Entre retour de la guerre froide ou prémices d’une nouvelle guerre mondiale, il est difficile d’évaluer précisément la nature de l’ère géopolitique que nous vivons. Il est néanmoins pertinent d’examiner les permanences et les changements qui sont à l’œuvre, car cet examen démontre que le réveil stratégique de l’Occident est indispensable pour éviter de subir et continuer à se préparer. Il est encore temps de corriger certains travers tels que le court-termisme, le déni, la naïveté et l’universalisme. Si les Européens estiment que leur sécurité commence en Ukraine, il faut en tirer les conclusions, renforcer les atouts de la puissance tout en réinvestissant certains savoir-faire de la guerre froide.
Guerre froide 2.0 ou 3e guerre mondiale ? Sortir de la torpeur stratégique !
« Guerre improbable, paix impossible » ?
À la fin de sa vie, Raymond Aron (1905-1983) se projetait vers Les dernières années du siècle. Dans cette œuvre inachevée, l’auteur de Paix et guerre entre les nations s’interrogeait sur la fin du XXe siècle. Cherchant à vérifier si ses propres hypothèses émises dès 1947 dans Le Grand Schisme étaient judicieuses, il confirmait : « Je suis de ceux qui ne croient pas à la grande guerre, livrée avec des armes nucléaires au cours des années qui viennent. Les raisons qui me dictaient (…) la formule “guerre improbable, paix impossible” demeurent valables » (1). « Ces années d’affrontements multiples, indirects et d’ersatz de paix » (2), seront qualifiées de « guerre froide » d’abord par les Anglo-Saxons (3) : cette période de fortes tensions entre, d’une part, les États-Unis et leurs alliés (bloc de l’Ouest) et, d’autre part, l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et ses vassaux ou satellites (bloc de l’Est), s’installe progressivement à partir de 1945 et dure jusqu’à la chute des régimes communistes en Europe à partir de 1989, suivie de la dislocation de l’URSS en décembre 1991. Malgré des conflits périphériques meurtriers, la dissuasion nucléaire et la diplomatie ont permis d’éviter une troisième guerre mondiale.
Cependant, la guerre est de retour en Europe. Toujours présente au Moyen-Orient et ailleurs, elle menace ici et là, sur fond de course aux armements, y compris nucléaires. Finalement, la situation est-elle bien différente de celle que décrivait Aron ? Vivons-nous une seconde guerre froide, ou le monde a-t-il déjà basculé dans les prémices de ce que les historiens désigneront un jour comme la troisième guerre mondiale ? Quoi qu’il en soit, l’urgence est bien de sortir de la torpeur stratégique qui a enveloppé les Européens depuis plus de trente ans et de continuer à se préparer à faire face au chaos. Le vent renouvelé des géopolitiques brutales et le retour des rapports de force invitent les Occidentaux à la lucidité, au courage et à l’action, pour mieux définir où commence notre sécurité et comment nous souhaitons l’assurer.
Une nouvelle ère stratégique malgré des similitudes avec la guerre froide
En dépit des nombreux points communs avec la guerre froide, il semble plutôt que nous soyons entrés dans une nouvelle ère caractérisée par une redistribution des cartes.
Continuités
Nombreuses sont les similitudes entre les temps actuels et la guerre froide. Celle-ci ne fut pas une ère purement glaciaire : comme de nos jours, nombreuses furent les « variations de température » (4). Avant comme après 1991 il n’y a pas eu de « longue paix ». Pendant la guerre froide, il y eut ainsi des crises majeures entre États (Berlin, Suez, Cuba…), des affrontements directs entre blocs, limités dans le temps et l’espace, à l’instar de la guerre de Corée, des guerres par procuration et affrontements indirects parfois sur fond de décolonisation (Indochine, Vietnam, Afghanistan…), des crises ou conflits dits mineurs (Laos, Yémen, Angola…), des crises internes au sein du bloc communiste (Hongrie, Tibet, Indonésie, Cambodge, Ogaden…), des crises ou des guerres locales ou régionales (Amérique centrale, guerres indo-pakistanaises et israélo-arabes, Congo, Biafra, Liban, Iran-Irak…). Ce type de conflictualité n’a pas disparu après 1991 comme en attestent les affrontements protéiformes des Balkans, d’Irak, d’Afghanistan, de Libye, de Syrie et de nombreux foyers en Afrique, sans oublier les guerres israélo-arabes qui se sont poursuivies. Cet examen abrégé révèle bien que le monde peut être en état de guerre froide entre puissances nucléaires tout en étant bouleversé par la guerre.
