité inconscient et contre-productif. Non seulement la témérité peut faire courir des risques excessifs, par un manque d’analyse, mais encore elle est de nature à inquiéter les équipiers. Or, en matière de commandement, en particulier dans la crise, le fait de rassurer ses équipes, d’emporter leur adhésion, devient essentiel. À ce titre, la méthode Prisme fournit un premier outil d’aide à la décision permettant d’objectiver la prise de risque.
Questionner son éthique
« C’est au moment du “je ne sais pas quelle est la bonne règle” que la question éthique se pose »
(Jacques Derrida, Entretien pour le journal L’Humanité, janvier 2004)
En réalité, la prise de décision d’agir en marge du cadre, plus prégnante en période de tension, va bien au-delà d’un simple sujet sur la maîtrise des risques.
Elle fait émerger un dilemme plus profond entre éthiques : d’un côté celle des règles (respecter la norme, la loi) et de l’autre celle de l’action (24) (le caractère impérieux de la mission) (25).
Dans notre réflexion, les mots « éthique » et « morale » seront clairement séparés, alors qu’ils peuvent être parfois confondus. L’éthique sera comprise dans son sens le plus restrictif, afin de la distinguer de la morale, plus englobante (26). Cette dernière véhicule des valeurs transcendantes, héritage d’une tradition et d’une culture. Le bien et le mal sont identifiés et connus de tous. Dans la notion d’éthique, au contraire, bien et mal sont positionnés dans un référentiel circonscrit dans le temps et dans l’espace. C’est bien un dilemme entre deux paradigmes éthiques que doit résoudre le commandant de base aérienne lorsqu’il se pose les questions d’autoriser l’atterrissage du Boeing 767 ou encore d’utiliser les lignes de vie : la mission est-elle suffisamment importante (éthique de l’action) pour qu’il accepte d’agir en marge de la norme (éthique des règles) ?
Par ailleurs, au-delà de ces deux éthiques, le décideur doit aussi composer avec celle de ses valeurs personnelles (27). Ces trois éthiques (règles, action et valeurs) sont en général convergentes et cohérentes : en effet, la règle et la norme sont le reflet de valeurs communément partagées et l’action s’inscrit naturellement dans le cadre de la norme. Mais, dans les moments de forte turbulence, ces trois référentiels peuvent diverger, voire se trouver en orthogonalité. Le décideur peut alors se trouver écartelé entre ces trois éthiques : doit-il respecter les règles au risque d’être paralysé ? Agir au nom de l’utilité mais au risque de se mettre en dehors de la norme ? Et quid de ses valeurs personnelles ?
C’est une question centrale irriguant l’homme de responsabilité qui, dans l’action, doit faire preuve de discernement face à ces dilemmes : donner la mort pour un militaire, par exemple ; effectuer des missions clandestines pour un agent ; autoriser la vente d’un armement ; diminuer les coûts de fonctionnement d’un hôpital pour un médecin chez qui la vie n’a pas de prix ; pour un officier supérieur, gérer sa triple loyauté vis-à-vis de son armée, du ministère et de l’interarmées, notamment lorsque les enjeux budgétaires sont clivants.
Autre exemple particulièrement éclairant : celui de l’agent chargé d’assurer l’ordre public. Face à une manifestation qui dégénère, il est amené à employer la force contre un manifestant. L’exercice est complexe et exige une réflexion éthique profonde, au risque de passer à côté du sujet. Dans la longue histoire insurrectionnelle de la France, les potentiels excès dans l’emploi de la force, dans le maintien de l’ordre, ne sont pas un phénomène nouveau. Fin mai 1968, au cœur de la crise, alors que les policiers, harcelés par les protestataires, sont dans le doute, de plus en plus décriés pour la violence de leur réponse, le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, prend l’initiative d’écrire une lettre (28), devenue célèbre, à ses 25 000 hommes à ce sujet. Il reconnaît les difficultés auxquelles sont confrontés les policiers lors de leur mission quotidienne. Il leur explique néanmoins que, s’ils ont le monopole de la violence légitime, c’est dans le but d’empêcher l’escalade de la violence sur le territoire, tout en préservant leur réputation. Il les exhorte à garder leur calme, malgré les outrages et les coups des manifestants pouvant aller jusqu’au jet de produits chimiques. « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même », écrira-t-il.
