Forte de sa dissuasion nucléaire, la France possède les moyens pour défendre de manière autonome ses intérêts vitaux. Associés à des forces conventionnelles à la crédibilité opérationnelle reconnue, ces moyens lui permettent de porter une voix singulière sur la scène internationale par le biais de manœuvres de signalement stratégique qui participent directement de la manifestation de notre volonté à l’endroit d’adversaires potentiels. Particulièrement précieux dans le contexte actuel de montée des tensions et de la conflictualité, ce signalement stratégique, véritable expression française de la puissance, mérite d’être considéré avec la plus grande attention pour être pleinement efficace au service de nos intérêts et de la paix.
Le signalement stratégique : expression française de la puissance
Décourager le rival d’agir, faire caler le compétiteur devant la compétition, dissuader l’adversaire de rechercher la victoire, faire douter l’ennemi de sa capacité à l’emporter, le faire renoncer, c’est, selon le vieux maître chinois, la marque du grand stratège ». En évoquant ainsi Sun Tzu dans l’introduction de son article consacré aux « signaux de la dissuasion stratégique » (1), l’amiral Dufourcq rappelle que l’idée de « gagner la guerre avant la guerre » est loin d’être nouvelle. Toutefois, si on peut la considérer comme aussi vieille que la stratégie elle-même, ses modalités d’application sont éminemment contingentes et s’incarnent de manière spécifique en fonction des acteurs eux-mêmes, des différentes formes de conflictualité et des époques.
Les manières de montrer à un adversaire potentiel sa détermination et sa volonté peuvent s’exprimer de façons très diverses, y compris à l’âge du nucléaire. À une guerre froide, offrant à voir tout le spectre de la dissuasion dans une confrontation bipolaire marquée par des conflits périphériques, a en effet succédé le retour des expressions décomplexées de la force. Puissance moyenne et limitée, la France, en vertu du « pouvoir égalisateur de l’atome » théorisé par le général Pierre-Marie Gallois (2), a pu conserver une place significative dans le jeu des relations internationales. Elle y tient même un rôle singulier, lié à son positionnement géographique et à la manière dont elle s’est construite comme Nation. La voix et les décisions de la France comptent encore sur la scène internationale, tant du côté de nos alliés que du côté de nos potentiels adversaires, qui, les uns comme les autres, ne méconnaissent pas la fiabilité opérationnelle des armées françaises et la force de réactivité de la chaîne décisionnelle politico-militaire sous les ordres du président de la République, chef des armées.
Cependant, pour continuer à être crédible et en mesure d’assumer sa vocation sur la scène internationale, la France se doit de maintenir une cohérence forte entre ses objectifs stratégiques, les voies suivies pour les atteindre et les moyens employés. Si le signalement stratégique qu’elle peut légitimement envisager de mettre en œuvre ne s’appuie pas sur des concepts éprouvés et clarifiés, ainsi que sur des réalités tangibles, il risque de n’être qu’incantatoire et de porter en lui-même une inquiétante fragilité, exposant ainsi le pays à des menaces avérées. Dans le continuum « paix-guerre » défendu par le général Beaufre et présenté de manière aboutie en 1963 (3), un certain nombre de leviers (politique, économique, diplomatique et militaire) peuvent être actionnés dans le cadre d’une stratégie sous le seuil nucléaire. C’est la coordination de ces leviers qui fonde un signalement stratégique efficace et cohérent, appuyé par une maîtrise parfaite d’une grammaire nucléaire qui reste le fondement de l’expression française de la puissance.
La singularité française
Un positionnement géographique particulier
Longtemps au cœur des conflictualités en Europe, le territoire métropolitain a incontestablement bénéficié, pendant la période de la guerre froide, d’un positionnement géographique très favorable. Face à la résurgence des menaces venues de l’Est, la France jouit encore d’une position largement en retrait des premières lignes. Cela lui permet de bénéficier d’une certaine liberté de manœuvre dans les différentes formes de signalement envisagées face à la Russie. Il faut également souligner que la France, par sa façade Atlantique et ses frontières terrestres ouvertes au Nord-Est, est considérée comme le point d’entrée principal pour un renforcement de l’Europe par les États-Unis en cas de conflit majeur avec la Russie, ce que confirme son statut otanien d’host nation support. Pour assumer ce rôle, mais également pour garantir la pérennité de la forme océanique de la dissuasion, le contrôle des accès maritimes et aériens à l’ouest de la métropole est indispensable et, dans ce domaine, les occasions de montrer à la Russie notre détermination sont nombreuses.