La continuité géostratégique depuis 1945 s’entend aussi simplement parce que certaines grandes caractéristiques de la guerre froide sont restées d’actualité. L’opposition idéologique et politique entre démocraties occidentales et régimes communistes, avec ses répercussions dans les domaines économique, culturel, scientifique, médiatique ou même sportif, se retrouve aujourd’hui, même si c’est de façon différente, entre « l’Occident collectif » et les régimes russe, chinois, nord-coréen ou encore iranien. Comme pendant la guerre froide, l’ONU dysfonctionne, ainsi que le montre l’histoire des résolutions. La course aux armements, malgré des atermoiements, n’a pas cessé et elle a accéléré depuis la guerre d’Ukraine (5). Le développement des arsenaux nucléaires n’y échappe pas, mais comme pendant la guerre froide, la dissuasion empêche l’apocalypse : elle prévient le choc entre États dotés, n’évite pas les guerres mais certains de leurs débordements et la montée aux extrêmes.
La période qui suit l’effondrement du bloc de l’Est, que le professeur en relations internationales Olivier Zajec qualifie de « Trente Hésitantes » (6), est celle de la grande illusion de la « fin de l’histoire » (7). Le réveil est sonné par l’« Opération militaire spéciale », même si l’Ours russe avait déjà maté la Tchétchénie, était ressorti du bois en Géorgie en 2008, en Crimée et dans le Donbass en 2014. C’est le retour d’une Russie offensive à son Ouest, cherchant une restauration impériale et la sécurisation de ses accès aux mers chaudes. Elle applique la « stratégie de l’artichaut » décrite par le général Beaufre (8), autrement dit des faits accomplis successifs face à des interlocuteurs amorphes, à la manière d’Hitler dans les années 1930 : « une décennie après le véritable Anschluss que fut l’annexion de la Crimée, le scénario [de la défaite de l’Ukraine] serait l’équivalent moderne du protectorat hitlérien en Tchéquie après les accords de Munich » (9) pense le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) Bruno Tertrais. C’est le retour du rapport de force, c’est la contestation de l’ordre international dicté par les Américains.
Finalement, mieux vaut arrêter les comparaisons sur le risque qu’elles induisent, celui qui consisterait à se satisfaire du résultat de la guerre froide 1.0 : la guerre nucléaire est évitée, le bloc opposé s’effondre. Si l’on se convainc qu’une guerre froide 2.0 aboutirait à un résultat similaire, le risque est de ne pas anticiper les scénarios indésirables et de subir une nouvelle « étrange défaite » (10). Ouvrons pour cela les yeux sur la mue des grands acteurs de ce jeu.
La redistribution des cartes
L’opposition entre les deux blocs quasi monolithiques a cédé la place à la compétition, parfois la confrontation, entre des ensembles aux contours moins nets.
Certes, on retrouve toujours d’un côté les États-Unis, leaders des démocraties mais tentés aujourd’hui par l’isolationnisme. L’Otan est l’alliance politico-militaire la plus puissante, avec ses élargissements récents (Finlande, Suède) et ses ramifications dans l’espace Indo-Pacifique. Elle présente aussi des fragilités (questionnements sur l’attitude américaine à court terme, montée des partis populistes en Europe) et des ambiguïtés (positionnement particulier turc, hongrois). Malgré les élargissements de l’Union européenne, le continent paraît fragilisé, au moins relativement, du fait de la très forte concurrence qu’elle subit de toutes parts, mais aussi avec un modèle et des sociétés parfois jugés en déclin. Elle est ébranlée en son sein (populismes, conséquences du Brexit, aléas du moteur franco-allemand…) et à ses marches (flux migratoires, instabilité des Balkans…). Enfin, l’opposition des modèles économiques n’est plus aussi marquée qu’avant 1991 : avec la chute du communisme et la mondialisation, c’est plutôt le capitalisme qui gouverne, donnant lieu à une compétition effrénée.
Le bloc de l’Est a, quant à lui, cédé la place à un jeu d’alliances de circonstances et d’intérêts, dont les quatre principaux acteurs sont la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord. « La Russie (…) est devenue un acteur méthodique de la déstabilisation du monde, qui n’hésite pas à menacer son environnement mais aussi plus directement nos intérêts (11). » Elle cherche non seulement à soumettre l’Ukraine, mais aussi à détruire l’ordre sécuritaire européen et à s’intercaler entre les États-Unis et la Chine. Le président Poutine, paranoïaque et complotiste, voit son pays comme une citadelle assiégée par « l’Occident collectif ». En contrepoint, il recherche le soutien chinois en espérant ne pas être vassalisé. La Chine a, elle aussi, besoin de la Russie pour des raisons économiques (12) et diplomatiques afin d’imposer ensemble de nouvelles règles à la communauté internationale. Chercheur en études stratégiques et diplomatiques (Chaire Raoul-Dandurand), Alexis Rapin (13) compare la Russie à un ouragan (en Ukraine, mais aussi par ses ingérences en Afrique et en Europe) et la Chine au changement climatique, en s’appuyant par exemple sur les Instituts Confucius. Beaucoup moins marginalisée qu’elle ne l’était pendant une grande partie de la guerre froide, elle est devenue le compétiteur systémique qui se concentre principalement sur les champs économique, commercial et financier, à l’instar de la Belt and Road Initiative, tout en poursuivant la montée en puissance de son outil militaire, en hausse de 7,2 % pour 2024, portant son budget à 213 milliards d’euros, doublant ainsi son effort par rapport à 2013, année de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (14). La Corée du Nord, puissance nucléaire officieuse mais montante, est isolée : elle n’est néanmoins ni passive, ni déconnectée comme le montre son soutien à la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. L’Iran est le manipulateur du théâtre d’ombres du Moyen-Orient, État « quasi doté », opportuniste, abusant des stratégies indirectes.
