Face à une menace devenant très concrète, l’équilibre entre technologie de pointe, innovation et pragmatisme est crucial, tout comme l’équilibre temps court et temps long. Les défis actuels soulignent la nécessité d’adapter nos défenses face à différents types d’adversaires tout en conservant les fondamentaux qui définissent notre défense. Sans diminuer le besoin d’équipements complets, nos capacités peuvent être complétées par des solutions plus innovantes et agiles, tout en conservant les développements capacitaires à la fois sur le temps long et sur le temps court. Les méthodes de captation de l’innovation peuvent ainsi servir d’exemple de voie de simplification, comme le démontrent les actions de l’AID.
La recherche de l’équilibre entre complexité et efficacité face au mythe de la simplification
L’actualité récente met en lumière une problématique qui revient souvent dans les discussions entre armées. Les attaques houthis des frégates en mer Rouge avec des drones Shahed iraniens de quelques dizaines de milliers d’euros provoquent une défense par nos bâtiments de la Marine avec des missiles Aster d’un montant environnant le million d’euros. La menace drones ajoute une nouvelle dimension à l’asymétrie : les attaques saturantes de drones peu chers posent un problème nouveau à nos systèmes de défense et à notre logistique. En outre, le fait de ne pas avoir de pilote à bord permet aussi une prise de risque supérieure dans l’engagement.
Sur un autre front, les Ukrainiens démontrent quotidiennement l’accessibilité de l’innovation rapide et efficace. Ces considérations interrogent alors légitimement sur la pertinence de disposer de matériel de dernière génération, fruit de longs et coûteux développements technologiques, alors que la menace cherche à contourner technologiquement nos armements par le bas.
Nous verrons tout d’abord comment certaines situations ont démontré qu’un calcul bénéfice/risque poussait le système à dépasser la norme. Cela s’est produit par exemple pendant la crise COVID et en Ukraine. Dans ces deux cas, la boucle innovation vers mise en œuvre est considérablement accélérée par une prise de risque élevée. Ensuite, en dehors de ces situations que l’on pourrait qualifier d’exceptionnelles, il s’avère que nos capacités existantes et que les processus d’acquisition sont adaptés à nos besoins pour les grands programmes d’armements, des améliorations complémentaires sont possibles, voire à rechercher, en utilisant les leviers de l’innovation avec l’Agence de l’innovation de défense (AID) par exemple.
Le principe de simplification dicté par l’actualité récente
L’actualité nous montre qu’il est possible d’innover et de simplifier rapidement, comme lors de la crise de la Covid-19 ou en Ukraine. Le contexte particulier de crise pousse alors à l’extrême le calcul bénéfice/risque.
Le monde face au Covid
La crise Covid-19, sans précédent dans l’histoire moderne, a forcé les gouvernements et les organisations dans le monde à réévaluer et souvent à simplifier de nombreuses normes et règles pour répondre à l’urgence sanitaire. Cette approche de simplification, guidée par une analyse bénéfice-risque, a révélé à la fois des possibilités et des défis uniques dans la gestion de la pandémie.
En réponse à l’urgence sanitaire, de nombreux gouvernements ont rapidement adopté des mesures pour simplifier les procédures administratives et réglementaires. Cela comprenait la facilitation de l’approbation des tests Covid-19, des vaccins et des traitements, ainsi que l’assouplissement des normes pour l’utilisation de l’Équipement de protection individuelle (EPI) et la pratique médicale. L’objectif était alors de permettre une réaction rapide face à la pandémie, en mettant en balance les risques sanitaires immédiats avec les avantages potentiels apportés par ces simplifications. Face à la pénurie mondiale d’EPI et de matériel médical, les régulateurs ont assoupli les normes pour accélérer l’approvisionnement. Cela a inclus la simplification des processus d’importation et de certification pour les fabricants étrangers. L’analyse bénéfice-risque reposait ici sur l’urgence de protéger les professionnels de santé et le public, même si cela signifiait de temporairement accepter des produits qui, en temps normal, auraient nécessité une évaluation plus approfondie.
La pandémie a également accéléré la transition vers le télétravail, forçant une réévaluation des normes régissant le travail à distance. Les entreprises et les administrations ont dû rapidement adapter leurs politiques, souvent en assouplissant les règles pour permettre une continuité des activités. L’analyse bénéfice-risque s’est alors concentrée sur le maintien de la productivité tout en garantissant la sécurité des employés.
La recherche et le développement de vaccins et de traitements contre la Covid-19 ont bénéficié d’une simplification réglementaire sans précédent, avec des procédures accélérées pour les essais cliniques et les approbations. Cette approche a su apporter une réponse rapide à la pandémie avec l’importance de garantir la sûreté et l’efficacité des interventions médicales.
