Les États-Unis sont confrontés aux défis les plus complexes en matière d’armes nucléaires depuis le début de l’ère nucléaire ; la Chine est en train de devenir une puissance nucléaire montante et les États-Unis n’ont jamais eu à faire face à deux puissances nucléaires. Pendant ce temps, les Alliés perdent confiance dans les garanties de sécurité des États-Unis. Les accords de maîtrise des armements ont pratiquement disparu alors que les progrès des technologies perturbatrices ajoutent une nouvelle dynamique très déstabilisante au calcul de la dissuasion. Les États-Unis doivent adapter leur stratégie nucléaire et moderniser leur force pour rester crédibles tout en renforçant la stabilité et en réduisant le risque d’utilisation d’armes nucléaires.
L’adaptation des États-Unis à la tripolarité nucléaire dans un monde technologiquement changé
Les États-Unis sont confrontés à l’ensemble de questions les plus complexes autour des armes nucléaires depuis le début de l’ère nucléaire. Les projections concernant les armes nucléaires chinoises en font une puissance nucléaire montante ; les États-Unis n’ont jamais eu à faire face à deux puissances nucléaires et les accords de contrôle des armements ont presque disparu. La modernisation nucléaire de la Chine, sa récente agression dans le Pacifique et les menaces nucléaires russes ont changé à jamais la dynamique nucléaire. À cela s’ajoutent les progrès des technologies perturbatrices telles que l’intelligence artificielle (IA), la cybernétique et la précision des missiles. Ces événements, sans précédent, modifient complètement le calcul de la stratégie nucléaire américaine, dégradent la confiance des alliés dans les garanties et augmentent le risque de prolifération et de conflit nucléaire.
Le présent document analyse la dissuasion américaine face à deux puissances nucléaires homologues. L’article examine ensuite la politique nucléaire de la Chine et la perspective du contrôle des armements, la politique nucléaire des États-Unis et ses implications récentes, les technologies émergentes en tant que perturbateurs de la dissuasion nucléaire et les options en matière de contrôle des armements. Le document contient des recommandations sur la voie à suivre par les États-Unis pour maintenir une dissuasion crédible, rassurer les alliés et s’engager dans un contrôle formel et informel des armements.
Contexte
La stabilité stratégique est le terme qui désigne « l’absence d’incitation significative pour un adversaire à s’engager dans un comportement provocateur » (1). L’ère de la stabilité stratégique et de la confiance entre la Russie et les États-Unis est en train de s’achever pour quatre raisons : la prolifération chinoise, la fin des accords de contrôle des armements, l’invasion de l’Ukraine et les technologies de rupture (2).
Pendant les 80 années d’existence des armes nucléaires, la dissuasion a connu deux phases : la guerre froide et l’après-guerre froide. Pendant la guerre froide, la stratégie américaine, la structure des forces – les types de forces à déployer – et le dispositif des forces – leur état de préparation et leur emplacement – visaient uniquement à dissuader l’Union soviétique. L’après-guerre froide a vu une réduction significative des armes nucléaires – de plus de 70 000 à environ 12 500 aujourd’hui – sur la base d’une réduction de la menace russe (3). La politique nucléaire et l’expertise humaine des États-Unis se sont largement érodées au fur et à mesure que la concurrence entre pairs diminuait.
Depuis la mise au point d’une arme nucléaire en 1964 jusqu’à il y a quelques années, la Chine a maintenu une politique de « dissuasion minimale » avec environ 200 armes de capacité limitée (4). Cependant, au cours des neuf dernières années, elle a rapidement augmenté son arsenal nucléaire – de 400 armes aujourd’hui à probablement plus de 1 000 d’ici 2030 –, tout en diversifiant sa structure et son dispositif (5).
En 2022, l’ancien commandant de l’US STRATCOM a déclaré que la dissuasion n’avait plus rien à voir avec celle de la guerre froide, où deux superpuissances, et non trois, s’appuyaient largement sur des mesures indirectes pour se contraindre mutuellement et maintenir l’équilibre (6). Il a évoqué le « problème des trois corps » : en physique, lorsque les orbites de trois corps sont instables et impossibles à prédire (7).