Au Proche-Orient, après l’espoir d’une forme de normalisation des relations entre Israël et certains de ses voisins grâce aux Accords d’Abraham (fin 2020), le 7 octobre 2023 est venu changer la donne. Comme le souligne Louis Gautier, ancien Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), « la guerre entre Israël et le Hamas (…) crée une situation inédite : une puissance nucléaire officiellement dotée (les États-Unis) garantit militairement une autre non officiellement dotée (Israël) et met en garde une troisième potentiellement dotée (l’Iran). (…) Le jeu de la dissuasion se complexifie du fait de la pluralité des acteurs et des armes (15). » Le risque d’extension du conflit a rarement été aussi grand, l’Iran étant en embuscade pour finaliser son programme nucléaire, ce qui pourrait être accéléré par les mécaniques escalatoires à l’œuvre depuis octobre 2023.
La Turquie compose avec la Russie et l’Iran. Puissance désinhibée comme le montrent son action et son influence en Afrique, en Azerbaïdjan, en mer Noire, en Libye, au Kosovo, sans parler de son talon d’Achille kurde, elle s’émancipe tout en continuant à cultiver un complexe obsidional, assume son révisionnisme, affirme son identité et son autorité.
Le Sud global, dont les contours dépassent les BRICS+, n’est pas le mouvement des non-alignés de la guerre froide. Pour certains, il n’existe pas (16). Même s’il est désuni ou, à l’instar de l’Inde, multi-aligné, il dégage plus de puissance (économique, militaire…) que ce qu’on appelait le Tiers-Monde, et s’oppose davantage au Nord et aux modèles occidentaux. Le recul de la France en Afrique en est un symptôme, laissant la place à des relations dictées par l’opportunisme et les intérêts. Plus que jamais, les économies africaines sont entrées dans des cycles plus aléatoires liés aux prix des énergies. Le continent est bien plus connecté au monde par le biais de ses jeunesses urbaines et de facto très soumis aux influences extérieures.
En résumé, une fragmentation est apparue entre un Occident qui peine à se définir et à s’assumer donc à rester solidaire, un quatuor Chine-Russie-Iran-Corée du Nord au potentiel de nuisance croissant et que les sanctions ne suffisent pas à saper, et « le reste du monde » qui voudrait ne pas avoir à choisir pour survivre.
Permanence, démultiplication et transformation de la guerre
La redistribution des cartes se déroule alors même que les foyers de conflits se propagent ou sont en phase de dégel et que la guerre s’étend dans tous les champs.
La multiplication des points chauds
La paix par le droit ou par l’économie s’étant avérée illusoire et l’ONU étant devenue presque inutile, « l’état de nature » décrit par le philosophe britannique Thomas Hobbes reprend sa place. Avec le « retour des empires contrariés » nous voici dans « un monde de nouveau normal. Celui des passions contre les intérêts. Celui de la multipolarité de la compétition contre le multilatéralisme du compromis. Celui du durcissement des rapports de forces (…). Celui de la géopolitique contre la gouvernance globale (17). » Les foyers de crises régionales s’enkystent et restent favorisés par des fragilités structurelles qui, loin de s’atténuer, se superposent et s’auto-alimentent : nationalismes, populismes, extrémismes, djihadismes, gouvernances à la dérive, aventurisme militaire, désinhibition de l’emploi de la force, changement climatique, pression démographique… La guerre entre États est de retour, comme l’a montré la victoire décisive obtenue par l’Azerbaïdjan sur l’Arménie. Simultanément, la conflictualité se caractérise par l’asymétrie. C’est ce que les Houthis, agissant depuis un Yémen failli et dévasté, mettent en œuvre en mer Rouge, où quand un drone low cost est détruit par un missile, c’est une petite victoire du faible contre le fort. C’est l’esprit des modes d’action des terroristes qui continuent d’élargir leurs zones d’action au Sahel. Au-delà du djihadisme, la guerre n’a jamais cessé de sévir en Afrique comme on le voit en République démocratique du Congo et menace en Amérique du Sud, comme le montrent les velléités vénézuéliennes à l’encontre du Guyana.