Par ailleurs, avec ses départements et collectivités d’outre-mer, la France peut compter sur 11 millions de km2 de Zone économique exclusive (ZEE), ce qui la situe au deuxième rang mondial. Elle a donc des intérêts à défendre sur toute la surface du globe, et tout autant d’opportunités de manifester sa détermination et sa volonté face à d’éventuels compétiteurs. Comme l’a exprimé le ministre des Armées Sébatien Lecornu en conférence de presse le 26 mars 2024, « la guerre en Ukraine ouvre une nouvelle forme de guerre froide ». Cette dernière se joue mondialement et la France, par sa géographie, est appelée à y jouer un rôle particulier. C’est notamment vrai dans la zone Pacifique, ainsi que le soulignait un rapport du Sénat début 2023 : « Dans l’ensemble de la zone Indo-Pacifique, le déficit de régulation et l’absence de consensus multilatéral sur les conditions d’accès et d’utilisation des espaces communs favorisent l’exercice des rapports de force entre États, ou à l’encontre d’acteurs non étatiques (4). »
Ernest Renan le soulignait dans une conférence devenue célèbre (5), « la géographie est un des facteurs essentiels de l’histoire ». Pour la France, cela lui offre aujourd’hui encore de nombreuses opportunités pour signifier sa volonté dans les phases de compétition et de contestation, afin d’éloigner au maximum la possibilité de l’affrontement.
Le maintien d’une place et d’une pensée stratégiques de la France sur la scène internationale
Assise presque miraculeusement à la table des vainqueurs en 1945, la France a conservé depuis une voix singulière dans le concert des nations. En dépit de réelles fragilités et de remises en cause tant internes qu’externes, la France possède encore des atouts puissants. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, elle est indispensable dans le processus de résolution des crises internationales. Elle peut aussi bien endosser le rôle du facilitateur que celui de la conscience morale face aux tentations hégémonistes. Et si l’Organisation des Nations unies souffre aujourd’hui plus qu’hier d’une certaine impuissance, elle reste le seul endroit où toutes les Nations se retrouvent et s’expriment, ce qui demeure un préalable nécessaire pour se comprendre.
En outre, la France jouit encore d’une indéniable crédibilité opérationnelle en Europe. Seule puissance nucléaire autonome au sein de l’Union européenne, elle a conservé un modèle d’armée certes très concentré mais complet en dépit des réductions massives opérées à partir des années 1990, tirant les dividendes de la paix. Ayant régulièrement fait la preuve de l’efficacité de ses capacités expéditionnaires, elle peut encore se prévaloir de son habilité à mettre en œuvre, pour la défense de ses intérêts vitaux, un épaulement efficace entre les forces en charge de la dissuasion et les forces conventionnelles. Il permet de crédibiliser pleinement l’emploi de l’arme nucléaire. Le président de la République l’a clairement rappelé dans son discours (6) du 7 février 2020 : « notre stratégie de défense est un tout cohérent : forces conventionnelles et forces nucléaires s’y épaulent en permanence ».
Ce discours présidentiel est d’ailleurs une des manifestations très probantes que la France, à l’inverse de certains de ses voisins qui comptent autant, voire plus qu’elle dans le domaine économique, a su conserver une pensée stratégique forte. Et cette pensée stratégique puise ses racines très profondément dans l’histoire de notre pays et de sa construction en tant que nation.
Un impératif de grandeur
Si l’on ne souhaite citer que quelques-uns des dirigeants français parmi les plus emblématiques de ces derniers siècles, on pense inévitablement au roi Louis XIV, à l’empereur Napoléon et au général de Gaulle. Ils ont incontestablement manifesté une même soif de grandeur pour leur pays. Or, cette aspiration à la grandeur ne doit pas être considérée comme l’expression d’un orgueil déplacé, mais plutôt comme une absolue nécessité liée à la nature même du peuple qui constitue la nation française. Le général de Gaulle est celui qui formalisa le mieux cette idée dans ses Mémoires de guerre (7). Il est à cet égard intéressant de reprendre plus largement le passage qui évoque la grandeur dans ses Mémoires pour mesurer son caractère existentiel pour notre pays : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. (…) La France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur ».