La gestion de la crise Covid-19 a démontré comment l’approche bénéfice-risque a bousculé les organisations et imposé une simplification des normes et des règles sous la pression des évènements.
L’Ukraine face à la guerre
Confrontée à l’urgence de la guerre, l’Ukraine doit, de son côté, réagir face à l’agression russe. Son calcul bénéfice-risque met dans la balance une menace quasi existentielle qui va très fortement l’inciter à prendre des mesures pour s’équiper en hâte, former ses troupes rapidement, en poussant une simplification à l’extrême engendrant une prise de risques élevée. Ainsi, elle cherche des moyens pour s’équiper promptement et à moindre coût de systèmes d’armes efficaces, simples à utiliser, en s’affranchissant des frontières naturelles entre technologies civile et militaire, en jouant sur la dualité des matériels et en associant étroitement la société civile à l’effort de guerre. On peut notamment relever dans les illustrations marquantes :
• La numérisation du champ de bataille : L’application GIS Art for Artillery permet aux unités de demander un appui-feu en moins d’une minute contre plus de quinze pour les systèmes américains et français. L’application Delta agrège les données des diverses sources, surtout de drones, afin d’augmenter la Situational Awareness et faciliter la prise de décision. Elle s’appuie sur le déploiement du réseau Starlink pour accéder à Internet en tout lieu, solution redondante et sécurisée qui préserve le réseau d’une attaque russe.
• L’adaptation des armements en dotation : Les Ukrainiens sont parvenus à monter des missiles HARM américains (1), des missiles de croisière Scalp/Storm Shadow (2) sur des chasseurs russes (MiG-29 Fulcrum et Su-24 Fencer) et des systèmes de guidages américains sur des bombes classiques. La transformation de moyens existants s’est traduite par le recours à des buggies de transport, des jets-ski militarisés, la création d’un missile antinavire Neptune à partir du missile russe KH-35, sa conversion en missile sol-sol longue portée, celle du missile aérien américain AIM-9 Sidewinder en missile sol-air ou encore la modification des drones d’observation Tupolev 141 en drones suicides.
• La dronisation à outrance en appui ou en complément des moyens au contact des unités dans les dimensions terrestre, aérienne et maritime avec l’emploi massif d’engins civils (souvent à faible coût) et une forte décentralisation. Des drones commerciaux sont transformés, par des ingénieurs et innovateurs, en modifiant les batteries pour qu’elles durent plus longtemps et ainsi permettre d’aller plus en profondeur, changeant les puces GPS pour qu’elles soient plus résistantes au piratage, utilisant des imprimantes 3D pour ajouter des harnais afin de transporter et larguer des grenades.
• Le transfert des données stratégiques vers l’étranger : Dès le début du conflit, l’Ukraine a fait appel à Amazon Web Services pour rapatrier sur des cloud administrés par l’entreprise les données de plus de 50 organisations critiques, dont 27 ministères. Le cloud offre ainsi une protection élevée des données essentielles au fonctionnement de l’administration (réplications plus importantes, niveaux de sécurité plus importants, technologies de protection plus évoluées – chiffrage natif des données). Cette solution qui garantit une forte protection des données la conduit à abandonner une part de sa souveraineté et la place en situation de dépendance à des opérateurs privés étrangers.
• L’appui des citoyens au développement des capacités militaires par des aides individuelles de proche en proche, le parrainage d’unités avec des collectes de fonds via les réseaux sociaux pour acheter des uniformes, des équipements de protection légers, des drones, voire des véhicules tout-terrain. L’achat de drones est ainsi soutenu par une campagne de financement participatif (crowdfunding) depuis 2022 pour créer une « Armée des drones » qui s’est transformée en programme d’État, lequel supervise la production de ces engins et la formation des pilotes. Le modèle est ainsi radical pour utiliser tous les leviers, même par l’implication de la population civile.
Ces différentes initiatives se réalisent sous la contrainte de la guerre, avec une prise de risque assumée (une grenade scotchée sous un drone civil ne répond probablement pas aux standards de sécurité classiques) concernant l’emploi des armes mais aussi une forme de doctrine qui fait reposer la survie de l’Ukraine entre les mains des Occidentaux.