En Ukraine, la guerre a une dimension mondiale (18) avec pour enjeu l’Europe entière. Ce n’est pas seulement un affrontement de haute intensité, c’est une guerre totale que mènent les belligérants, sans doute pour plusieurs années encore, sauf changement majeur de régime. Les deux chefs d’État sont chefs de guerre. Ils tentent de mobiliser une société de guerre, où se conjuguent les ressorts de la démographie et de l’opinion. Ils ont mis en place leur propre économie de guerre (la Russie y consacre en 2024 un tiers de son budget !) pour rechercher la domination industrielle et technologique afin de gagner en endurance et en masse, indispensables dans ces combats symétriques : manœuvres interarmes, interarmées et multi-milieux – multi-champs (M2MC), guerre électronique, besoins gigantesques en munitions, problématique de la maîtrise du ciel, complexité de la logistique de l’avant… C’est aussi une guerre des coûts où l’intérêt de détruire du cher avec du bon marché est évident… comme en mer Rouge ! La mer Noire est un des théâtres de la guerre d’Ukraine tout en étant une plaque tournante stratégique du commerce céréalier et un lieu de prédation des ressources ukrainiennes, ce qui fait du détroit du Bosphore un des trois nœuds géostratégiques sélectionnés par le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) Thomas Gomart (19), avec Ormuz (20) et Taïwan.
L’ambition de « réunification chinoise » est un enjeu idéologique majeur et constitue un véritable test de la patience des États-Unis et de leurs alliés et partenaires. Ainsi avec le « basculement thalassocratique de la Chine » (21), la mer de Chine est déjà une zone d’opérations. C’est bien décrit par trois spécialistes américains dans Foreign Affairs (22). Ainsi que le président américain Dwight D. Eisenhower l’avait imaginé dès les années 1950, Taïwan, point d’ancrage de la défense du Japon, prive la Chine d’un tremplin pour menacer les États-Unis et leurs alliés dans le Pacifique Ouest. L’invasion de Taïwan aurait un impact sur les aspirations démocratiques dans la région y compris en Chine, et sur le respect des droits humains. Elle pourrait, selon les auteurs, avoir des conséquences sur la prolifération nucléaire par effets de rebonds dans plusieurs pays asiatiques et moyen-orientaux. Elle entraînerait une récession mondiale car Taïwan produit la moitié des semi-conducteurs dans le monde : il faudrait des années pour organiser un système alternatif. L’impact serait équivalent aux conséquences cumulées des crises de 2008 et de la Covid-19. La Chine en subirait elle-même les conséquences, mais elle pourrait se considérer comme mieux armée pour résister au choc, ce qui est vu par certains observateurs comme un facteur incitatif pour le président Xi. Les auteurs imaginent que Pékin, en cas de réussite, ne s’en tiendrait pas là en cherchant des gains territoriaux au détriment de l’Inde, de la Russie et du Japon. Elle pourrait envisager de se projeter dans de nombreuses zones, mettant en œuvre la « vision globale » du Parti communiste chinois (PCC). Dans ce scénario catastrophe, les États-Unis seraient chassés de l’Asie et la dé-dollarisation des échanges financiers serait accélérée. Même si ce point est à nuancer, Taïwan est comparé par les auteurs au « Berlin Ouest de la nouvelle guerre froide », face à la montée des autocraties, avant-poste de liberté, de prospérité et de démocratie, qui ne doit pas subir le sort d’Hong-Kong.
La guerre hors limites
L’extension de la guerre n’est pas seulement géographique, elle touche de plus en plus de domaines. Dans Stratégie théorique II (1987), le général Poirier avait évoqué une « stratégie intégrale » reposant sur différents moyens, interdépendants et coordonnés harmonieusement, déclinée dans les domaines militaire, économique et culturel. La guerre hors limites a, quant à elle, été théorisée en 1999 dans un ouvrage écrit par Qiao Liang et Wang Xiangsui. Comme le sous-titre l’indique, « Réflexion sur l’art de la guerre à l’époque de la mondialisation », elle fait référence aux nouveaux champs de bataille qui désormais gagnent les espaces communs et les sociétés. Les auteurs promeuvent une stratégie permettant à la Chine de surpasser les États-Unis par la subversion intérieure, la guerre économique, technologique, juridique. Tous les moyens, y compris non militaires, doivent être mobilisés pour vaincre. Il en va ainsi du numérique où les outils peuvent devenir des armes, dans une dialectique coopération-coercition, où la Chine met en place contre l’Occident un capitalisme de surveillance en extrayant et en stockant des données, qu’elle exploitera plus ou moins vite en fonction des besoins et des moyens disponibles. La guerre hors limites procède donc d’une forme de guerre froide : elle est à la fois la guerre et « la guerre avant la guerre » (23).
Dans le domaine du cyber, tous les réseaux peuvent être attaqués : énergie, télécoms, activités économiques et financières, médias, systèmes d’armes… Dans la phase de compétition–contestation, la cyber-guérilla représente un intérêt essentiel dans les stratégies hybrides conçues pour rester sous le seuil de conflit ouvert. Cela permet d’agir de façon discrète, à des fins de renseignement, de captation de données, de perturbation, de neutralisation ou de désinformation.