Bien que les aspects fondamentaux de la politique nucléaire chinoise n’aient pas changé – « pas de première frappe », pas d’armes nucléaires tactiques et pas de parité avec les États-Unis –, il semble qu’ils aient modifié leur stratégie, ce qui met les États-Unis dans une position vulnérable où l’efficacité de la dissuasion est menacée (8) : capacité à dissuader deux adversaires ; inquiétude des États-Unis quant à leur propre capacité à détecter les systèmes technologiquement avancés et à s’en défendre ; et érosion de la confiance des alliés dans les assurances (9).
Ensuite, les progrès réalisés dans les domaines de l’Intelligence artificielle (IA), de la cybernétique, de l’Espace et des armes conventionnelles – notamment la technologie des missiles – brouillent les frontières entre effets dissuasifs et effets d’escalade, ce qui met en évidence le « dilemme de sécurité », c’est-à-dire le fait que les actions d’un acteur sont perçues par un autre comme une menace, ce qui entraîne une escalade en spirale des réactions (10).
Dans ce contexte, les accords de contrôle des armements qui existaient entre les États-Unis et la Russie ont pratiquement disparu ; Il ne reste plus que le New Start, mais il est sous assistance respiratoire et prendra fin en 2026. La Chine, qui n’a jamais participé à ces accords, n’est pas limitée dans sa poursuite de la modernisation nucléaire et n’est guère incitée à s’engager dans le contrôle des armements et la réduction des risques (11).
La tripolarité nucléaire est la nouvelle normalité de la dissuasion nucléaire, mais à ce jeu stratégique plus compliqué vient s’ajouter une probabilité plus forte de voir les armes nucléaires réellement employées (12). Le changement profond de l’ancien paradigme nucléaire a entraîné une diminution de la stabilité et un risque accru de prolifération. Il n’existe pas de modèle de dissuasion entre trois puissances nucléaires, ni de modèle qui prenne en compte l’IA.
Doctrine nucléaire de la Chine
La doctrine nucléaire de la Chine repose sur les principes de la stricte suffisance, du non-emploi en premier, des représailles assurées, de la non-menace d’armes nucléaires contre des nations non nucléaires et de la non-utilisation d’armes nucléaires dans des conflits conventionnels (13). Cependant, ces dernières années, la stratégie de la Chine utilise des termes tels que « victoire stratégique » (14). Selon un expert chinois, Pékin pourrait avoir pour objectif politique « d’accélérer la fin de l’ordre dominé par l’Occident et de forcer l’Amérique à accepter une coexistence pacifique avec la Chine et à la traiter avec respect » (15).
Jusqu’à récemment, la Chine, avec ses 200 ogives, n’était pas un facteur important dans la stratégie de dissuasion des États-Unis. Toutefois, son arsenal s’est développé pour atteindre environ 400 ogives, avec des projections de 1 500 d’ici 2035 (16).
Les experts ne s’entendent pas sur les intentions de la Chine, mais ils sont d’accord pour dire qu’elle représente un énorme défi pour les États-Unis et leurs alliés (17). Un expert affirme que la Chine ne recherche pas la parité nucléaire, mais qu’elle veut se doter d’une capacité de seconde frappe plus apte à la survie : « L’augmentation récente de la taille de l’arsenal chinois ne suffit pas à suggérer que la Chine ait abandonné les aspects fondamentaux de sa doctrine nucléaire… (18) ». À l’inverse, d’autres affirment que le programme de modernisation de la Chine, combiné à ses récentes prises de position, représente une nouvelle doctrine de coercition nucléaire (19). Cependant, Pékin s’intéresse à la « vulnérabilité mutuelle », un scénario dans lequel les acteurs reconnaissent les dommages que l’autre pourrait leur infliger, avec pour effet d’être traitée comme un pair nucléaire (20).
Pendant des années, la Chine a disposé d’une faible capacité de seconde frappe, mais cela pourrait avoir changé avec l’introduction de lanceurs mobiles, les progrès réalisés en matière de radars et de satellites d’alerte précoce, et les essais réussis de planeurs hypersoniques (21). Par exemple, en 2022, le Pentagone a indiqué que les « préoccupations à long terme de la Chine concernant les capacités de défense antimissile des États-Unis » ont probablement stimulé les investissements dans les planeurs hypersoniques et les systèmes de bombardement orbital fractionné (FOBS) (22). Pékin a encore diversifié la structure de ses forces et son état de préparation en adoptant une posture de « lancement sur alerte » en connectant les ogives aux lanceurs (23). En outre, elle a ajouté une capacité de lancement sous-marin et ses Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) effectuent désormais des patrouilles maritimes « quasi-continues », ce qui représente un changement important à sa politique déclaratoire (24).