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Dans ces deux exemples majeurs et récents, on constate que le calcul bénéfice/risque poussé à l’extrême par un bénéfice majeur (rester en bonne santé ou continuer à exister) et une prise de risque élevée s’opère par des facteurs tellement dimensionnant qu’ils forcent le mouvement de simplification, voire de raccourcis. Si lors de la pandémie, notre pays a su prendre des décisions et faire des choix dans le domaine sanitaire pour aller au plus vite vers un vaccin, il faut reconnaître que les initiatives ukrainiennes sont uniques et absolument pas transposables. Nous ne sommes en effet ni en guerre, ni poussés à un réarmement massif, car nous disposons d’un modèle d’armée équipée de capacités haut de gamme majeure et de la dissuasion nucléaire.
Une innovation en marche forcée, par un bénéfice/risque exacerbé a conduit un effort majeur aux Ukrainiens pour aller chercher des solutions accessibles et employables de marnière très rapide. Si le contexte particulier les y a contraints, le support occidental en fourniture d’équipements plus classiques, comme les missiles de croisière, l’artillerie et ses munitions, forme un élément essentiel de leur défense. On voit alors se dessiner un besoin confirmé en équipements classiques, complétés par une touche d’innovation pour aller chercher d’avantage d’effets militaires à l’action.
Des équipements actuels trop longs, trop coûteux, ou trop technologiques ?
Les deux exemples précédents nous montrent qu’il est possible de faire simple et de dégager une efficacité certaine en cas de crise majeure. On peut alors s’interroger sur les leçons que nous pouvons en retenir et les enseignements applicables.
Asymétrie
Néanmoins, le modèle ukrainien soulèvent certaines interrogations et questions qu’il convient de regarder. On peut effectivement être tenté d’estimer qu’ils utilisent de manière très performante l’effet de levier de la guerre asymétrique par l’utilisation massive de petits drones équipés de charges relativement rudimentaires pour neutraliser des engins blindés russes. Il convient également de rappeler que ces équipements complètent toute une gamme d’armements plus traditionnels comme l’artillerie ou des véhicules blindés, pour lesquels les Ukrainiens dépendent fortement des Occidentaux en termes de fourniture. En outre, si l’Ukraine communique de manière très positive (tout à fait légitime) autour des drones, le résultat effectif reste à évaluer plus finement.
Selon un raisonnement analogue, la problématique de la guerre asymétrique se pose régulièrement quand nos équipements modernes sont agressés par des équipements rustiques, comme ce fut le cas lors des conflits de ce siècle : IED en Afghanistan, ou Irak, attaques suicides ou terroristes.
L’attaque de l’USS Cole est un exemple flagrant d’attaque asymétrique (3). Le destroyer lance-missiles américain subit une agression le 12 octobre 2000, lors de son ravitaillement dans le port d’Aden au Yémen. Une simple embarcation transportant quelques centaines de kilos d’explosif de type C4 perfore alors la coque du bâtiment. 17 marins sont tués et 39 sont blessés. Au lourd bilan humain, s’ajoutent d’importants dégâts matériels qui vont nécessiter le transport du bâtiment jusqu’aux États-Unis pour 14 mois de travaux, durant lesquelles le navire est donc indisponible pour les missions opérationnelles.
Les récentes attaques des rebelles houthis contre les bâtiments de la Marine nationale en mer Rouge en sont un autre exemple flagrant et soulèvent de nombreuses questions sur la manière de gérer la défense face à ce genre d’attaques. Comme évoqué en introduction, si la défense de la frégate passe par un tir Aster (missile estimé à 1 M€) face à une attaque de drones de quelques dizaines de milliers d’euros, la situation peut interroger sur la manière de traiter ces menaces et si un Aster n’est pas justement une réponse démesurée. Le raisonnement de l’asymétrie des coûts du moyen utilisé pour l’agression et celui pour s’en défendre doit également prendre en compte ce qui est protégé. En effet, le coût d’une Fremm, la valeur de sa disponibilité opérationnelle et la protection de l’équipage dépasse bien largement celui d’un missile Aster. Avec ce même raisonnement, une balle de fusil coûte bien moins cher qu’un gilet pare-balles qui protège le soldat. Et il est tout à fait pertinent d’utiliser un moyen de protection du soldat bien plus cher que la munition utilisée contre lui. C’est donc bien la valeur (si on peut utiliser ce terme) du soldat et de la vie humaine qui prévaut.
« En l’occurrence, il s’est agi de protéger nos marins et leur bateau parce que, durant les attaques des 9 et 11 décembre, il n’y a aucun doute sur le fait que la [frégate] Languedoc était visée, donc il n’y a aucun état d’âme à avoir » (4) commentait le vice-amiral Emmanuel Slaars, commandant de la zone maritime de l’océan Indien pour la Marine nationale. Les navires de guerre occidentaux présents dans la zone protègent aussi les porte-conteneurs et autres pétroliers qui transitent en mer Rouge, passage obligé pour emprunter le canal de Suez, ce qui augmente davantage la valeur de ce qui est bien protégé.