Dans le champ informationnel, si la propagande a toujours existé, la bataille de l’information prend aujourd’hui une place plus importante dans des sociétés de l’émotion, hyper-connectées et surmédiatisées. L’Intelligence artificielle (IA) offre une capacité d’amplification, avec des effets d’échos, des deep fakes et une faculté à brouiller un peu plus le rapport à la vérité. Cette bataille de l’information vise le centre de gravité que constituent l’opinion publique et les décideurs. Elle peut donc avoir un impact sur les forces morales des sociétés, des armées, des dirigeants.
L’Espace est potentiellement à la croisée des combats cinétiques et hors limite. Investi par des acteurs de plus en plus nombreux, étatiques et privés, libre d’accès et difficile à contrôler, il est propice aux actes hostiles, complexes à caractériser et à attribuer. Il y a une bataille pour l’Espace mais pas (encore) de bataille dans l’Espace, même si les conditions se réunissent progressivement pour que cela devienne un lieu d’affrontement (prise de contrôle ou destruction de satellites, interception de données…). On pourrait aussi assister à une forme de terrorisme spatial, touchant l’exo-atmosphère (avec un fort risque de pollution) et plus facilement encore les infrastructures terrestres permettant d’agir dans l’Espace.
Ainsi, la Russie mène aujourd’hui de pair sa guerre en Ukraine et une guerre hors limites contre l’Ouest global. Elle met en œuvre une véritable machine de guerre informationnelle héritée de l’ère soviétique, actionnant mensonge, manipulation de l’information, ingérence et subversion. David Colon, spécialiste de l’histoire de la propagande et de la manipulation de masse, qualifie cet état de « menace la plus grave qui s’est jamais présentée sur notre pays » (24). V. Poutine abuse de cette capacité de nuisance à court et à long termes, de façon planifiée comme en opportunité, pour intimider et développer son influence, en jouant systématiquement sur les rapports de force, en exploitant les vulnérabilités des démocraties pour décrédibiliser les dirigeants et les institutions, réécrire l’histoire (25), saper la cohésion nationale et semer la zizanie, par exemple en suscitant des afflux de migrants aux frontières de l’UE (26). L’un des objectifs est de déstabiliser la démocratie en tant que telle, de montrer qu’elle n’est que chaos. Les opérations Portal Kombat et Doppelgänger (27) en sont de bons exemples, tout comme Akira (28) en Suède au moment de son entrée dans l’Otan.
Face à la guerre hors limites, les Occidentaux répliquent avec leurs armes, plus respectueuses de la morale et du droit, pas toujours efficaces comme on peut le voir avec le contournement des sanctions économiques. De toute évidence, la mondialisation n’a pas garanti la paix. Au contraire, elle offre aux guerres d’aujourd’hui des terrains plus larges, des règles plus floues, avec des arbitres quasi inopérants. Pour enrayer cette mécanique funeste, nul autre choix pour l’Occident, s’il veut survivre, que de se réveiller.
Sortir de la torpeur
Malgré le réchauffement stratégique global, la France n’a pas vu venir la guerre d’Ukraine. Il s’agit désormais de faire un examen de conscience au moins français, idéalement européen et à l’échelle de « l’Occident collectif », de nous amender en nous appuyant sur un renouveau stratégique et en réinvestissant le champ des savoir-faire inhérents à la guerre froide.
Des travers dont il faut prendre conscience pour pouvoir les corriger
Sortir de la torpeur stratégique, c’est d’abord corriger les effets d’amnésie, regarder l’histoire en face et en profondeur. Nous n’avons pas su tirer les enseignements des échecs du règlement de la Première Guerre mondiale, de Munich. Nous avons raté la fin de la guerre froide comme 1918 et 1938 même si la comparaison Hitler-Poutine a bien des limites. S’il doit savoir regarder dans les rétroviseurs, le stratège doit aussi voir loin. L’Occident pèche par court-termisme. Dans nos sociétés de l’immédiat, de la dictature du tweet ou du like, il est difficile d’inscrire l’action collective dans le temps long, alors que nos compétiteurs, dans leurs démocratures, peuvent se permettre d’être plus patients. Nos décisions stratégiques se prennent de façon trop rapide et superficielle, sans parfois même que les objectifs soient définis. Nous gagnerions pourtant à faire du temps un allié. Certes, le temps semble aujourd’hui jouer pour la Russie. Néanmoins, elle a pour l’instant perdu politiquement car l’Otan s’est élargie et l’Ukraine s’est rapprochée de l’Ouest.
L’Occident a, en outre, été frappé de cécité. Nous nous sommes laissé aveugler, « somnambules » (29) comme les gouvernants européens ont marché endormis vers la guerre après l’attentat de Sarajevo. Et quand la réalité est sous nos yeux, c’est parfois le déni qui nous empêche d’évaluer ce qui se trame. Il est amplifié par un usage hyperbolique du vocabulaire pour mobiliser les énergies. La population française a connu la guerre contre le terrorisme et contre la Covid, on lui parle aujourd’hui d’économie de guerre, mais si l’objectif de mobilisation est le même, ce sont trois choses distinctes. Dans un autre registre, autonomie stratégique et Strategic Autonomy sont diversement comprises. S’il faut être le moins prévisible possible pour l’ennemi, on s’assurera dans le même temps d’être compréhensible pour les alliés et l’opinion.