Ensuite, la perception qu’elle a de sa capacité de seconde frappe, qui lui permet de mieux survivre, pourrait la pousser à des provocations plus risquées en pensant qu’elle peut contrôler l’escalade (25). Jusqu’à présent, la Chine s’est abstenue de menacer d’utiliser des armes nucléaires pour combler ses lacunes conventionnelles, mais certains Chinois sont convaincus que les États-Unis n’interviendraient pas au nom d’un allié s’ils pensaient que le conflit pouvait dégénérer en conflit nucléaire (26).
Enfin, alors que les pays occidentaux considèrent que la vérification est utile pour instaurer la confiance, la Chine y est réticente et n’est guère incitée à le faire, malgré la pression croissante pour qu’elle s’engage dans le contrôle des armements (27). Cela s’explique pour trois raisons : incitations politiques, disparité perçue des capacités militaires et confiance mutuelle ; la Chine considère que le contrôle des armements est avantageux pour une partie plus forte que pour une partie plus faible (28). Elle a, par ailleurs, montré une préférence pour le forum du P5 lorsqu’il s’agit du dialogue nucléaire (29).
Doctrine et stratégie nucléaires des États-Unis
Le rôle des armes nucléaires américaines est de dissuader les attaques nucléaires contre les États-Unis et leurs alliés, de rassurer les partenaires et d’atteindre les objectifs de frappe en cas d’échec de la dissuasion. Dans la Nuclear Posture Review de 2022, les États-Unis ont rejeté la doctrine du « non-recours en premier », en raison des niveaux de risque inacceptables liés à la mise sur le marché d’armes avancées par les adversaires (30). Cela amènerait tout adversaire à envisager avec une grande prudence toute posture ou utilisation de systèmes tels que les véhicules planeurs hypersoniques ou les FOBS.
En outre, les États-Unis mettent l’accent sur la « dissuasion intégrée », qui comprend une combinaison adaptée de capacités non nucléaires pour des scénarios spécifiques (31). Plus récemment, le conseiller américain à la Sécurité nationale a déclaré que les États-Unis n’avaient pas besoin de surpasser en nombre les armes nucléaires russes et chinoises pour les dissuader (32).
L’ancienne stratégie nucléaire des États-Unis était essentiellement axée sur la Russie, mais la Chine est en train de devenir une puissance nucléaire à part entière (33). Une réalité tripolaire signifie que les échelles d’escalade traditionnelles ne sont plus aussi cohérentes ou efficaces pour faire face aux risques, c’est pourquoi les États-Unis ont besoin d’une dissuasion plus flexible qui inclut des capacités non nucléaires (34).
Au début de l’année 2024, le directeur de l’Agence nationale de sécurité nucléaire (NNSA) a déclaré que, pour maintenir une dissuasion crédible, les États-Unis doivent moderniser leurs infrastructures vieillissantes et s’adapter aux technologies émergentes (35). Washington dépense environ 50 milliards de dollars par an pour maintenir ses capacités nucléaires, et comme tous les éléments de sa triade nucléaire sont en cours de remplacement, certains estiment que les capacités américaines sont plus qu’adéquates pour assurer la survie de la force, aujourd’hui et dans un avenir proche (36). Toutefois, l’une des préoccupations majeures des États-Unis est le risque infime que la Chine et la Russie s’allient contre eux en cas de conflit (37).
Les désaccords au sein des milieux d’experts américains de la sécurité sur le danger posé par la Chine sont au cœur des débats politiques sur la manière dont les États-Unis doivent réagir. Selon un expert, le principal objectif des États-Unis devrait être d’éviter de déclencher un changement dans la doctrine et la posture nucléaires chinoises (38). L’annulation du missile de croisière nucléaire lancé depuis la mer (SLCM-N) en 2022 témoigne de la volonté américaine de maintenir une distinction claire entre les bâtiments nucléaires et conventionnels et de s’assurer que la Chine ne change pas de politique (39).