Dans les conflits asymétriques, qui mettent en scène des forces armées dotées de technologies avancées et coûteuses face à des adversaires utilisant des équipements moins sophistiqués et économiques, la question du coût des munitions revient régulièrement malgré le raisonnement précédent. Le système de défense aérienne Iron Dome d’Israël, par exemple, fait l’objet de critiques en raison de son coût élevé. Certains responsables politiques israéliens expriment leur préoccupation quant au risque d’une guerre d’usure économique, notamment lors d’attaques intensives comme celles du 10 et 11 mai 2021, où le Hamas a lancé 480 roquettes pour un coût estimé à 250 000 dollars, tandis qu’Israël a dépensé plus de 10 millions de dollars pour intercepter ces attaques avec des missiles Tamir, dont le coût unitaire est d’environ 50 000 $ chacun.
Pour répondre à ces défis économiques, les agences de recherche militaire occidentales cherchent à concevoir des systèmes d’interception plus économiques. Le laser émerge comme une solution prometteuse, offrant des « munitions » pratiquement gratuites et illimitées, à condition que le système d’armes et l’infrastructure énergétique associée restent fonctionnels. Israël a commencé à déployer un système complémentaire, l’Iron Beam (« rayon de fer »), aux côtés de ses missiles intercepteurs. Ce dispositif vise à améliorer le taux d’interception des roquettes et des drones provenant de Gaza et du Liban. Toutefois, il est à noter que les capacités actuelles se limitent à l’interception de roquettes et de petits drones, mais une seconde génération de ces systèmes laser est prévue pour être déployée dans les trois à six prochaines années.
Coté France, on peut citer l’initiative de Naval Group : le Lanceur modulaire polyvalent (LMP) autofinancé devrait être disponible dans une dizaine de mois, grâce à un processus de développement très rapide, basé sur une méthode de type lab (5).
Si ces développements démontrent une alternative possible dans les années à venir en apportant plus de choix dans les réponses possibles pour permettre de réduire l’asymétrie dans les agressions par drones ou missiles low-cost, il ne faut pas oublier la valeur (dans tous ses sens) de ce qui est protégé et que l’ensemble de ces capacités se complètent et ne se remplacent pas. Les Aster serviront encore en cas d’attaques par missiles que les lasers ne pourront pas traiter.
La course à la technologie, plaisir de l’ingénieur ou de l’opérationnel, ou la recherche de la supériorité technologique
L’exemple ukrainien peut faire penser qu’il suffit de faire plus simple pour innover rapidement et que les longs développements technologiques satisfassent l’ingénieur ou l’opérationnel qui veulent « le mieux » plutôt que ce qui est nécessaire et suffisant. Il est couramment admis que l’efficacité militaire croît avec le niveau de sophistication technologique, suggérant qu’une armée dotée d’équipements avancés aurait un avantage significatif sur un adversaire moins bien équipé. Toutefois, des événements historiques tels que la guerre du Vietnam ou les affrontements contre des groupes talibans armés simplement de fusils AK47 ont démontré que cette supposition n’est pas toujours vérifiable. Dans ces contextes, une armée américaine hautement technologique s’est, par exemple, retrouvée en difficulté face à des adversaires moins équipés mais plus adaptés à leur environnement ou à la nature de la guerre menée.
Mettre l’accent sur la technologie pour compenser la diminution des formats
La réduction des effectifs militaires et des parcs d’équipements, en privilégiant l’accès à des technologies de pointe, est souvent vue comme un moyen de compenser la diminution numérique des forces. Cette stratégie, adoptée en période de paix relative, semble s’inscrire dans une logique de désarmement technologiquement compensée. Sans une analyse approfondie de cette approche, la tendance à privilégier la « juste suffisance » pourrait rapidement s’avérer être une « juste insuffisance », comme l’ont anticipé certains rapports de commissions sénatoriales françaises dès 2012 (6). Les déclarations officielles mettant en avant la nécessité de mobiliser des ressources, à la fois en quantité et en qualité, face aux risques et menaces ne parviennent pas à dissiper les doutes sur la viabilité à long terme de cette stratégie d’équilibre entre qualité et quantité. Le constat actuel reflète les conséquences d’une contraction continue de la taille des forces armées au cours des deux dernières décennies, exacerbée par l’augmentation des coûts d’acquisition et de maintenance des équipements. Cette dynamique a conduit à une situation où les capacités militaires peinent à soutenir des engagements prolongés, que ce soit sur un grand théâtre d’opérations ou sur plusieurs fronts moins importants. Bien que certains puissent arguer que trouver un juste milieu entre les besoins capacitaires des armées et les ressources financières disponibles est relativement simple, un examen plus détaillé révèle une réalité plus complexe. Le budget de la Défense, qui représente le troisième poste de dépense le plus important de l’État, oscille entre des priorités concurrentes et des nécessités stratégiques, mettant en lumière les défis inhérents à la gestion des investissements militaires dans un contexte de contraintes budgétaires et d’évolutions technologiques rapides. L’historien François Cochet souligne que le choix des armements repose sur un compromis entre les avantages technologiques, les coûts associés et les perceptions des décideurs (7). Pour éclairer les décisions en matière de coût et de qualité, il est essentiel de comprendre les motivations sous-jacentes qui orientent la quête continue d’amélioration technique.