Or, comme le souligne Benoist Bihan, cette aspiration à la grandeur devrait permettre à la France de rivaliser avec des puissances comme la Russie et la Chine, en particulier sur le terrain de l’art opératif : « Le moment où la pensée stratégique française est à son acmé, la période gaullienne, est ainsi le moment où l’art opératif était à portée : le but politique, la restauration de la puissance de la France – ce que le général appelait la “Grandeur” –, conférait à la stratégie de dissuasion, soit dit en passant encore largement virtuelle sur le plan des moyens, une finalité positive très claire. La mise en œuvre de cette dissuasion ne manque l’art opératif que par sa nature de “non-opération” (8). » Face à un art opératif qui est à nouveau exercé à plein par la Russie et la Chine, la France pourrait trouver dans les manœuvres de signalement stratégique, une utile matérialisation pour s’approprier et exploiter pleinement l’art opératif.
Une Ve République taillée pour le signalement stratégique
Gaullienne par nature, la Ve République permet de manifester la volonté de la France par l’expression et la mise en œuvre directe des décisions de celui qui la dirige. C’est ce qui a présidé à sa création. Le général de Gaulle y revient en détail dans ses Mémoires d’espoir en évoquant les échanges qui ont précédé la rédaction de la Constitution : « Dans aucune de ces discussions ne se dresse d’opposition de principe contre ce que j’ai, depuis longtemps, voulu. Que désormais, le chef de l’État soit réellement la tête du pouvoir, qu’il réponde réellement de la France et de la République, qu’il désigne réellement le gouvernement et en préside les réunions, qu’il nomme réellement aux emplois civils, militaires et judiciaires, qu’il soit réellement le chef de l’armée, bref qu’émanent réellement de lui toute décision importante aussi bien que toute autorité, (…) qu’en cas de crise grave, intérieure ou extérieure, il lui appartienne de prendre les mesures exigées par les circonstances (9). »
La force renouvelée des relations politico-militaires va s’incarner notamment dans la création de l’État-major particulier (EMP) du président de la République en 1959. Au service d’une stratégie de souveraineté nationale portée par le développement de la dissuasion, il est aujourd’hui encore l’un des instruments qui permettent aux forces armées de prendre toute leur part dans l’expression de la puissance française. Le signalement stratégique en est l’une des formes et prend une importance croissante compte tenu de l’évolution du contexte international et de la conflictualité.
Face au retour de la guerre, demeurer imprévisible et faire face
Gagner la guerre avant la guerre
Dès 2021 dans sa Vision stratégique (10), le Chef d’état-major des armées fixait aux armées l’ambition de « gagner la guerre avant la guerre tout en étant apte à s’engager dans un affrontement de haute intensité ». Avant même l’invasion russe en Ukraine, il manifestait ainsi une intuition forte : face au retour de l’expression de formes désinhibées de la force militaire, il faut être en mesure d’incarner avec détermination la dialectique des volontés.
Dans la Revue nationale stratégique de novembre 2022 (11), le président de la République prend acte de l’aggravation de la situation : « La fracturation de l’ordre mondial est porteuse d’enjeux et de risques que nous devons traiter pour conserver notre liberté » et confirme l’impérieuse nécessité d’agir : « le temps est venu d’une mobilisation plus intégrale pour mieux nous armer à tous égards face aux défis historiques d’un monde où la compétition et la confrontation stratégiques se confondent ». La Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 (12), ratifiée par le Parlement à l’été 2023, décrit les moyens qui doivent permettre de répondre à ces défis.
Enfin, dans sa stratégie militaire générale publiée en septembre 2023, le Céma décrit l’armée qu’il souhaite pour répondre aux enjeux de la conflictualité. En exergue de cette stratégie, on retrouve la formule « Gagner la guerre avant la guerre » ainsi que la réaffirmation de l’importance de sanctuariser nos capacités clés, « dissuasion nucléaire crédible, protection de nos concitoyens, dans tous les milieux et tous les champs, RESEVAC [Évacuation de ressortissants] » et de « peser avant la guerre en emportant la décision dès les phases de compétition et de contestation » (13). Pour répondre à cet objectif, trois fonctions stratégiques sont pleinement mobilisées : la fonction « Dissuasion », la fonction « Prévention », et la fonction « Influence » nouvellement créée.