Tout responsable, dont la mission peut être d’employer la force, est amené un jour à affronter ces dilemmes. C’est ce qui fait sa singularité. Dans le calme, la question éthique se pose rarement. Mais lorsque le contexte se tend, elle émerge. Sous la tempête, au cœur des conflits, elle est permanente. Dans son livre Manager avec les philosophes, Flora Bernard pousse plus loin cette question en développant les réflexions d’Hannah Arendt qui en 1961 suit le procès Eichmann (29) à Jérusalem. Cette dernière en tire sa théorie controversée de « la banalité du mal » (30). Elle découvre, lors du procès, que l’accusé n’est pas le monstre cynique que d’aucuns imaginent. Sa monstruosité vient plutôt du fait qu’il est un personnage des plus communs, sans réflexion. Eichmann jugeait qu’obéir était une vertu suprême et c’est l’argument qu’il répète inlassablement au cours de son procès : respecter la règle et obéir aux ordres, à tout prix. Dans le triptyque éthique évoqué plus haut, Eichmann a totalement étouffé le pilier des valeurs, malgré le caractère extrême de la situation.
Face à ces dilemmes éthiques, la réponse d’Hannah Arendt n’est certainement pas de donner des solutions toutes faites, de préciser comment agir dans telle ou telle situation. Elle exhorte en revanche le décideur à être un homme de réflexion, un homme de discernement. C’est dans la pensée, dans le doute, dans l’hésitation que se joue la décision. C’est par une réflexion profonde et ancienne sur ces trois piliers de l’éthique que se forge « l’homme de caractère », comme le décrit Charles de Gaulle : « Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère. […]. Et loin de s’abriter sous la hiérarchie, de se cacher dans les textes, de se couvrir de comptes rendus, le voilà qui se dresse, se campe et fait front. […] Non qu’il soit inconscient du risque ou dédaigneux des conséquences, mais il les mesure de bonne foi et les accepte sans ruse » (31). Ce n’est pas un hasard si la question éthique est largement travaillée dans les écoles de formation des officiers. On y développe une réflexion active sur sa propre fonction, sans jugement. On y apprend à être au clair avec les conflits éthiques. La question posée est souvent celle du respect des règles au cœur de la mission, quand les injonctions opérationnelles semblent devoir primer.
Le sujet ne doit pas être tabou et pourtant il l’est le plus souvent, dans l’entreprise en particulier. On attend de cette dernière qu’elle soit systématiquement compliant – conforme. Et pourtant, tiraillée entre la réglementation toujours plus contraignante et ses obligations de performance, elle ne l’est pas toujours, bien que le sujet soit à la mode. La non-conformité n’est abordée que dans de très petits comités, alors qu’elle devrait l’être à tous les niveaux, avec courage et clairvoyance, quand ponctuellement les nécessités opérationnelles la remettent en question.
Ne pas interroger son éthique, c’est prendre le risque de tomber dans les écueils décrits plus haut face au risque : d’un côté ne pas savoir résoudre les dilemmes et donc renoncer face à la difficulté ; de l’autre ne poursuivre qu’une seule éthique au détriment des autres, dans une perte de discernement qui mène, à plus ou moins long terme, à l’échec. Faire preuve de discernement dans la décision, c’est affronter la réalité telle qu’elle est, dans toute sa complexité et sa difficulté, avec ses risques et ses dilemmes, et non pas telle qu’on la rêve : simple et facile.
Au-delà des dilemmes éthiques, le sujet pose également la question du courage. Celui décrit par Aristote dans L’éthique à Nicomaque (32), où le philosophe brosse d’un côté le caractère du « téméraire » qui « appelle [inutilement] de ses vœux les dangers », de l’autre celui du « lâche » dont Aristote dit qu’il est « un homme sans espoir ». Le courageux, quant à lui, « agit par amour du bien. […] Sa bravoure est la marque d’une disposition tournée vers l’espérance. […] Les deux premiers pèchent par excès ou par défaut. Le troisième se tient dans un juste milieu ». La question éthique nous place dans une position d’équilibre. Et c’est à cet endroit que se joue le vrai discernement. Il faut effectivement un certain courage pour choisir de risquer une carrière au service d’une mission qui nous dépasse. « Au final, ce qui va permettre de transcender tout cela, c’est le sens de la mission, le collectif et la dimension éthique de l’engagement » nous explique le général Denis Favier (33) pour qui la gestion du risque a été un sujet permanent tout au long de sa carrière opérationnelle.