Le besoin de supériorité technique apparaît comme une évidence et une nécessité. La recherche du toujours plus, toujours mieux est justifiée comme un gage d’efficacité opérationnelle. On pense ainsi à la portée des canons, ou à celui qui a la plus grande lance. L’idée est de créer une asymétrie à l’avantage de la technologie pour affliger des dommages supérieurs à l’adversaire. Une nouvelle technologie est une opportunité de changer les règles à son avantage. La surprise est un avantage et la rechercher par la supériorité technologie la rend appréhendable et gérable, voire maîtrisée. C’est la course historique à la technologie.
Polyvalence et croyance en le « qui peut le plus peut le moins »
Dans la continuité de la course à la technologie, la critique du surdimensionnement s’efface en affirmant qu’un système sur-spécifié est capable de faire face à tout le spectre des cas de figure possibles (point de vue de l’efficacité), quitte à ressembler à « un marteau pour écraser une mouche », tandis qu’un matériel adapté à chaque situation reviendrait à disposer d’une gamme d’outillages diversifiée (point de vue de l’efficience), nécessairement plus chers et plus compliqués à soutenir car nécessitant plusieurs équipements. Cette dernière affirmation sur les coûts n’étant pas si évidente et dépendant de la situation, une étude économique permettrait de déterminer dans quelle mesure des économies pourraient être réalisées et avec quelles contreparties. Quant au second argument – la facilité pour les opérationnels qui n’auraient plus qu’un seul matériel à leur disposition –, il est contrebalancé par l’argument de l’efficience.
Dans son ouvrage (8), Sophie Lefeez cite un personnel de la Direction générale de l’armement (DGA) sur ce sujet : « La difficulté des systèmes que l’on développe, est que l’on veut souvent qu’ils soient hyperpolyvalents, capables de faire face à ce que l’on connaît, et à ce que l’on imagine être la menace de demain. Et l’on veut aussi qu’ils soient plus performants que ce qui existe ». On étend ici la notion de supériorité technologique à une solution qui couvrira différents besoins que l’on ne connaît pas assez précisément.
Programmes trop longs, trop chers
Si le temps de paix a donc provoqué une forme de course à la technologie pour tenter de s’assurer une supériorité technologique polyvalente face à une diversité de menaces, d’autres effets sont apparus. Ainsi, la poursuite de ces objectifs a entraîné une augmentation de la complexité et de la durée des programmes de développement d’équipements militaires, accompagnée d’une réduction de la quantité d’équipements commandés. L’État a voulu réduire les dépenses tout en maintenant ouvertes les lignes de production, permettant de fait une certaine flexibilité pour de futures commandes. En allongeant les délais de production pour une même quantité à produire, on s’assure dès lors du maintien de la ligne de production plus longtemps. Si cela se fait au prix d’un budget global augmenté (pour maintenir les moyens et les compétences, entre autres), l’étalement de la dépense permet de diminuer la dépense annuelle, ce qui répond au besoin de l’État de gestion en temps de paix.
Du côté du processus étatique, la comitologie mise en place en temps de paix a visé au cours de ces dernières décennies à filtrer les programmes afin de s’assurer du juste besoin et de la bonne manière de procéder. Un effet connexe fut ainsi un ralentissement mécanique des programmes, engendrant une baisse de la dépense publique, ce qui était vu comme un effet positif. Paradoxalement, en temps de paix, l’extension des cycles de production peut ne pas être vue négativement, car elle permet de préserver dans le temps une capacité de production essentielle. Néanmoins, face à la transition vers une économie de crise ou de guerre, où les besoins opérationnels deviennent plus immédiats et précis, en réponse à des menaces clairement définies, il devient impératif de réduire les délais de production. Le secteur industriel, profondément transformé par des décennies de privatisation et habitué à un rythme de « temps de paix », se trouve confronté à la nécessité de s’adapter à cette nouvelle réalité. Certaines lignes de production ont malgré tout fermé, des compétences ont disparu et la compétition pour les matières premières et les recrutements sont des défis de taille pour notre BITD.