La dissuasion : origine et fondement du signalement stratégique
Pour la défense des intérêts vitaux d’une Nation, la dissuasion nucléaire met en œuvre des moyens capables d’infliger à l’adversaire des dommages inacceptables. Et lorsque cette capacité est partagée par deux adversaires, le caractère potentiel de l’usage des armes nucléaires est consacré. C’est ce qu’exprime de manière très claire l’amiral Vandier dans son ouvrage consacré à la dissuasion : « Chaque protagoniste, doté de la capacité de rétorsion nucléaire impose à ses adversaires de devoir prendre en considération, dès les prémices, la possibilité de se voir infliger des dommages considérables en cas d’attaque. La puissance devient un discours. La sécurité un dialogue avec l’adversaire (14). » Ainsi, se développe entre adversaires dotés de l’arme nucléaire, un dialogue stratégique qui s’appuie sur une grammaire précise et partagée. Par la mise en alerte ou le déploiement de certains moyens, par le renforcement d’une posture, un signalement stratégique est exercé pour exprimer à l’autre ses intentions et sa détermination. Dans une audition à huis clos à l’Assemblée nationale, le Céma le rappelait explicitement en janvier 2023 : « D’une part, les armes nucléaires sont des armes de non-emploi, c’est-à-dire que ce ne sont pas des armes du champ de bataille. En revanche, les forces nucléaires sont employées en permanence pour le signalement stratégique dans les phases de compétition, de contestation et d’affrontement vis-à-vis de nos alliés et de nos adversaires » (15). La dissuasion est essentielle à la protection de nos intérêts vitaux, mais elle ne prémunit pas de toute conflictualité et son contournement par le bas doit être convenablement prévenu de manière à lui laisser toute sa force, et parfois même à la rétablir.
Apport des forces conventionnelles pour la prévention et les manœuvres d’influence
« Prévention, intimidation, coercition, trois pressions d’intensité croissante qui pourraient rétablir une rationalité stratégique entre des acteurs qui ne communiquent plus, trois logiques emboîtées qui pourraient remplacer la guerre à l’ère de l’information ». Dès 2013, l’amiral Dufourcq décrit la manière dont des actions des forces conventionnelles doivent permettre d’éviter les contournements et de redonner sa puissance à la dissuasion. Il ne s’agit donc pas de simples déclarations d’intention, mais d’actions tangibles permettant d’intimider : « quand la dialectique de la dissuasion se révèle inopérante, il faut introduire une dose de force supplémentaire pour conduire l’adversaire potentiel à résipiscence et réenclencher le cycle de dissuasion. C’est le rôle de l’intimidation (16). »
Pour la prévention, la France possède un modèle de forces de souveraineté et de forces prépositionnées qui lui donne une grande crédibilité sur la scène internationale. Pour l’intimidation, elle peut aussi s’appuyer sur sa capacité avérée à déployer et maintenir en opération une force au format « corps expéditionnaire ». La réduction des engagements en Afrique devrait même lui offrir une plus grande réactivité ainsi que la possibilité d’entretenir une incertitude supplémentaire sur ses intentions de déploiements. Elle peut également permettre de dégager des ressources pour renforcer certains de nos déploiements qui sont essentiels afin de prévenir les politiques de « fait accompli » que certains compétiteurs pourraient vouloir mettre en œuvre.
Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde (17), le Chef d’état-major de l’armée de Terre montre sa détermination à user pleinement du signalement stratégique et de l’influence : « mon objectif est que la puissance démontrée par nos forces infléchisse les tendances, contribue à dénouer des conflits et crée des solidarités, qu’elle dissuade les attaques contre la France, sa population, son territoire et ses intérêts ». Il évoque également la complémentarité avec la dissuasion pour prévenir les conflits : « La dissuasion nucléaire n’est pas une garantie universelle : elle ne prémunit pas d’affrontements qui demeureraient sous le seuil des intérêts vitaux. L’armée de Terre intègre cette donne stratégique. Parce que l’on change d’échelle, la crédibilité militaire s’exprime par la réactivité en matière de projection de force et la capacité à commander une opération d’envergure accrue ». Enfin, il montre combien nos responsabilités vis-à-vis de nos alliés nous obligent : « La solidarité stratégique avec nos alliés, principalement en Europe et au sein de l’Otan, impose à la France de disposer de forces entraînées et interopérables avec les armées alliées ». Car le signalement stratégique de la France est attendu par ses alliés, qui peuvent également participer à son renforcement et agir comme un facteur de démultiplication.