Comme le précise Aristote, cette question qui nous dépasse, c’est effectivement l’« amour du bien » qui anime le cadre courageux. C’est, d’une certaine manière, le sens du service : cette prise de conscience que notre action s’inscrit dans quelque chose de transcendant qui n’est pas le simple assouvissement d’une ambition personnelle : la France, le drapeau, l’entreprise, son camarade ? Comment ne pas penser au sacrifice des soixante légionnaires du capitaine Danjou qui, le 30 avril 1863, résistèrent à Camerone contre deux mille Mexicains (34) ?
Travailler sa résilience personnelle
« Les vents me sont moins qu’à vous redoutables. Je plie, et ne romps pas. »
(Jean de La Fontaine, Le chêne et le roseau)
Deuxième facette du leadership sous tension, après la prise de décision : la résilience. Dans la tourmente, au-delà de la capacité qu’aura le cadre dirigeant à décider avec discernement au cœur de l’action, la question se posera également pour lui, à plus long terme, de gagner en résilience. Plus le contexte sera tendu, plus le poids des responsabilités pèsera sur ses épaules, lui faisant courir le risque d’une rupture. Il n’est plus possible, en effet, d’éluder la question du burn-out qui aujourd’hui a pris une tournure nouvelle et pousse à une profonde réflexion, en particulier chez les cadres (35). Il est devenu comme l’un des symptômes de cette tension du monde actuel, même si ses causes demeurent multiples. Une étude Malakoff Médéric de juin 2018 précise que 56 % des salariés se trouvent en situation de « fragilité professionnelle » (36).
Le responsable d’aujourd’hui, condamné à naviguer par gros temps, ne peut pas faire l’économie d’un travail sur sa résistance personnelle au travers des quatre piliers de la résilience : mentale et physique, bien sûr, mais aussi émotionnelle et spirituelle.
1. La flexibilité mentale
Au premier titre : sa propre capacité à recevoir ses défaites. Dans son livre Les vertus de l’échec, publié en 2016, Charles Pépin nous éclaire sur ce thème essentiel. Il nous indique combien « l’échec est au cœur de nos vies, de nos angoisses et de nos réussites ». Il distingue trois types de revers ayant chacun leurs vertus : les premiers nous rendent plus robustes et combatifs, pour reprendre l’adage de Nietzche : « ce qui ne tue pas rend plus fort ». Le deuxième type d’échec rend doublement sage. D’une part il rend humble et donc plus juste. À ce sujet, Steve Jobs disait que le fait d’avoir été renvoyé d’Apple était la meilleure chose qui ne lui soit jamais arrivée (37). D’autre part l’échec est source d’enseignement. On apprend en effet plus de ses échecs que de ses succès. Nelson Mandela, qui a passé près de 20 ans en prison, le disait à sa manière : « Dans la vie, je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ». Le troisième type d’échec est de ceux qui sont une porte ouverte vers d’autres opportunités. Nous avons tous en tête un exemple personnel de mésaventure qui a finalement donné lieu à un changement positif. L’immense déception de Serge Gainsbourg en tant que peintre l’a magnifiquement révélé comme compositeur et interprète, par exemple. « L’échec est au fondement de la réussite », écrivait Lao Tseu (38). Pour conclure, l’échec présente trois avantages : il rend plus robuste, plus sage et il est parfois source d’opportunités. Comprendre et vivre en profondeur ces réalités est la meilleure école de la résilience.