Il existe d’autres domaines dans lesquels les États-Unis pourraient envisager de renforcer leurs capacités. Ils devront former une nouvelle génération d’experts dans le domaine nucléaire, en raison d’un sous-investissement chronique depuis la fin de la guerre froide (40). Ils pourraient également augmenter le nombre de têtes nucléaires sur les Missiles balistiques intercontinentaux (ICBM), un processus qui appellé « uploading », et envisager de développer des lanceurs mobiles plus difficiles à cibler que les ICBM fixes (41). En outre, ils pourraient envisager la réutilisation de véhicules de rentrée à cibles multiples et indépendantes (MIRV) sur les ICBM, ce qui constitue un écart important par rapport au New Start, mais que la Russie pratique déjà (42). En outre, ils pourraient acquérir davantage de Missiles de croisière à lanceur aérien (ALCM) sur les bombardiers, augmenter l’acquisition de SNLE de la classe Columbia et y adjoindre des tubes pour missiles de leurs prédécesseurs de la classe Ohio, qui ont été réduits dans le cadre du traité New Start (43).
Dissuasion et assurance
L’ère de stabilité stratégique et de confiance qui s’était installée entre la Russie et les États-Unis est révolue pour plusieurs raisons : la fin des accords de contrôle des armements, la guerre en Ukraine, la prolifération chinoise et les technologies de rupture (44). Alors que les États-Unis et l’Union soviétique, après une série d’incidents cauchemardesques, ont fini par développer un solide système de confiance, et de vérification, « la Chine et l’Amérique en sont réduites à échanger des insultes et des menaces, en partie parce qu’elles n’ont pas vécu de crise terrifiante » (45).
Maître de conférences en études stratégiques (Université d’Aberdeen, Écosse), James Johnson résume bien la défiance qui existe entre la Chine et les États-Unis : « la Chine craint que les États-Unis ne recherchent la supériorité nucléaire pour dégrader sa capacité de frappe, et les États-Unis craignent que les capacités de la Chine ne neutralisent leur capacité conventionnelle à défendre leurs alliés… (46) ». Chacun rejette la faute sur l’autre, les États-Unis craignant que la Chine ne comprenne pas l’urgence des problèmes, et la Chine étant convaincue que les États-Unis créent des crises mais attendent de la Chine qu’elle y réponde mieux (47).
Les observateurs estiment que la Chine a délibérément accepté un niveau de risque plus élevé par ses provocations, pensant que les États-Unis auraient reculé s’ils étaient vraiment inquiets (48). Les récents essais chinois d’Armes antisatellites (Asat) et de missiles hypersoniques dotés de FOBS pourraient être une tentative chinoise de se doter d’une capacité de seconde frappe ou, plus inquiétant, de mettre au point une première frappe par surprise (49).
Rétrospectivement, la stabilité stratégique de la guerre froide semble souhaitable au regard de la défiance entre les États-Unis et la Chine (50). Une dissuasion crédible nécessite également de rassurer les adversaires sur les choses qui ne se produiront pas si certains comportements se produisent, essentiellement en ne les forçant pas à conclure que seule la force permettra d’atteindre les objectifs. Par exemple, en ce qui concerne le détroit de Taïwan, il est important que la Chine pense qu’une résolution pacifique est possible (51). En outre, une signalisation efficace est aussi importante pour la dissuasion. Par exemple, les SNLE américains, que l’on voit habituellement peu, ont fait surface dans différentes régions pour rassurer les alliés et signaler les adversaires (52).
En ce qui concerne l’assurance, la dissuasion élargie des États-Unis a perdu de sa crédibilité aux yeux des alliés (53). À cet égard, la principale préoccupation de ces derniers n’est pas la capacité d’agir des États-Unis, mais leur volonté de le faire (54). Après la guerre froide, les dépenses en matière d’armes nucléaires ont chuté, les armes déployées en Europe ont été pour la plupart retirées et, dans le Pacifique, elles n’ont jamais été sur le sol allié (55). Les États-Unis devraient se concentrer sur le renforcement de la dissuasion élargie et non nucléaire, en donnant la priorité aux capacités de frappe conventionnelle à longue portée d’alliés clés comme le Japon et l’Australie, ainsi qu’aux contributions des alliés à la défense antimissile et aux capacités cybernétiques et spatiales par l’investissement, l’intégration et la coopération (56). La Chine exige une réduction des garanties données par les États-Unis à leurs alliés, mais elle n’accepte pas que d’autres pays n’aient pas développé d’armes en raison des garanties américaines (57).
