Préface
Les titres des dernières éditions de ce rendez-vous annuel, « Regards du CHEM », sont évocateurs de la bascule du monde qui s’accélère sous nos yeux. Très tôt, les auditeurs du Centre des hautes études militaires ont décelé les dangers et les menaces que cette bascule représente pour la France, sa population et sa civilisation. L’année 2024 n’aura pas échappé à cette funeste tendance. Après deux décennies d’interventions ininterrompues pour juguler le djihadisme sur fond de terrorisme, les États-Unis et leurs alliés sont tentés de se recentrer sur leurs intérêts plus directs, plus évidents pour leurs populations. Dans les espaces stratégiques délaissés par la puissance occidentale, des recompositions rapides sont à l’œuvre et le jeu de la puissance bat son plein.
Au Moyen-Orient, le 7 octobre 2023, le Hamas a provoqué un déchaînement dont il ne se remettra probablement pas, entraînant dans sa chute le Hezbollah et affaiblissant ainsi le levier d’action de l’Iran dans la région. Après un raid magistral de Tsahal, l’Iran est privé de l’essentiel de sa défense aérienne. Déséquilibré par ces actions, l’arc chiite cède en Syrie, où le régime de Damas avait eu jusque-là l’intelligence de placer son destin entre les mains de puissances extérieures : l’Iran et la Russie qui, pour son malheur, sont simultanément affaiblies. Un basculement spectaculaire.
La Chine, depuis Deng Xiaoping, président de la République populaire de Chine de 1978 à 1989, est nourrie par les mouvements de capitaux occidentaux dont elle a su, par son industrie et son ambition, tirer le meilleur parti pour sortir une grande partie de sa population de la misère. Gigantesque nation, encombrée par une population pléthorique, mue par l’honneur, la protection de ses intérêts devenus mondiaux et la peur de voir la légitimité de son modèle contestée à l’intérieur et attaquée de l’extérieur, elle cherche à établir une puissance qui fera la fierté de sa population et dissuadera ses compétiteurs, dont l’Occident avec lequel elle entretient une relation ambiguë. Ce dernier et, en particulier, les États-Unis, voit d’un œil méfiant le développement de ce compétiteur stratégique qui affiche la même ambition qu’eux.
La Russie, enfin, s’est lancée en Ukraine dans une entreprise stratégique d’ampleur, mue surtout par la peur de voir, une fois de plus, l’Otan s’installer à ses frontières. Sa stratégie de guerre éclair pour installer à Kiev un pouvoir qui lui soit favorable ayant tourné court, elle monte les enchères en poursuivant une stratégie d’usure, misant sur le caractère velléitaire des soutiens de Kiev et la faiblesse de leur base industrielle. Pour mener ce combat, elle oriente son économie vers la production d’armement et se tourne vers la Chine. Ainsi assistons-nous, avec une certaine inquiétude, à l’association de la plus grande usine du monde avec la plus grande source de matières premières du monde. Durablement maintenant, l’inquiétude stratégique s’est emparée des pays orientaux de l’alliance atlantique qui va se réarmer puissamment pour les décennies à venir.
Cette remise en cause du statu quo géopolitique se réalise dans un moment de convergence technologique comme il n’en a existé que peu dans l’histoire : celle de l’intelligence artificielle (IA), de la bio-ingénierie, du transhumanisme, de la robotique, du développement des réseaux d’infrastructures numériques, de la vulgarisation de l’utilisation de l’Espace, etc. La guerre va s’emparer de toutes ces technologies et de leurs champs d’action. Le mouvement sera d’autant plus rapide que la mondialisation homogénéise sur la planète les connaissances de ces sciences dont l’essentiel des applications est surtout civil. Pour l’Occident, la compétition sera d’autant plus rude que le partage des connaissances qui s’opère dans le monde ouvert qu’il a lui-même promu le prive de la supériorité technologique à laquelle il s’était habitué. Il ne s’agit pas là d’une évolution, mais d’une révolution, car elle conduira les états-majors à repenser la constitution de la puissance militaire et la façon de l’évaluer.
La puissance militaire est en général abordée par le prisme des plateformes (« le Vatican, combien de divisions ? », demandait déjà Staline) mais, en réalité, implicitement, ce sont les effets qu’elles peuvent produire qui nous intéressent. La vraie mesure de la puissance est donc celle des effets. Dans un monde technologique en rapide mutation, il faut revenir à cette vraie mesure, car les pistes sont vite brouillées. Il faut en réinventer l’instrument de mesure.