Des attentes importantes de nos partenaires
Une prise de conscience européenne
Dans les années 1990, après la chute du régime communiste en Russie qui scellait la fin de la guerre froide, les pays européens ont manifesté leur volonté de tirer les dividendes de la paix. Ils ont même cru que la guerre pouvait être un horizon dépassé dans une humanité se rapprochant résolument de la « fin de l’histoire » (18). Cependant, la guerre a fait son retour en Europe, et l’heure est venue d’une prise de conscience. Plusieurs dirigeants l’expriment avec force, y compris au niveau européen. Ainsi, Charles Michel, président du Conseil européen, affirme dans un entretien donné au journal Libération le 19 mars 2024 (19) : « Aujourd’hui, nous sommes confrontés au plus grand défi en matière de sécurité depuis la Seconde Guerre mondiale, de sorte qu’il nous faut renforcer notre préparation en matière de défense. Cela nous demandera d’opérer un changement radical et irréversible dans notre réflexion, vers un état d’esprit stratégique en matière de sécurité ». Or, pour développer un état d’esprit stratégique, l’UE ne peut, depuis le Brexit, s’appuyer que sur une seule Nation qui a maintenu une pensée et des ambitions de niveau stratégique : la France.
La France : une voix qui compte
Grâce à la crédibilité de notre dissuasion autonome, la voix de la France compte et les déclarations présidentielles dans ce domaine sont très écoutées, en particulier dans les pays d’Europe de l’est, frontaliers de la Russie. Et c’est d’autant plus vrai que le président de la République a évoqué explicitement le 7 février 2020 la dimension européenne de nos forces nucléaires et de nos intérêts vitaux (20). Il ne s’agit en aucun cas de mutualiser notre dissuasion avec nos partenaires européens ni de l’intégrer dans la posture de dissuasion de l’Otan. Nous ne participons pas d’ailleurs aux mécanismes de planification nucléaire de l’Alliance. Cependant, la dissuasion nucléaire française permet de notablement complexifier les équations stratégiques russes en Europe.
Pour les États-Unis également, la France reste un pays dont la voix compte à plusieurs titres. Tout d’abord, compte tenu de notre présence outre-mer et de l’étendue de notre réseau diplomatique, partout où les intérêts américains sont en jeu, ceux-ci rencontrent la manifestation d’une présence française. Par ailleurs, la capacité de décision française et la crédibilité opérationnelle de nos forces nous permettent de faire partie des premiers interlocuteurs des États-Unis en cas de crise et de déclenchement d’une action militaire. Enfin, la position « d’allié non aligné » entretenue par la France nous donne une liberté de parole qui pèse sur la scène internationale et qui ne peut donc être ignorée.
Des défis importants à relever
Si la France est reconnue comme un acteur stratégique qui compte, elle fait néanmoins face à de nombreux défis vis-à-vis de ses partenaires. L’expression régulière du maintien d’une souveraineté nationale française pleine et entière s’accommode mal des ambitions collectives de certains de ses voisins en matière de défense et de sécurité. Ainsi, les conceptions françaises et allemandes de la sécurité européenne semblent être difficilement conciliables, en particulier sous le prisme de relations transatlantiques très différentes. Cela représente une réelle difficulté ainsi qu’un défi majeur pour l’unité européenne et l’autonomie stratégique souhaitée par la France.
Par ailleurs, s’il y a un réel intérêt à mettre en commun des moyens entre alliés pour renforcer l’expression de notre volonté face à un compétiteur, la question de l’alignement des positions stratégiques et de l’éventuelle instrumentalisation d’un allié par un autre est souvent posée. Cela représente un frein à la coopération et peut être source d’incompréhension ou de défiance. En outre sur le fond, il peut y avoir des divergences structurantes et difficilement réconciliables entre notre stratégie et celle d’un de nos alliés. C’est par exemple le cas pour la dissuasion face aux Flexible Deterrent Options américaines.
Ainsi, la mise en œuvre d’un dialogue renforcé s’avère nécessaire pour permettre de coordonner au mieux les initiatives de signalement stratégique entre alliés, de manière qu’elles ne soient pas l’occasion d’incompréhensions, d’affichage de désunion, de sous-optimisation de moyens comptés qui seraient déployés dans une logique d’affichage et sans réelle cohérence, ou pire du développement d’un faux sentiment de sécurité lié à des annonces de mise en place de dispositifs qui se révéleraient dans les faits inefficaces.
Une nécessaire clarification et des risques à ne pas négliger
Définir ce qu’est le signalement stratégique et s’organiser
L’établissement de l’influence comme sixième fonction stratégique dans la RNS a consacré l’importance capitale de mener des actions en amont de la confrontation armée, pour signifier à de potentiels adversaires notre volonté et les limites qu’on souhaite lui imposer. Toutefois, à l’instar de la guerre hybride et de ses nombreux avatars, l’influence est souvent mentionnée sans toujours être bien définie. Sans définition précise, ses effets peuvent être surestimés ou mal maîtrisés. Il en va exactement de même pour le signalement stratégique qui est l’un des leviers importants de l’influence.