Pour rendre la dissuasion et l’assurance plus crédibles, les États-Unis doivent continuer à disperser leurs forces nucléaires dans différentes régions, en particulier dans le Pacifique et au sein de l’Otan, afin de les rendre plus aptes à la survie (58). Enfin, Washington pourrait développer ou élargir les forums de consultation multilatéraux tels que le Groupe des plans nucléaires de l’Otan, ou même envisager d’étendre l’alliance Australie–Royaume-Uni–États-Unis (AUKUS) au Japon et à la Corée du Sud (59).
Technologie de rupture
« Les logiciels envahissent le champ de bataille, que l’industrie de la défense le veuille ou non » (60). Les technologies émergentes, telle que l’IA, ajoutent aux systèmes nucléaires des risques qui n’avaient pas été pris en compte auparavant. Le plan stratégique de la Chine pour la domination de l’IA d’ici à 2030 met en évidence les avantages qui existent pour ceux qui emploient des systèmes plus performants que les humains et qui parviennent à prendre des décisions plus rapides sur le champ de bataille (61). Un nouveau dilemme de sécurité « IA-nucléaire » est apparu, qui accroît considérablement le risque d’escalade involontaire dans le cadre d’un modèle plus volatil et imprévisible (62). L’IA pourrait réduire, de quelques minutes à quelques secondes, la détection et la prise de décision en matière nucléaire, mais ses limites inhérentes augmentent le risque d’erreur de calcul.
D’une part, une percée de l’Intelligence artificielle générale (AGI), c’est-à-dire la capacité de l’IA à accomplir des tâches cognitives aussi bien, voire mieux, que les humains, pourrait ouvrir une prédominance semblable à celle de la première bombe nucléaire en 1945 (63). L’IA promet des améliorations en matière de précision, de navigation et d’autonomie des missiles (64). En plus, elle pourrait accroître la résilience et la capacité de survie des systèmes de Commandement et contrôle (C2) ou de frappe nucléaire face au brouillage de l’adversaire (65). L’IA pourrait également améliorer la capacité de survie des plateformes à longue endurance, telles que les drones. Elle pourrait aussi permettre la mise en place d’un réseau spatial maillé qui détecterait facilement les lanceurs de missiles mobiles, réduisant ainsi la capacité de survie d’un adversaire en cas de seconde frappe (66). Ces résultats tentants contribuent à la convergence de l’IA et des armes nucléaires, ajoutant une pression supplémentaire pour l’utilisation préventive de l’IA, connue sous le nom d’« avantage du premier arrivé », et conduisant à ce que l’IA puisse modifier le principe d’une guerre nucléaire ingagnable en « faisant croire aux décideurs qu’elle serait gagnable » (67).
En revanche, les risques d’erreur de calcul et d’escalade incontrôlable sont tout à fait différents. L’une des limites de l’IA actuelle est le problème de la « boîte noire », qui fait qu’il est encore impossible de comprendre comment les algorithmes d’IA parviennent à certaines conclusions (68). L’IA pourrait également accroître les vulnérabilités à la manipulation, en trompant essentiellement les systèmes pour qu’ils répondent à une fausse attaque ou ne répondent pas à une attaque réelle (69). Les normes et réglementations opérationnelles en matière d’IA sont en retard sur la technologie, mais la pression exercée pour obtenir l’avantage du premier arrivé pourrait conduire les acteurs à intégrer une IA défectueuse dans les systèmes d’armement. La Corée du Nord utilise déjà l’IA pour identifier les faiblesses des systèmes informatiques sud-coréens ; une cyber-attaque sur un système nucléaire pourrait constituer une escalade inacceptable (70). « La réaction en chaîne catalytique et la dynamique de contre-rétorsion […] par des acteurs non étatiques ou tiers deviennent rapidement un scénario plus plausible à l’ère numérique. » (71). Tous les acteurs ne décideront pas de maintenir un être humain dans le circuit.