L’Occident s’est aussi montré naïf, pensant que le reste du monde voudrait inexorablement rejoindre son modèle. C’est un universalisme typiquement français qui nous vaut notre arrogante réputation. Ce discours est inaudible parce qu’il est facile de mettre les Occidentaux face à leurs contradictions, ce qui est fait à travers le reproche du « double standard » (30). C’est lourd de conséquence aussi bien vis-à-vis d’un Sud global qui se construit moins par solidarité que par opposition (the West vs the rest) (31). Ainsi comme le dit Subrahmanyam Jaishankar, ministre des Affaires étrangères de l’Inde : « L’Europe doit changer de mentalité, car elle continue de croire que ses problèmes sont les problèmes du monde, mais que les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe ». Il faut apprendre à corriger ce nombrilisme égoïste qui conduit à l’isolement.
Les piliers de la puissance, ressorts du réveil stratégique
La dissuasion nucléaire est le premier pilier de la puissance. Elle conserve tout son sens et les temps que nous traversons remettent la « grammaire nucléaire » à l’ordre du jour. « Quand deux partis se redoutent également, ils mettent plus de précautions à s’attaquer » disait le stratège Hermocrate de Syracuse (Ve siècle av. J.-C.). Pour Bruno Tertrais, le durcissement du contexte international nous fait redécouvrir la centralité de l’arme nucléaire qui « continue de jouer – de manière risquée, certes – un rôle stabilisateur en rendant extrêmement improbable, car trop coûteux, l’affrontement militaire à grande échelle entre les États qui en sont dotés » (32). La dissuasion n’empêche pas d’être attaqué sur son propre sol : les attentats terroristes de ces dernières décennies l’ont démontré, et les abominations du 7 octobre 2023 en Israël ont encore rappelé que le contournement est possible. Toutefois, la dissuasion entre États dotés reste valable. À ceux qui se demandent si la dissuasion nucléaire fonctionne, B. Tertrais rappelle « des indices de validité » (33) : il n’y a pas eu de guerre entre grandes puissances depuis 1945, pas de conflit majeur entre puissances dotées et on a observé une retenue des États non nucléaires à l’égard des dotés. En outre, la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française a été réaffirmée par le président de la République en 2020 : « nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe. Elles renforcent la sécurité de l’Europe par leur existence même et à cet égard ont une dimension authentiquement européenne. (…) Notre indépendance de décision est pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens (34). »
Les forces conventionnelles, en épaulement de la dissuasion, participent à sa crédibilité politique et militaire grâce à plusieurs dimensions : la puissance de combat, la réactivité et la détermination à agir. Indépendamment de la dissuasion, c’est une capacité à défendre nos intérêts toujours et partout. Les symboles de cette fiabilité sont par exemple la projection de puissance aérienne, le groupe aéronaval ou encore l’état-major de corps d’armée. Ce dernier est en effet une unité de mesure crédible en matière de défense collective, c’est un agrégateur de forces pour une France Nation-cadre (outil de combat modulaire pour couvrir l’éventail des hypothèses d’engagements aéro-terrestres), un catalyseur de coalition et un instrument diplomatique.
Ainsi, le réveil stratégique nécessite des moyens, alors que les dépenses militaires mondiales ont doublé au cours des deux dernières décennies. L’effort consenti par la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, à hauteur de 413 milliards d’euros, va en ce sens, même si on rattrape difficilement des décennies de désarmement en période de crise. Il est donc nécessaire que la conduite de la LPM corresponde au plan. Bien plus, pour la France et certains membres de l’Otan, consacrer 2 % de son PIB aux dépenses militaires devrait être vu comme un cap à franchir et non comme un plafond en ayant bien en tête les risques et menaces décrits plus haut.
Au-delà de ces moyens, comme le souligne T. Gomart, un « réarmement intellectuel » (35) est nécessaire pour que les Européens comprennent ce nouveau grand jeu. Ils doivent cesser « d’une part, de se croire toujours le centre du monde et, de l’autre, d’ignorer les intentions véritables » (36) de tous nos ennemis ou compétiteurs. En revanche, l’Europe doit comprendre qu’elle n’est pas forcément le problème mais qu’elle peut être une solution, à condition de s’approprier le nouveau système de rapports de forces qui s’impose dans le monde, et de décider clairement ensemble si la sécurité de l’Europe commence bien en Ukraine et en tirant toutes les conclusions.