Si tous les moyens des forces armées peuvent contribuer au signalement stratégique dans un environnement où la confrontation peut s’exercer en M2MC (multi-milieux/multi-champs), ils doivent être parfaitement coordonnés et orientés pour donner leur pleine efficacité dans ce domaine. Sans ligne directrice claire, on court le risque de surestimer l’ampleur de telle ou telle manœuvre de signalement stratégique et de rater la cible en ayant omis de concentrer ses moyens, ou pire, en imaginant que l’intention suffit à l’action.
Pour ne pas risquer de tomber dans l’incantatoire, le signalement stratégique doit pouvoir s’appuyer sur une définition et une doctrine d’emploi partagées au sein des armées, et plus largement en interministériel. Pour cela, la grammaire nucléaire sert à la fois de base et de modèle. Sa bonne appropriation par tous est donc absolument nécessaire, mais la définition seule ne suffit pas. Il faut également une organisation et une coordination précise entre tous les acteurs pour fixer les responsabilités sans contraindre les marges de manœuvre ni brider les initiatives. Conscient de ces enjeux, l’État-major des armées (EMA) s’est organisé pour répondre à ces impératifs. L’intégration des effets stratégiques au périmètre des plans du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) permet une meilleure articulation avec l’influence, une plus grande coordination avec la division EMA-Forces nucléaires, le Commandement du Cyber (Comcyber), le Commandement des opérations spéciales (COS), le Commandement de l’Espace (CDE) et avec les acteurs de la préparation opérationnelle interarmées. Il permet ainsi une mise en œuvre efficace des orientations données via les cadrages hauts établis par le Céma, en pleine cohérence avec les directives interministérielles et ministérielles et en coordination avec la Direction générale pour les relations internationales et stratégiques (Dgris).
L’idée et le verbe ne suffisent pas à eux seuls
S’il doit être structuré et compris, le signalement stratégique doit également pouvoir s’appuyer sur des moyens matériels et humains suffisants en nombre et en qualité, au risque d’une grave perte de crédibilité. C’est tout l’enjeu de la remontée en puissance budgétaire qui s’incarne dans les deux dernières LPM, dont celle qui a été votée à l’été 2023 pour la période 2024-2030. Des investissements stables, sur le temps long, sont ainsi nécessaires.
Cette réalité doit être mieux partagée avec la population française, en parti-culier dans cette période délicate qui s’ouvre, marquée par un effet ciseau entre le besoin d’une plus grande maîtrise des dépenses publiques et un nécessaire investissement pour certains grands programmes dimensionnants. L’appui de la population est indispensable pour consentir aux efforts à réaliser mais également pour soutenir les décisions politiques dans le domaine du signalement stratégique. Or, comme le souligne le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) Thomas Gomart, l’adhésion par la population est loin d’être acquise compte tenu de sa perception de l’usage de la force : « Aujourd’hui, si un citoyen veut s’informer sur le contexte international, il a tous les outils à sa disposition. Mais nous avons été bercés dans une vision du monde qui a éludé les questions stratégiques. Cela fait des années que la sociologie des relations internationales considère que la géopolitique n’existe plus et que l’usage de la force est toujours synonyme d’impuissance (21). » Le soutien populaire pourrait devenir le talon d’Achille de l’expression de la puissance française.
Des risques à bien prendre en compte
Si le signalement stratégique peut souffrir du manque de crédibilité de ceux qui veulent l’exercer, il doit également porter une attention particulière à deux conséquences potentielles de son action qui sont des risques majeurs : priver de liberté d’action les forces armées et provoquer l’escalade.
Pour être efficaces, les manœuvres de signalement stratégique méritent d’être convenablement planifiées et coordonnées, et c’est particulièrement vrai lorsque les actions envisagées se situent à grande distance de la métropole. Ce faisant, elles peuvent préempter des moyens et dégrader les capacités de préparation opérationnelle ou encore priver la France de la capacité de réagir rapidement à des initiatives adverses. Le dimensionnement des actions de signalement stratégique doit ainsi être regardé avec la plus grande attention.
Par ailleurs, dans le cadre du durcissement de l’environnement conflictuel, l’utilisation du signalement stratégique nous expose beaucoup plus aux réactions adverses. La posture actuelle de la France sur le conflit en Ukraine, avec notamment les déclarations du président de la République sur l’envoi possible de troupes au sol, entraîne des réactions ciblées de la Russie à son endroit. Complémentaires dans une manœuvre de signalement stratégique, les effets des forces conventionnelles et des forces nucléaires doivent néanmoins garder leur indépendance. Appréciation autonome de situation et séparation des variables sont indispensables pour éviter les mauvaises interprétations, prévenir l’escalade et garantir en permanence la capacité de rétablissement de la dissuasion.