Ensuite, la technologie la plus récente des missiles bouleverse la stabilité à laquelle nous étions habitués. Les progrès en matière de précision et de portée des ICBM, de défense antimissile et d’utilisation de MIRV peuvent être déstabilisants car ils créent des avantages asymétriques et augmentent les craintes d’une attaque surprise (72). L’armée américaine a déclaré que l’efficacité du système Aegis (73) constituait une menace crédible pour les capacités de contre-attaque chinoises, concluant qu’elles sont l’une des causes de la récente montée en puissance nucléaire de la Chine (74).
La nécessité pour les États-Unis de renforcer les garanties contre l’utilisation délibérée, accidentelle ou erronée d’armes nucléaires est telle qu’ils procèdent actuellement à un « Failsafe Review », le dernier datant de 1990 (75).
Contrôle des armements
Les perspectives de la maîtrise des armements sont mauvaises, mais elle doit rester une priorité. Si le contrôle des armements ne peut se substituer à une doctrine de dissuasion forte, il renforce néanmoins la dissuasion et la stabilité (76). Tous les efforts visant à instaurer la confiance et la transparence seront importants ; sans cela, chaque acteur doit émettre les hypothèses les plus pessimistes sur les intentions de l’autre. La Chine attend des États-Unis et de la Russie qu’ils réduisent leurs arsenaux nucléaires comme condition préalable à des pourparlers à trois, ce qui est peu probable (77). En juin 2023, les États-Unis ont déclaré qu’ils étaient prêts à discuter de la maîtrise des armements « sans conditions préalables », mais jusqu’à présent, personne n’a répondu à cette invitation (78).
La parité nucléaire a constitué la base de la maîtrise des armements entre les États-Unis et la Russie. Avec l’acceptation de la vulnérabilité mutuelle, le contrôle des armements était possible. Il est beaucoup plus difficile de le faire entre trois parties où la parité n’existe pas et où la vulnérabilité mutuelle n’est pas reconnue. La raison pour laquelle les accords de maîtrise des armements passés ne fonctionneront pas aujourd’hui est qu’ils se concentraient sur les chiffres, et non sur les systèmes non nucléaires, et que la maîtrise des armements antérieure laissait la Chine libre de toute contrainte. D’un autre côté, Pékin est intéressée par les accords existants et par l’engagement de pourparlers ; sans le traité New Start, les États-Unis et la Russie ne seraient pas non plus soumis à des contraintes, tandis que la Chine perdrait toute visibilité sur la structure américaine (79). Ce qui est peut-être plus important pour Pékin est que son statut de puissance militaire pourrait être amélioré en engageant des pourparlers.
Les États-Unis et d’autres pays devraient s’efforcer de trouver des domaines concrets pour entamer une coopération pratique avec la Chine. Dans son rapport sur l’approche de la Chine en matière de contrôle des armements, l’expert en politique nucléaire chinoise et chercheur principal à la Fondation Carnegie Tong Zhao recommande que les États-Unis organisent le renforcement des capacités en matière de vérification du contrôle des armements dans le cadre du P5, qu’ils présentent à la Chine des centres de réduction des risques nucléaires aux États-Unis et en Russie ou des procédures de vérification, et qu’ils explorent des domaines moins sensibles tels qu’un « accord de non-agression cybernétique » sur les programmes nucléaires civils (80).
Avec l’expiration du traité New Start en 2026, les efforts de maîtrise des armements devraient inclure les capacités de missiles conventionnels avancés et les systèmes non nucléaires tels que la défense antimissile, l’IA, la cybernétique, les armes antisatellites et les munitions de précision, car ils affectent de plus en plus les systèmes nucléaires (81) (82). Enfin, il est évident qu’un forum P5 ou un forum multilatéral similaire sera essentiel au futur dialogue sur la maîtrise des armements.
Conclusion
La nature sans précédent du paradigme nucléaire tripolaire modifie complètement les modèles de dissuasion existants. Le désaccord persiste sur les intentions de la Chine, mais les inquiétudes des États-Unis quant à la vulnérabilité de leurs plateformes et systèmes les poussent à adopter une nouvelle stratégie nucléaire, au risque d’accepter la vulnérabilité ou d’aggraver le dilemme de sécurité. Les progrès en matière d’armement, notamment en ce qui concerne la précision et la portée des missiles, renforcent la pression en faveur de la diversification et le risque d’une course aux armements. Les technologies émergentes perturbatrices comme l’IA compliquent et fragilisent encore le calcul de la dissuasion en diminuant la transparence et en augmentant le risque d’une utilisation nucléaire par inadvertance.