Car les alliances, symboles de la solidarité stratégique, sont un autre pilier majeur de la puissance. La guerre en Ukraine devrait en ce sens être un facteur d’unité plus que de division. Cela inclut la nécessité de « s’entraîner » à actionner l’article 5 du Traité de l’Otan. Ce n’est pas le moment de laisser penser que nous sommes faibles. Sur le plan opérationnel, l’Otan et les partenariats stratégiques sont la clé de la masse, et cette solidarité produira des effets si l’interopérabilité est développée. C’est l’objectif d’un exercice majeur tel que Steadfast Defender qui s’est déroulé de février à juin 2024. Engageant plus de 90 000 soldats et de nombreux blindés, aéronefs et bâtiments, c’est le plus important exercice otanien depuis 1988. C’est la « démonstration claire de notre unité, de notre force et de notre détermination à nous protéger les uns les autres » (37) a déclaré le général Cavoli, Commandant les forces de l’Otan en Europe (SACEUR).
En sus du jeu des alliances, une stratégie des intérêts doit prévaloir, fondée sur un réalisme se traduisant par une diversification des partenariats et leur adaptation au cas par cas avec une préoccupation, penser souveraineté, et une méthode, faire preuve d’inventivité diplomatique selon une approche multi-bilatérale. Il vaut parfois mieux être plus ou moins bien accompagné que seul, en recherchant les plus petits dénominateurs communs, y compris en Afrique, continent auquel la France ne peut « tourner le dos ». Ces partenariats stratégiques peuvent permettre de laisser faire ou de faire faire, donc de moins s’exposer. Comme le dit l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, « la realpolitik (…) est moins mauvaise que l’irrealpolitik » (38).
Le réveil stratégique se traduit enfin par la prise de risque car « le risque de l’inaction est encore plus grand » (39). Il ne s’agit pas de tout prévoir – gageure –, mais de fixer un cadre et une organisation dans laquelle chacun puisse agir et réagir, en incluant des cas non conformes, si possible les pires, ce qui nécessite de sortir parfois de la tyrannie des normes, d’adapter les outils législatifs. On peut ainsi se demander si le Code français des marchés publics ou les normes européennes sont adaptés à l’économie de guerre. Dans la continuité de la prise de risque, le paroxysme du courage stratégique c’est d’accepter la guerre si elle devenait la seule option pour une meilleure paix, par exemple en étant capable de décider d’arrêter l’enchaînement des faits accomplis. C’est dans cet esprit que, lors du Sommet de l’UE des 21-22 mars 2024, la France a convaincu ses partenaires de monter d’un cran dans la riposte promise à la Russie. Pour soutenir « aussi longtemps que nécessaire » l’Ukraine dans la guerre, des engagements plus concrets sont pris « aussi intensément que nécessaire » (40). C’est tellement sensible que cela fait appel à la culture du secret, bien maîtrisée pendant la guerre froide.
Réapprendre à faire la guerre… froide
La troisième guerre mondiale n’étant heureusement qu’une hypothèse, il peut être intéressant de réinvestir les savoir-faire de la guerre froide pour la gagner : s’adapter pour survivre.
Au niveau stratégique, une première méthode dont il serait possible de s’inspirer est l’endiguement mis en œuvre pendant la guerre froide 1.0, qui dépassait le champ militaire. Cette doctrine américaine consistait à placer des contrepoids partout où les Soviétiques tentaient une percée politique et idéologique. Néanmoins, il est vrai que les leviers utilisés alors ne semblent plus actionnables face au durcissement du pouvoir russe : il ne paraît plus possible d’agir sur le régime comme pendant la guerre froide qui avait vu l’Ouest saper la cohésion communiste par la diffusion des normes libérales d’organisation des sociétés, par l’imposition de normes limitant l’usage de la force dans les relations internationales, notamment via des accords de maîtrise des armements. Même si cela peut sembler difficile à concevoir aujourd’hui, il n’est d’ailleurs pas interdit de repenser un Arms Control pour demain, pour esquisser les équilibres futurs. Cependant, est-il possible de promouvoir le modèle économique occidental, qui permet une amélioration du niveau de vie moyen, incluant l’accès à un certain confort, aux technologies voire à l’information ? C’est encore plus délicat pour le modèle social car, comme le Sud, l’Est ne souhaite pas forcément s’inspirer de toutes les libertés promues à l’Ouest. Si le capitalisme a pu avoir un certain succès, jusqu’en Chine, l’interdépendance économique n’a pas empêché la guerre et finalement le libéralisme sociétal a plutôt un effet repoussoir. Bref, il semble difficile de compter sur les leviers du Soft Power combinant l’action publique et des stratégies plus discrètes. Il reste toutefois possible de continuer à promouvoir la liberté, qui fait vaciller les dictatures car elle les pousse à mettre en place des contrôles plus forts, augmentant par là même l’aspiration à la liberté, qui fit tomber l’URSS comme elle fissurera peut-être un jour le communisme chinois.