Que faire ?
On comprend donc que l’évolution vers la supériorité technologique et la polyvalence est la conséquence directe de la période de paix relative de ces dernières décennies. Devant une menace diffuse et difficilement identifiable, il était ainsi plus simple de privilégier la technologie qui garantirait la supériorité quelle que soit la situation. Il apparaît également que si des moyens efficaces existent pour contrer des menaces asymétriques, il y a de la place pour d’autres solutions, complémentaires de l’existant et /ou moins onéreuses. Il convient alors de regarder ce qui pourrait évoluer : normes, système d’acquisition ou innovations.
Les normes, règles et ce qui est simplifiable
Notre quotidien professionnel ou personnel voit son lot de réglementations se multiplier et se complexifier. Les différentes annonces récentes des autorités, dont le Président lui-même (9), d’un besoin pressant de simplifier les normes visent à maintenir un niveau élevé de protection et de sécurité pour tous, tout en allégeant les contraintes inutiles. La simplification des normes vise tout d’abord à améliorer l’efficacité administrative en réduisant le temps et les ressources nécessaires pour comprendre et se conformer aux réglementations.
Si tous les secteurs sont concernés par les annonces, la Défense l’est également. Le compromis consistera à réduire les contraintes sans compromettre la sécurité et la qualité des services. C’est un défi de taille mais il est nécessaire de le relever dans un contexte de ressources toujours plus limitées que l’on ne peut gâcher dans des taches sans plus-value. Ces évolutions telles que souhaitées doivent passer par une volonté de changement d’état d’esprit. En effet, la norme rassure et protège la décision. Les dérogations, lorsqu’autorisées, ne sont ainsi que rarement utilisées. Il convient donc de ne pas non plus s’illusionner sur les assouplissements de normes : ceux qui se plaignent en redemandent car c’est protecteur pour eux.
Ces allègements de normes peuvent être à la fois soutenus par l’innovation, tout comme ils peuvent la favoriser en limitant les contraintes, et portent une forme de changement d’état d’esprit. Concernant la partie armement, la DGA se réorganise sous l’effet du projet Impulsion, dont les textes officiels sont publiés au premier trimestre 2024 (10). En particulier, la mise en place d’un service Transformation et performance, et d’une sous-direction Transformation et simplification témoignent de la prise en compte des enjeux au bon niveau. Sur le volet innovation, le travail de l’AID est à poursuivre sur la lancée depuis 2018.
Prise en compte de l’innovation et acquisitions : le rôle clé de l’AID
Créée en septembre 2018 afin de combiner innovation planifiée et agilité de captation de l’innovation civile, l’Agence de l’innovation de défense (AID) s’emploie à fédérer l’écosystème d’innovation de défense français. En parallèle de l’innovation prescrite, nécessaire pour appréhender les ruptures technologiques sur le temps long, l’AID a activement développé la partie innovation ouverte, qui date véritablement des années 1980, au moment où les dépenses de R&D civiles ont dépassé celles de la R&D militaire aux États-Unis, dans un but évident d’efficacité. Son importance s’est accrue ces dernières années avec le développement des technologies numériques et la démocratisation de certaines technologies duales comme les drones, les mini-satellites mis en œuvre par les acteurs privés du New Space, l’Intelligence artificielle (IA) et les méthodes de traitement automatisé du big data.
L’innovation ouverte s’est ainsi imposée dans les conflits contemporains comme une nécessité pour assurer sa supériorité opérationnelle. Elle peut être abordée selon des logiques intégratrice ou indépendante, l’enjeu résidant dans l’articulation entre le cycle d’innovation ouverte et celui de l’innovation planifiée. L’AID se pose en coordonnateur de toutes les démarches d’innovation. Elle entend jouer un triple rôle : animer, fédérer et éviter les doublons. Elle fonctionne sous la forme d’un guichet unique et d’une cellule de détection et captation de l’innovation, avec pour vocation d’influencer les feuilles de route capacitaires du ministère.