Dans un contexte où les accords de maîtrise des armements sont quasiment inexistants et où il n’y a guère d’incitation à en conclure de nouveaux, cette situation pousse d’autres acteurs, y compris des alliés, à la prolifération ou à envisager de développer une capacité d’armement nucléaire. Malgré ces perspectives négatives, les États-Unis doivent maintenir un équilibre entre le maintien d’une dissuasion crédible en améliorant la capacité de survie des forces nucléaires par la dispersion et le partage du fardeau entre alliés, tout en continuant à moderniser leur triade nucléaire. Les États-Unis peuvent avoir une dissuasion crédible en combinant des systèmes non nucléaires tels que l’IA, l’Espace et la cybernétique avec des systèmes d’armes nucléaires, et n’ont pas besoin d’égaler en nombre les arsenaux de la Chine ou de la Russie.
Il reste beaucoup à faire. Les États-Unis doivent maintenir leur détermination tout en équilibrant leur position afin de réduire les risques d’un changement plus permissif de la politique nucléaire chinoise. Outre le renforcement et la résilience de leurs capacités nucléaires, des approches multilatérales et une diplomatie concertée de haut niveau peuvent contribuer à contraindre et à persuader la Chine de réduire les tensions.
Éléments de bibliographie
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(1) Johnson James, AI and the Bomb: Nuclear Strategy and Risk in the Digital Age, Oxford University Press, 2023, 288 pages.
(2) « A new nuclear arms race looms », The Economist, 29 août 2023.
(3) Ibidem.
(4) Ibid.
(5) Soofer Robert, « Before embarking on arms control talks, Biden needs a nuclear deal with Congress », Atlantic Council, 14 juin 2023 (https://www.atlanticcouncil.org/).
(6) Hitchens Theresa, « The Nuclear 3 Body Problem: STRATCOM ‘Furiously’ Rewriting Deterrence Theory in Tripolar World », Breaking Defense, 11 août 2022 (https://breakingdefense.com/).
(7) Ibid.
(8) Krompacky George, « What Chinese Nuclear Modernization Means for U.S. Deterrence Strategy », Freeman Spogli Institute (FSI) for International Studies, Stanford University, 6 octobre 2023 (https://fsi.stanford.edu/).
(9) Tomero Leonor, « Deterring Two Peer Competitors for U.S. Deterrence Strategy: Time to Innovate », in Williams Heather et al., Project Atom 2023—A Competitive Strategies Approach for U.S. Nuclear Posture through 2035, CSIS, septembre 2023, p. 49-60 (https://www.csis.org/analysis/project-atom-2023).
(10) Arms Control Association (ACA), « Fact Sheets », juin 2023 (https://www.armscontrol.org/factsheets).
(11) Zhao Tong, China’s Approach to Arms Control Verification, Sandia National Laboratories, Albuquerque, mars 2022, 27 pages (https://www.sandia.gov/app/uploads/sites/148/2022/04/SAND2022-3562-O.pdf).
(12) Lieber Keir et Press Daryl G., US Strategy and Force Posture for an Era of Nuclear Tripolarity (Issue Brief), Atlantic Council, avril 2023, 14 pages (https://www.atlanticcouncil.org/).
(13) Mastro Oriana S., « China’s Nuclear Enterprise: Trends, Developments, and Implications for the United States », in Project Atom 2023, op. cit., p. 26-37.
(14) « How will America deal with three-way nuclear deterrence? », The Economist, 29 novembre 2022.
(15) Ibid.
(16) « A new nuclear arms race looms », op. cit.
(17) Williams Heather, Hartigan Kelsey et MacKenzie Lachlan, « Project Atom 2023: First Principles for Deterring Two Peer Competitors », in Project Atom 2023, op. cit., p. 1-11.
(18) Mastro O.S., op. cit.
(19) ACA, « Arms Control and Proliferation Profile: China », janvier 2024 (https://www.armscontrol.org/).
(20) Johnson J., op. cit.
(21) US Senate Armed Services Committee, « United States Nuclear Strategy and Policy—Joint Statement by Eric S. Edelman, Counselor, Center for Strategic and Budgetary Assessments and Franklin C. Miller, Principal, The Scowcroft Group », 20 septembre 2022 (https://www.armed-services.senate.gov/).