Dans un autre registre de la flexibilité mentale, la capacité à économiser son énergie, ou l’orienter vers les activités à plus forte plus-value, est également gage de résilience. La loi de Pareto est une découverte empirique constatant que 80 % des effets étaient le produit de 20 % des causes. Ce principe étendu au travail personnel nous pousse à optimiser notre action, lorsque nous sommes submergés. Les stoïciens comme Epictète ou Marc-Aurèle défendent, à leur manière, cette même idée. Ils nous encouragent à tourner notre action vers ce qui a le plus d’impact, en distinguant ce qui dépend de nous, de ce qui n’en dépend pas. Au-delà du fait de gagner du temps et de l’énergie, cela permet également de nous libérer de préoccupations inutiles. C’est une posture ultime de résilience que Marc-Aurèle résume ainsi : « Mon Dieu, donne-moi la force d’accepter ce que je ne peux pas changer, la volonté de changer ce que je peux changer, et la sagesse de savoir distinguer les deux ».
2. Physique
Deuxième pilier : la résilience physique. Il vient compléter le premier, dans une approche globale. Comment imaginer, en effet, que le mental résiste si le physique ne suit plus ? Or, tous deux sont ballottés dans les turbulences, quand le temps forcit. Ils sont à ce point liés que parfois le physique somatise notre état de fragilité mentale et psychique : ulcère à l’estomac, troubles du rythme cardiaque, mal de dos, pertes de cheveux, maladies de peau, hypertension, maux de ventre, peuvent être autant d’expressions d’une souffrance intérieure.
Voilà pourquoi se développent de plus en plus les activités comme le yoga, qui présentent l’intérêt de combiner à la fois musculation du corps, assouplissement et méditation. L’Armée de l’air, par exemple, prône le TOP – Technique d’optimisation du potentiel – qui mélange sport et sophrologie. Il s’agit d’un ensemble de pratiques faisant appel à la respiration, à la relaxation et à l’imagerie mentale. Ces techniques permettent d’améliorer la mémorisation, la concentration et la confiance en soi. Elles sont utilisées, à la fois pour optimiser les ressources du militaire, mais aussi pour évacuer le stress pendant les périodes de décompression, après les engagements opérationnels.
Au-delà de toutes ces méthodes, la résilience physique passe par le respect d’une bonne hygiène de vie : un régime nutritionnel adapté en premier lieu ; un sommeil de qualité ensuite ; et enfin la pratique régulière du sport qui, d’une part rend le corps plus robuste, d’autre part constitue une excellente manière d’évacuer les tensions résiduelles.
3. Émotionnelle
Le travail sur sa propre résilience n’est véritablement complet et cohérent que s’il intègre également deux autres piliers structurants que sont l’émotion et la spiritualité, le stress devenant aujourd’hui un sujet central pour les cadres.
Le MBTI (39) est un outil classique d’évaluation psychologique des cadres à potentiel. Le test a pour objectif de déterminer les préférences dominantes chez quelqu’un via 4 axes permettant ainsi d’identifier 16 grands types de personnalités. Or, au début des années 2000, un cinquième axe a été ajouté au test, celui de la résistance au stress, comme si au début du XXIe siècle celle-ci devenait un facteur supplémentaire de la réussite professionnelle. Qui n’a jamais ressenti ses émotions le submerger à l’heure de faire une présentation délicate, de passer un examen oral ou un entretien difficile ? Nous avons tous éprouvé le besoin de maîtriser ce sentiment, conscient du frein qu’il représentait pour notre performance.
Si ce besoin de maîtrise est légitime, une vision uniquement négative du stress, en revanche, n’aide pas à le contrôler. Dans un monde de réussite à tout prix, il est vu, tout comme la peur, et à tort, comme une faiblesse. Alors qu’en réalité, stress et peur sont des réactions naturelles du corps qui se protège, tendu vers l’action. Dans le milieu de l’aviation par exemple, il est dit d’un pilote qui n’a pas peur qu’il est dangereux. Le stress est, en réalité, une saine tension qui accroît vigilance et performance.