Être à la hauteur pour l’intérêt de tous : une opportunité majeure à saisir pour la France et pour la paix
La passivité ne peut être une option
Pour la France, exprimer une forme de puissance par le signalement stratégique comporte des risques, mais rester inactif serait plus dangereux encore. La passivité française a été lourdement sanctionnée dans le passé, car elle est en quelque sorte contre nature. Le général de Gaulle y revient dans ses Mémoires en évoquant la période 1932-1937 : « En somme, tout concourait à faire de la passivité le principe même de notre défense nationale. Pour moi, une telle orientation était aussi dangereuse que possible. J’estimais qu’au point de vue stratégique elle remettait à l’ennemi l’initiative en toute propriété. (…) Au point de vue moral, enfin, il me paraissait déplorable de donner à croire au pays qu’éventuellement la guerre devait consister, pour lui, à se battre le moins possible (22). » Au-delà de laisser l’initiative à l’adversaire et de nous affaiblir moralement, ce qui dans un contexte de contestation accrue représente un réel danger, la passivité risque surtout de laisser libre cours aux divisions françaises et de nourrir une crise interne.
Retrouver la voie de l’intérêt national
Il nous revient donc de faire face collectivement en retrouvant la voie de l’intérêt national. Celui-ci a pu sembler moins facile à discerner dans les conflits choisis et les opérations extérieures menées depuis une trentaine d’années. Il est plus évident lorsque les guerres sont imposées, si tant est qu’il puisse encore être défendu. Pour sortir de « l’anomie de puissance qui frappe les nations européennes », la France possède des atouts en propre. C’est en pensant par elle-même, ce qui n’exclut évidemment pas les partenariats et les alliances, qu’elle pourra utiliser à bon escient le signalement stratégique et signifier sa puissance singulière. Benoist Bihan l’évoque à la fin de son ouvrage : « La formulation de buts positifs devra en conséquence attendre le retour de l’indépendance nationale, c’est-à-dire de la volonté et de la capacité à déterminer nos intérêts non pas a priori, en fonction d’un ordre international prédéfini, mais plutôt en prenant position par rapport à chaque situation (23). »
Pour sortir de l’impasse de l’hégémonisme, promouvoir l’autonomie stratégique
Si le monde n’est plus tout à fait unipolaire, l’hyperpuissance américaine s’exerce toujours au niveau international. Les États-Unis nourrissent l’ambition d’imposer leur modèle, en particulier au sein d’un monde occidental qui partage a priori les mêmes valeurs démocratiques et libérales. Ces vingt dernières années, la conception des relations internationales des Américains a néanmoins assez clairement montré ses limites. Considérant que ces dernières sont le théâtre d’un jeu à somme nulle, ils ont développé une vision hégémonique du monde qui, loin d’avoir permis la résolution des crises, a plutôt renforcé certains compétiteurs comme la Russie, la Chine ou l’Iran dans leur détermination à contester le modèle qui leur était imposé.
Pour offrir une alternative à l’impasse que représente la tentation hégémonique, il est important de considérer que l’autre n’est pas forcément une menace. Pour ce faire, l’Europe a des atouts importants à faire valoir. Après les déchirements de deux guerres mondiales sur leur sol, les pays européens sont parvenus à se réconcilier et vivent entre eux une période de paix inédite par sa longueur et sa stabilité. Cependant, l’irénisme dont ont fait preuve la plupart des pays européens et l’abandon par ces mêmes pays de toute pensée stratégique ne plaident pas en leur faveur. L’Europe a quelque chose à dire au monde, mais elle doit de nouveau penser et réfléchir de manière stratégique. Elle ne pourra le faire qu’en cultivant une certaine autonomie et en s’inspirant des pays qui en son sein n’ont pas abandonné leur capacité à penser et à agir de manière stratégique. La France doit ainsi montrer la voie. En mettant en œuvre un signalement stratégique crédible et efficace, elle permettra à l’Europe de tenir sa place en restant à un point d’équilibre de la puissance, capable de montrer sa force pour promouvoir la paix.