La mesure de la puissance physique est une force combinée à une vitesse. Le facteur temps est donc consubstantiel à la puissance militaire. Celui qui saura, avec une grande foudroyance, appliquer ses effets aura l’ascendant. Il s’agit donc de penser plus vite, de comprendre plus vite, de se déplacer plus vite, de frapper plus vite, de combiner les champs et les vecteurs plus vite pour terrasser l’adversaire. L’émergence de l’IA sert de catalyseur et de socle à l’accélération du développement de l’activité humaine dans tous les domaines, y compris celui de la guerre et de la sécurité. Pour le chef militaire, elle permettra sous peu de réduire l’incertitude, la surprise, la complexité des problèmes auxquels il est confronté. Elle permettra de gagner en vitesse, en fulgurance et, donc, en puissance. C’est une course de vitesse que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre.
Les évolutions techniques favorisent la création d’armes autonomes redoutablement efficaces, aujourd’hui, dans le domaine des drones et, demain, de la robotique. Elles seront si efficaces et si létales qu’elles soulèvent déjà des questions éthiques similaires à celles auxquelles le pape Innocent II avait essayé de répondre en interdisant l’arbalète au concile de Latran en 1139. On ne peut cependant pas désinventer. La bulle pontificale est largement restée lettre morte et les arbalètes ont continué à tuer les chevaliers malgré tout.
Qu’en est-il aujourd’hui des systèmes d’armes létaux autonomes (Sala) ? Si la France déclare y renoncer, avant même qu’ils n’existent, nos adversaires pourraient faire preuve de moins de scrupules. Dès lors, n’est-il pas justement contraire à la plus simple éthique de mettre à la merci de telles armes nos soldats de chair et de sang ? Est-ce supportable pour les familles qui voient l’un des leurs partir sous les drapeaux ? Est-ce simplement soutenable ?
S’agissant d’éthique, les réponses sont évolutives, comme l’a été notre position sur la question des drones armés. Il faut donc se garder de réponses définitives et il est plus sage de ne pas se fermer de portes trop vite. Il est cependant déjà certain qu’il faut monter dans ce train de l’autonomie robotique, car nos adversaires potentiels développent les technologies pour parvenir à développer des Sala, quitte à faire un détour par les Salia (systèmes d’armes létaux intégrant de l’autonomie, nécessitant une intervention humaine) pour nous rendre l’idée plus acceptable. Nos alliés y travaillent également : aux États-Unis, une ligne de contact uniquement composée de drones et de systèmes robotisés est envisagée. Ils envahiront les champs de bataille car ils économisent la vie des hommes sur le front. Il faudra alors leur opposer des armes efficaces et foudroyantes ; c’est le seul moyen de conserver l’ascendant et donc développer la robotique.
Dans le domaine de la guerre, la question de la robotique ouvre de nombreux champs d’interrogation. Pour vaincre, l’adversaire doit cesser de combattre et il y est acculé par la destruction de son potentiel de combat ou par l’effacement de sa volonté de se battre. L’accumulation des pertes et des tragédies personnelles finissent souvent par venir à bout de sa volonté. Qu’en sera-t-il demain avec une armée de robots dont les pertes ne pèseront sur la conscience de personne ? Quelles cibles permettront de briser la volonté de l’adversaire ? Probablement des cibles à forte valeur émotionnelle comme les centres urbains. Est-ce alors à dire que l’introduction de la robotique dans le combat conduirait à exposer encore davantage les populations civiles en faisant d’elles les cibles privilégiées de l’ennemi ? Si l’on observe le sort des villes dans les derniers conflits, cette question n’est probablement que rhétorique. Elle mérite cependant d’être posée pour des raisons militaires et éthiques.
Plus que toutes les autres guerres de l’histoire, la guerre robotique se réduira donc à une affaire logistique, industrielle et technologique. Si la guerre est une fournaise alimentée par les belligérants, celui qui aura la dernière bûche à y jeter aura l’ascendant, car il pourra alors détruire le potentiel de combat de l’adversaire. Cependant, l’Europe part avec un net retard en la matière.
La mutation que nous avons opérée sur nos économies dans les dernières décennies de paix, en focalisant nos efforts sur le secteur tertiaire, a laissé à nos potentiels compétiteurs/adversaires le quasi-monopole des secteurs manufacturiers ; ce n’est plus un choix stratégiquement sage. Le rapport Draghi Façonner l’Europe puissance le souligne et plaide pour un choc massif d’investissement en faveur de l’innovation technologique et de l’industrialisation. La marche est haute car il faut faire face aux convergences technologiques dans un environnement sécuritaire très dégradé et une compétition débridée. Toutefois, l’Europe – la France en particulier – a des atouts très importants pour relever le défi. Elle possède des universités parmi les plus prestigieuses du monde, sa population est très éduquée, inventive, industrieuse. Ses ingénieurs sont excellents ; la plupart ont l’ambition de s’épanouir dans les technologies du XXIe siècle, pourvu qu’ils en trouvent les moyens. Voilà le défi de la décennie à venir dont l’issue dépendra de notre capacité à avoir l’ascendant. ♦