Pour autant, son excès est contre-productif. Mais le voir uniquement sous un angle négatif est la pire des manières si on prétend vouloir le maîtriser. À ce titre, Spinoza nous offre une interprétation plus positive et par là plus performante. Il explique qu’il vaut mieux chercher à comprendre et formuler les causes de ses émotions que de vouloir les contrôler. Nos émotions sont un sixième sens. Elles nous renseignent avec une acuité parfois supérieure aux cinq sens qui, en matière de psychologie, ne sont pas les plus affûtés. Considérer l’émotion comme un partenaire est la manière juste de la considérer. C’est également la meilleure façon de l’apprivoiser, donc de la maîtriser.
4. La question spirituelle
Dernier pilier de la résilience personnelle et peut-être le plus important : le fait de s’interroger, de méditer en pleine conscience (mindfulness) sur les sujets essentiels de l’existence : qui sommes-nous ? Quelle est notre finalité ? Sommes-nous le centre du monde ou y a-t-il une réalité qui nous transcende ? Notre réussite personnelle est-elle une chimère ou doit-elle être au cœur de nos préoccupations ? « Memento mori » – « souviens-toi que tu mourras » – est une formule de la Rome antique (40) et du christianisme médiéval exprimant la vanité de la vie terrestre qui sonne comme une réponse à ces questions. Les religions, comme les philosophies, se sont profondément interrogées sur cette question fondamentale qui induit une éthique du détachement et de l’ascèse visant à replacer l’ego à sa juste place.
Or, l’ego joue un rôle important dans le processus de résilience. Au départ, il peut être un puissant moteur de l’action. L’ambition, bien souvent, comporte en son sein une part d’ego non négligeable. Elle pousse à choisir les postes les plus exposés, à se lancer dans un entrepreneuriat qui comporte des risques importants. De ce fait, elle contient intrinsèquement une part positive. Mais il y a un revers de médaille. Quand les vents soufflent forts, dans la difficulté, en particulier face à l’échec, tout à coup cet ego, qui avant était une force, peut devenir une faiblesse, un talon d’Achille.
C’est toute la profondeur de l’enseignement donné par Jean de La Fontaine dans sa fable lorsque le roseau dit au chêne : « les vents me sont moins qu’à vous redoutables. Je plie, et ne romps pas. » Le chêne, fort de son arrogance, découvrira, à ses dépens, la différence fondamentale entre résistance et résilience.
* * *
« Si tu sais rencontrer triomphe après défaite et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu sais conserver ton courage et ta tête quand tous les autres les perdront,
Alors les rois, les dieux, la chance et la victoire seront à tout jamais tes esclaves soumis.
Et ce qui vaut mieux que les rois et la gloire, tu seras un homme mon fils »
(Rudyard Kipling, extrait de If).
Dans les turbulences, quand la pression monte, subsistent des façons d’affronter avec discernement un mauvais temps qui demain pourra s’assombrir encore davantage. Cet article nous a permis de découvrir quelques-uns des outils du leadership sous tension : d’abord affronter le risque avec courage et méthode afin de poursuivre l’action lorsqu’elle est impérieuse, tout en répondant au mieux à la contrainte juridique. Ensuite, questionner les éthiques pour être en capacité de résoudre les dilemmes quand ils se posent. Et enfin, travailler sa propre résilience dans une approche holistique autour des quatre piliers : mental, physique, émotionnel et spirituel. Cette résilience exige une certaine flexibilité permettant de découvrir les vertus de l’échec et d’économiser son énergie, de travailler son hygiène de vie, d’apprivoiser ses émotions et d’assouplir son ego.
C’est en s’exerçant régulièrement dans toutes ces dimensions que le capitaine de navire saura développer l’acuité de son discernement et trouver les bons équilibres lui permettant de tenir face à l’adversité. Le cadre, dirigeant ou responsable, s’il ambitionne d’acquérir le caractère, la trempe, d’un leader en temps de crise, a donc tout intérêt à se préparer, à questionner ces sujets en profondeur et à forger son expérience.
Il est important et légitime que les militaires se penchent sur ces problématiques et tentent humblement d’y apporter des réponses. Car c’est bien eux qui, le jour où souffle la tempête, se tiennent debout quand plus rien ne résiste, ceux vers qui, dans le chaos de la guerre, « tout un peuple tourne son angoisse ». C’est bien cette force morale, cette capacité à « faire face » de nos soldats, qui font toute leur singularité.