(22) Mastro O.S., op. cit.
(23) « How will America deal with three-way nuclear deterrence? », op. cit.
(24) ACA, « Arms Control and Proliferation Profile: China », op. cit.
(25) Ibid.
(26) Mastro O.S., op. cit.
(27) Zhao T., op. cit.
(28) Ibid.
(29) ACA, « Arms Control and Proliferation Profile: China », op. cit.
(30) Kerr Paul K., « 2022 Nuclear Posture Review », Congressional Research Service, 6 décembre 2022 (https://crsreports.congress.gov/product/pdf/IF/IF12266).
(31) Ibid.
(32) Glaser Charles L, Acton James M. et Fetter Steve, « The US Nuclear Arsenal Can Deter Both China and Russia—Why America Doesn’t Need More Missiles », Foreign Affairs, 5 octobre 2023.
(33) Soofer Rob et Karako Tom, « Project Atom: Defining U.S. Nuclear Strategy, 2030-2050 », in Project Atom 2023, op. cit., p. 12-25.
(34) Hitchens T., « The Nuclear 3 Body Problem », op. cit.
(35) Hruby Jill, « NNSA Administrator Remarks at the 2024 Nuclear Deterrence Summit », National Nuclear Security Administration (NNSA)–Department of Energy, 1er février 2024 (https://www.energy.gov/).
(36) Ibid.
(37) « A new nuclear arms race looms », op. cit.
(38) Mastro O.S., op. cit.
(39) Ibid.
(40) Wolfsthal Jon, « The Challenges of Deterrence, Reassurance, and Stability in a World of Growing Nuclear Competition » in Project Atom 2023, op. cit., p. 61-76.
(41) Ibid.
(42) Ibid.
(43) Miller Franklin C., « U.S. Nuclear Policy in a Two Peer Nuclear Adversary World » in Project Atom 2023 », op. cit., p. 38-48.
(44) « A new nuclear arms race looms », op. cit.
(45) « Why aren’t China and America more afraid of a war? », The Economist, 2 mars 2023.
(46) Johnson J., op. cit.
(47) « Why aren’t China and America more afraid of a war? », op. cit.
(48) Ibid.
(49) « How will America deal with three-way nuclear deterrence? », op. cit.
(50) « Why aren’t China and America more afraid of a war? », op. cit.
(51) Glaser Bonnie S, Weiss Jessica Chen et Christensen Thomas J., « Taiwan and the True Sources of Deterrence—Why America Must Reassure, Not Just Threaten, China », Foreign Affairs, janvier-février. 2024.
(52) « A new nuclear arms race looms », op. cit.
(53) Miller F.C., op. cit.
(54) Wolfsthal J., op. cit.
(55) Ibid.
(56) Soofer Rob et Karako Tom, op. cit.
(57) Khalid Asma, « US Must adapt its nuclear arms control policies to get China on board », South China Morning Post, 13 novembre 2023.
(58) Miller F.C., op. cit.
(59) Ibid.
(60) Tomero L., op. cit.
(61) Mastro O.S., op. cit.
(62) Johnson J., op. cit.
(63) Tomero L., op. cit.
(64) Johnson J., op. cit.
(65) Ibid.
(66) Glaser C.L, Acton J.M. et Fetter S., op. cit.
(67) Johnson J., op. cit.
(68) Ibid.
(69) Ibid.
(70) Ibid.
(71) Ibid.
(72) « A new nuclear arms race looms », op. cit.
(73) Ce système d’armes naval américain s’articule autour de radars et de missiles anti-navire et antiaérien.
(74) Mastro O.S., op. cit.
(75) Moniz Ernest J. et Nunn Sam, « Confronting the New Nuclear Peril—How a Global Fail-Safe Can Prevent Catastrophe », Foreign Affairs, 5 avril 2023.
(76) Miller F.C., op. cit.
(77) Khalid A., op. cit.
(78) « A new nuclear arms race looms », op. cit.
(79) « Donald Trump wants China to join a nuclear-weapons pact », The Economist, 23 mai 2020.
(80) Zhao T., op. cit.
(81) Miller F.C., op. cit.
(82) Johnson J., op. cit.