Depuis sa création, l’AID investit tous les champs pour apporter à l’innovation ouverte plus de visibilité, de simplicité et gagner en performance, cela suivant trois lignes d’action prioritaires :
• Gagner en visibilité : Devant l’impossibilité d’assurer une veille « 360 », des thématiques prioritaires d’intérêt ont été définies : furtivité, vélocité, spectre électromagnétique, armes à énergie dirigée (laser et EM), démonstrateur en lutte anti-drones. Le guichet unique permet un point d’entrée identifiable et accessible à tous les contributeurs pour une plus grande simplicité et accessibilité. Les Labs organisent l’innovation de leur armée et l’application hAPPI NG donne une visibilité d’ensemble sur les projets.
• Simplifier les démarches : Il s’agit de créer un environnement propice et des conditions techniques favorables pour faire évoluer plus facilement les projets. Pour lever les obstacles de développement en terrain d’expérimentation réel, incorporer de l’innovation de manière incrémentale et contourner les règles du secret, des facilités sont accordées aux industriels pour leur permettre de tester les solutions au plus près des utilisateurs :
– création de zones franches pour conduire des essais. C’est le cas du site du centre d’essais de missiles dans les Landes pour le secteur du New Space. Les autorisations d’accès et la disponibilité étant cependant une contrainte importante, une autre plateforme d’essais sera créée d’ici deux ans ;
– en matière numérique, développement de listes de données exportables (Datalake) mise à disposition des porteurs de projets ;
– corrections pour le financement de l’innovation et les achats d’équipement ;
– développement de démonstrateurs technico-ops, qui représentent un coût important, pour accélérer l’arrivée des équipements dans les forces.
Les armées se voient, dans le même temps, plus responsabilisées avec la capacité accordée aux autorités d’emploi de conduire des démarches d’expérimentations spécifiques par armée (Perseus, Orion (11), Edge et Capstone (12) pour l’armée de Terre [AdT], Amboise (13) pour le Commandement des opérations spéciales [COS]). Ce dispositif s’avère efficace pour le développement des drones et des projets numériques et représente un réel progrès pour travailler en « circuit court » sans mettre en œuvre toute la démarche classique d’un programme d’armement.
Sur la forme, les problématiques contractuelles restent cependant prépondérantes, basées sur les règles de la commande publique. Au-delà du réel effort de simplification des démarches, il faut acculturer les officiers et les Petites/moyennes entreprises (PME) à la propriété intellectuelle, au secret et aux règles des marchés publics. Le réseau des référents achats innovation (Ref’innov) ainsi que la mise en place d’experts en propriété intellectuelle ont vocation à former et accompagner les équipes dans le domaine spécifique des achats d’innovation.
• Gagner en performance : Pour répondre au risque de sur-spécification et de complexité du cahier des charges, l’incitation au projet se limite désormais, lorsque cela est possible, à la définition des effets visés. Cette expérience s’est révélée positive avec les appels à projet Colibri et Larinae (14) portés par l’AID dans le domaine des munitions téléopérées. Aussi, dans le cadre de la mise en place d’une force d’acquisition réactive au printemps 2023, c’est le délai de livraison qui a été défini comme facteur discriminant des offres. Cette démarche a permis aux forces armées ukrainiennes de disposer de drones de la PME française Delair en moins de trois mois, pour réaliser les tests, les formations, l’acquisition et la livraison.
Les efforts en faveur de l’innovation se traduisent également sur le volet budgétaire avec un patch de 10 milliards d’euros dédiés sur la période de la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030. Le nombre de projets et la qualité des projets retenus sont encourageants pour un dispositif encore récent, selon la DGA. Il faut néanmoins retenir que le taux d’échec des projets d’innovation est, par essence, assez élevé, en raison des incertitudes sur l’efficacité des solutions testées ou encore de l’absence de marché significatif. Ce taux d’échec est à mesurer comme une prise de risque consentie et assumée, ce qui va dans le sens promu par le ministre. Un rapport du Congrès américain indique que, sur les 109 projets innovants examinés par le Pentagone en 2019, seuls 10 ont été finalement convertis en contrats. L’Agence [américaine] pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA), organisme souvent pris en référence, rechigne d’ailleurs à donner des chiffres de conversion des projets de recherche, car ce n’est pas pour elle un objectif en soi. Le but est bien d’aller chercher la nouvelle idée, sans se brider avec des objectifs précis. Le risque est donc très élevé, pour un bénéfice recherché (espéré !) élevé.