Éléments de bibliographie
Aristote, Éthique à Nicomaque, Éditions Les Échos du Maquis, 2014, 237 pages.
Armée de l’air, Manuel de gestion du risque opérationnel - PAA03-331, 2010, 32 pages.
Barnier Sébastien, « L’initiative du chef au combat : exploitation d’une opportunité tactique ou acte de désobéissance ? », Pensée militerre (Centre de doctrine et d’enseignement du commandement), 29 juillet 2018 (www.penseemiliterre.fr/plugins/cdec/pdf/to_pdf.php?entry=424).
Bernard Flora, Manager avec les philosophes, Édition Dunod, 2016, 157 pages.
Desportes Vincent, Décider dans l’incertitude (2e édition), Économica, 2015, 219 pages.
Gaulle (de) Charles, Le fil de l’épée, Édition Perrin, 1932, 146 pages.
Kherouche Éric, Le blues des maires, Éditions Jean Jaurès, 2018, 86 pages.
Lecointre François (Chef d’état-major des armées), Vision stratégique, « pour une singularité positive », 2018, 16 pages.
Lyautey Hubert, Le rôle social de l’officier, Édition Broché, 1891, 124 pages.
Merchet Jean-Dominique, « Interview du général Denis Favier », Secret défense, blog de L’Opinion (www.lopinion.fr/).
Morel Christian, Les décisions absurdes I. Sociologie des erreurs radicales et persistantes, Gallimard, 2002, 320 pages.
Morel Christian, Les décisions absurdes II. Comment les éviter, Gallimard, 2012, 288 pages.
Morel Christian, Les décisions absurdes III. L'enfer des règles - Les pièges relationnels, Gallimard, 2018, 272 pages.
Pepin Charles, Les vertus de l’échec, Édition Pocket, 2018, 190 pages.
Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale, 2017, 108 pages.
Seiler Valentin. « La prise de décision dans l’incertitude » (conférence), Légion étrangère, 21 février 2017 (www.legion-etrangere.com/).
Entretiens
Général Denis Favier, ancien directeur de la gendarmerie nationale.
M. le Procureur André Ribes, Procureur de la République adjoint en charge des affaires pénales militaires au TGI de Marseille.
Mme Frédérique Dubost, Avocate générale près la cour d’appel de Douai, ministère de la Justice.
Mme Flora Bernard, Cofondatrice de Thaé, philosophie en entreprise.
Mme Marie-Christine Dupuis Danon, coach, consultante et auteure, auditrice de la 69e session de l’IHEDN.
Illustrations
M. Jules Bourges.
(1) Le titre est en hommage à Georges Guynemer, as et héros de la Première Guerre mondiale, qui en fit sa devise.
(2) Rapport entre les résultats obtenus et les ressources utilisées pour les atteindre. Caractère de ce qui est efficace (qui atteint un objectif) et qui produit le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, de moyens. (Source : Wiktionnaire).
(3) Capacité d’une personne ou d’une société à résister à une épreuve brutale et à en tirer parti pour se renforcer. (Source : Wiktionnaire).
(4) Le fil de l’épée, Édition Perrin, 1932, p. 129.
(5) Concept remis au goût du jour en 1992 par Francis Fukuyama.
(6) En Europe, au XVIIe siècle, la fréquence des guerres donne lieu à une forme de « concert des Nations » dont la paix de Westphalie de 1648 constitue un aspect essentiel de ce qui est appelé « l’esprit des traités ».
(7) Illustré par la crise ukrainienne de 2013.
(8) La Chine a détruit un satellite en 2007, l’Inde en mars 2019. Fin 2018, la Russie espionne un satellite militaire français à partir de l’Espace, par exemple.
(9) Le scénario le plus probable aujourd’hui est supérieur à 3° C avec pour conséquence : multiplication des phénomènes météorologiques extrêmes, stress hydriques et alimentaires favorisant l’émergence de crises.
(10) Globalement de 3 % dans les années 1980 à 1,82 % en 2018 : Loi de finances initiale, pensions comprises (Source EMA).
(11) Source INSEE (www.insee.fr/fr/statistiques/2830301).