Conclusion
« Tandis que la France renonçait à elle-même, en s’engageant dans d’astucieuses nuées supranationales, en abandonnant sa défense, sa politique, son destin, à l’hégémonie atlantique, en laissant à d’autres les champs d’influence, de coopération, d’amitié, qui lui étaient jadis familiers dans le tiers monde, j’ai voulu que parmi ses voisins elle fasse valoir sa personnalité tout en respectant la leur, que sans renier l’alliance elle refuse le protectorat, qu’elle se dote d’une force capable de dissuader toute agression, au premier chef, un armement nucléaire, qu’elle reparaisse dans les pensées, les activités et les espoirs de l’univers, au total qu’elle recouvre son indépendance et son rayonnement (24). »
Alors que se manifeste aujourd’hui un antagonisme grandissant entre un modèle occidental promu par les États-Unis et un « Sud global » évoqué par ses principaux contradicteurs, l’expression française de la puissance semble plus que jamais nécessaire. Portée par un signalement stratégique clairement défini et crédible, elle doit permettre de retrouver les voies du dialogue tout en assumant la confrontation des volontés. Toutefois, pour que puisse s’exprimer cette puissance singulière, il faut impérativement qu’elle soit soutenue en interne et comprise par nos alliés et nos partenaires. Elle exige une grande cohérence et une détermination sans faille. Elle a surtout besoin de l’ensemble des forces vives de la nation qui trouveront l’opportune occasion de faire face aux enjeux de ces temps incertains.
(1) Dufourcq Jean, « Les signaux de la dissuasion stratégique », Les Champs de Mars, 2013/1 n° 25, La Documentation française (https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=LCDM1_025_0033).
(2) Gallois Pierre Marie, Stratégie de l’âge nucléaire, Calmann-Lévy, 1960, p. 156. « Il devient possible d’imposer le non recours à la force même si la nation agressive est plus forte, plus richement dotée en moyens de combat que celle qu’elle menace ».
(3) Beaufre André, Introduction à la stratégie [1963], Fayard, 1998.
(4) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, La stratégie française pour l’Indopacifique : des ambitions à la réalité (Rapport d’information n° 285), 25 janvier 2023, Sénat, p. 6 (https://www.senat.fr/rap/r22-285/r22-285.html).
(5) Renan Ernest, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence donnée à La Sorbonne le 11 mars 1882 et publiée chez Calmann Lévy la même année.
(6) Macron Emmanuel, « Discours du président de la République sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’École de Guerre », 7 février 2020 (https://www.elysee.fr/).
(7) Gaulle (de) Charles, Mémoires de guerre [1954] in Mémoires, Gallimard (Bibliothèque de la Pléïade), 2000, p. 5.
(8) Bihan Benoist et Lopez Jean, Conduire la guerre, Entretiens sur l’art opératif, Perrin, 2023, p. 366.
(9) Gaulle (de) Charles, Mémoires d’espoir [1970] in Mémoires, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléïade », 2000, p. 905.
(10) Burkhard Thierry, Vision stratégique du Chef d’état-major des armées, octobre 2021 (https://www.defense.gouv.fr/).
(11) Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), RNS, 2022 (https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022).
(12) Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(13) Burkhard Thierry, Stratégie militaire générale, septembre 2023.
(14) Vandier Pierre, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Éditions du Rocher, 2018, p. 22.
(15) Commission de la défense nationale et des forces armées, « Audition à huis clos du général d’armée Thierry Burkhard, Céma, sur la dissuasion nucléaire » (Compte rendu n° 31), 11 janvier 2023, Assemblée nationale (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/cion_def/l16cion_def2223031_compte-rendu.pdf).
(16) Ibidem, p. 52-53.
(17) Schill Pierre, « L’armée de Terre se tient prête », Le Monde, 20 mars 2024.
(18) Fukuyama Francis, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, 1992.
(19) Michel Charles, « Si nous voulons la paix, il faut préparer la guerre », Libération, 19 mars 2024.
(20) Macron E., op. cit. « Par ailleurs, nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe. Elles renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même et à cet égard ont une dimension authentiquement européenne. Sur ce point, notre indépendance de décision est pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens. Notre engagement pour leur sécurité et leur défense est l’expression naturelle de notre solidarité toujours plus étroite. Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne. »
(21) Gomart Thomas, « Les Européens sont en train de comprendre que la guerre en Ukraine est l’affaire d’une génération », Libération, 11 mars 2024, p. 20-21.
(22) Gaulle (de) Charles, Mémoires de guerre, op. cit., p. 9-10.
(23) Bihan B. et Lopez J., p. 374.
(24) Gaulle (de) Charles, Mémoires d’espoir, op. cit., p. 1143-1144.