Conclusion
Dans le contexte actuel des défis sécuritaires mondiaux, il est crucial de reconnaître et de valoriser les efforts et les réalisations déjà accomplis par nos forces armées et les agences gouvernementales en matière de défense et de sécurité. Les équipements militaires sophistiqués, résultat de développements technologiques de pointe, et les stratégies opérationnelles en place témoignent d’une capacité avérée à assurer la sécurité nationale et à contribuer à la stabilité internationale. Ces acquis, loin d’être négligeables, constituent une base solide sur laquelle s’appuyer pour faire face aux menaces contemporaines et futures.
Cependant, l’évolution rapide de l’environnement sécuritaire et l’apparition de nouvelles formes de menaces, ou de menaces asymétriques, soulignent l’importance d’adapter et de compléter nos approches actuelles. La capacité à innover rapidement et efficacement se révèle être un complément indispensable aux capacités existantes. L’innovation, en particulier, joue un rôle clé dans le renforcement et la modernisation de nos forces de défense, en permettant de répondre de manière plus flexible et agile aux défis émergents. À cet égard, les initiatives en matière d’innovation ouverte et de simplification des processus d’acquisition représentent des avancées significatives.
L’Agence de l’innovation de Défense, par exemple, illustre l’engagement en faveur d’une défense plus dynamique et adaptative, capable d’intégrer les avancées technologiques civiles et de développer rapidement de nouvelles solutions. Ce travail, axé sur la détection et l’intégration de l’innovation, complète efficacement les processus existants en apportant une dimension supplémentaire de réactivité et de flexibilité. Ainsi, tout en reconnaissant les succès et la robustesse de notre architecture de défense actuelle, il est impératif de poursuivre l’intégration de l’innovation comme un élément central de notre stratégie de défense. Les efforts pour simplifier les normes et les procédures, pour rendre l’innovation plus accessible et pour encourager une culture de l’agilité au sein des forces armées et des institutions gouvernementales sont essentiels. Ces démarches permettront non seulement de compléter nos capacités existantes mais aussi de garantir que notre défense reste à la pointe de l’efficacité opérationnelle dans un monde en mutation rapide.
(1) Powis Gaétan, « Les MiG-29 ukrainiens sont désormais capables de tirer des missiles antiradar AGM-88 HARM », Air & Cosmos, 20 août 2022 (https://air-cosmos.com/).
(2) Lagneau Laurent, « L’Ukraine a mis en service les missiles de croisière Scalp fournis par la France », Zone militaire-Opex360.com, 7 août 2023 (https://www.opex360.com/).
(3) « Attentat contre l’USS Cole », Wikipedia (https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Attentat_contre_l%27USS_Cole).
(4) AFP, « Une frégate française abat en mer Rouge deux drones venant du Yémen », Le Point, 10 décembre 2023 (https://www.lepoint.fr/).
(5) « [Naval Innovation Days 2023] Avec le LMP, les lanceurs font leur révolution », Naval Group, 5 octobre 2023 (https://www.naval-group.com/fr/nid-2023-avec-le-lmp-les-lanceurs-font-leur-revolution).
(6) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Forces armées : peut-on encore réduire un format « juste insuffisant » ? (Rapport d’information n° 680), 18 juillet 2012, Sénat (https://www.senat.fr/).
(7) Cochet François, Armes en guerre XIXe–XXIe siècle : Mythes, symboles, réalités, CNRS Éditions, 2012, 320 pages.
(8) Lefeez Sophie, L’illusion technologique dans la pensée militaire, Nuvis, 2017, 240 pages.
(9) Avec AFP, « Emmanuel Macron promet à nouveau une “loi de simplification massive” pour les entreprises », France Info, 5 janvier 2024 (https://www.francetvinfo.fr/).
(10) « La réorganisation de la DGA s’officialise », Ministère des Armées, 14 mars 2024 (https://armement.defense.gouv.fr/).
(11) Orion (Opération de grande envergure pour des armées résilientes, interopérables, orientées vers le combat de haute intensité et novatrices). « Sur le terrain – Orion 23 », Armée de terre (https://www.defense.gouv.fr/).
(12) « Capstone 4 : l’armée de Terre rejoint l’US Army dans le désert californien », Armée de Terre, 19 janvier 2024 (https://www.defense.gouv.fr/terre/actualites/capstone-4-larmee-terre-rejoint-lus-army-desert-californien).
(13) Gain Nathan, « Amboise, ou comment les forces spéciales accélèrent l’expérimentation de nouvelles charges utiles », Forces operations Blog (FOB), 3 décembre 2021 (https://www.forcesoperations.com/).
(14) Lagneau Laurent, « Le ministère des Armées va commander 2 000 munitions téléopérées Colibri, dont 100 seront livrées à Kiev », Zone militaire-Opex360.com, 1er mars 2024 (https://www.opex360.com/).