(12) Source INSEE (www.insee.fr/fr/statistiques/3713743).
(13) 132 % du PIB en 2017. Source Eurostat (https://ec.europa.eu/).
(14) Les décisions absurdes, Gallimard, 2002, 2012, 2018.
(15) Le blues des maires, Éditions Jean Jaurès, 2018, 86 pages.
(16) « Huit mois de prison avec sursis requis contre un maire charentais », La Dépêche, 5 août 2000 (www.ladepeche.fr/).
(17) Le fil de l’épée, op. cit., p. 54.
(18) Extrait d’une conférence d’Hubert Védrine à l’École navale, le 22 janvier 2018.
(19) Entretien avec M. André Ribes.
(20) L’Armée de l’air notamment, par l’intermédiaire de sa GRO (Gestion du risque opérationnel) qui permet de réaliser des analyses de risque exhaustives.
(21) Une phrase mnémotechnique permet de retenir les 7 points de la méthode dans l’ordre : « Rassemblons Nos Énergies. En Avant Pour Construire ».
(22) Les textes relatifs à la « culture juste » précisent, par exemple, qu’un pilote, en situation d’urgence nécessitant une décision et action immédiate, peut prendre toute décision/action qu’il considère nécessaire à la sécurité, même si elle s’écarte des règles ou procédures prévues.
(23) Combinaison des 3 articles du Code pénal : 121-3, alinéa 3 (sur la responsabilité), 221-6 (sur l’homicide involontaire) et 222-19 (sur les blessures involontaires).
(24) Ou « éthique conséquentialiste » qui estime que les actions sont à juger uniquement en fonction de leurs conséquences, potentiellement bonnes.
(25) Max Weber, quant à lui, oppose éthique de la conviction à celle de la responsabilité.
(26) La morale judéo-chrétienne, par exemple.
(27) Éthique déontologique (dérivé du mot grec signifiant « obligation » ou « devoir »).
(28) « La lettre de Maurice Grimaud aux policiers », Le Monde, 16 mai 2008 (www.lemonde.fr/).
(29) Fonctionnaire du IIIe Reich, criminel de guerre nazi, responsable de la logistique de « la solution finale »
(30) Arendt Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1966, 512 pages.
(31) Le fil de l’épée, op. cit., p. 60.
(32) Livre III, chapitres 10 à 12.
(33) Merchet Jean-Dominique, « Denis Favier (ex-GIGN) : “Rien de fort n’aurait pu se faire sans prise de risque” », L’Opinion, 17 mars 2017 (www.lopinion.fr/edition/politique/denis-favier-ex-gign-rien-fort-n-aurait-pu-se-faire-prise-risque-121027).
(34) Alors que les trois derniers allaient être massacrés, un officier Mexicain se précipite sur eux et les sauve. Il leur crie : « Rendez-vous ! ». Et eux de répondre : « Nous nous rendrons si vous nous promettez de relever et de soigner nos blessés et si vous nous laissez nos armes ». L’officier mexicain lança alors cette phrase devenue célèbre : « On ne refuse rien à des hommes comme vous ! »
(35) Catégories socio-professionnelles touchées : Ouvriers (7 %), Employés (10 %), Professions intermédiaires (13 %), Cadres (19 %), artisans, commerçants, chefs d’entreprise (20 %), Agriculteurs (24 %). Source : cabinet Technologia, 2014.
(36) Malakoff Médéric présente la 10e édition de son Baromètre santé et qualité de vie au travail, 20 septembre 2018 (https://newsroom.malakoffmederic-humanis.com/).
(37) Discours pour la remise de diplômes de Stanford, 2005 (www.mac4ever.com/dossiers/74525_steve-jobs-son-discours-a-stanford-en-2005).
(38) Tao Te Ching, texte sacré du Taoïsme.
(39) Myers Briggs Type Indicator, 1962, réalisé à partir des théories de Carl Gustav Jung.
(40) Cette phrase était prononcée par un esclave dans le sillage des généraux revenant victorieux dans la capitale de l’Empire pour leur rappeler que, quels que soient leurs exploits, ils ne devaient pas leur monter à la tête.