Il est toutefois nécessaire de relever le défi de la guerre informationnelle pour ne pas subir, contrer les « narratifs », discréditer, agir contre les proxys, user de la ruse et de la diversion. Le triangle décrit par le théoricien prussien Carl von Clausewitz, formé par les relations entre l’État, le peuple et l’armée, est le déterminant de la volonté et de la force de vaincre d’un pays. À défaut de pouvoir dialoguer sereinement avec un chef d’État, ne pouvant dégrader ses capacités militaires, ou seulement partiellement et par procuration, on peut – même si c’est très difficile – tenter d’agir sur l’opinion des Russes, Chinois, Iraniens, mais aussi des russophones vivant hors de Russie, des Azéris… Comme pendant la guerre froide en Pologne, en Allemagne de l’Est ou en URSS, il y a des moyens d’influencer les populations et si les élections ne permettent pas de renverser la table, d’autres mouvements de fond peuvent fragiliser un pouvoir illégitime. Ces stratégies devraient aussi chercher à empêcher le bon fonctionnement des axes d’entente entre les quatre principales puissances déstabilisatrices.
Les armées occidentales n’ont d’autre choix, par ailleurs, que d’entretenir des savoir-faire opérationnels qui peuvent sembler dater de la guerre froide. L’entraînement au combat de haute intensité en est le totem, mais il faut penser plus large. Cela implique aussi de repenser nos plans et systèmes de défense, nos options de déploiements, nos mécanismes d’alerte et bien sûr la production d’équipements et de munitions. Gagner la guerre avant la guerre, c’est s’y préparer en se rappelant que, à la différence des opérations expéditionnaires des dernières décennies, le territoire national, notre économie, notre société seraient davantage concernés. La France offre une forme de profondeur stratégique vis-à-vis de l’Europe de l’Est. Comme l’Ouest de la France en 1914-1918, comme le Royaume-Uni à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la métropole, en cas d’aggravation de la situation à l’Est, pourrait devenir une zone d’accueil, de stationnement, de transit, de stockage, d’entraînement. Certaines infrastructures civiles, à commencer par les transports (y compris pour le fret lourd et les énergies), seraient sollicitées. Sans se laisser impressionner par les « gros mots » que sont réquisition (même si le ministre des Armées a lui-même évoqué cette hypothèse (41)) et mobilisation, ces savoir-faire s’anticipent et se travaillent. « L’arrière devra tenir » (42), ce qui inclura le bon emploi de toutes les bonnes volontés qui ne manqueront pas de se faire connaître. L’engagement de la nation se réfléchit aujourd’hui en fortifiant son lien avec ses armées. De la réserve qui monte en puissance à des domaines spécifiques qui seraient sollicités (médecine, logistique, usines…), certains aspects peuvent se penser sans attendre. Il convient pour cela de rapprocher davantage élites civiles et militaires.
Conclusion
Sommes-nous en guerre froide ou dans les prodromes d’une guerre mondiale ? Quoi qu’il en soit, il est capital de ne pas se laisser anesthésier. Ne marchons pas en somnambules vers la « guerre des mondes » décrite par Bruno Tertrais : « une épreuve de force politico-militaire hybride (…), un conflit qui empruntera aux nationalismes de la première partie du XXe siècle et à la guerre froide (…). Une guerre qui sera parfois chaude sur les marches des néo-empires, (…) et parfois froide comme elle le reste pour l’instant à l’Est [de l’Asie]. Bref, une guerre tiède, qui sera émaillée de crises régionales et de conflits limités, mais restera probablement contenue, ne serait-ce que par le jeu de cette corde de rappel ultime qu’est la dissuasion nucléaire. Cet affrontement entre deux mondes pourrait durer plusieurs décennies, émaillé de chocs stratégiques et de réalignements (43). »
Il faut donc changer d’état d’esprit, penser autrement. La sécurité des Occidentaux commence en Ukraine et, tant que l’Europe ne concevra pas de solution plus opérationnelle, sa défense reposera au pire sur une addition plus ou moins organisée de capacités nationales, au mieux sur une Otan renforcée et préparée, ce qu’il faut viser. Ne donnons pas raison au général américain Douglas McArthur pour qui les défaites se résument en deux mots : « trop tard » !
(1) Aron Raymond, Les dernières années du siècle, Julliard, 1984, 249 pages.
(2) Moreau Defarges Philippe, « Raymond Aron. Les dernières années du siècle » (compte rendu), Politique étrangère, vol. 49, n° 3, 1984, p. 696-697 (https://www.persee.fr/).
(3) L’écrivain britannique George Orwell serait le premier à employer l’expression Cold War en 1945, repris par Bernard Baruch, conseiller du président Truman, l’ancien Premier ministre britannique Winston Churchill, avec son discours de Fulton (Missouri) le 5 mars 1946, ou encore le diplomate américain George Kennan.
(4) Les historiens distinguent cinq grandes phases : formation et consolidation des blocs (1945-1955), coexistence pacifique et nouvelles crises sur fond d’équilibre de la terreur (1956-1962), détente et effritement des blocs (1963-1974), regel (1975-1984), détente et chute de l’URSS (1985-1991).
(5) Bauer Anne, « Les dépenses mondiales de défense atteignent 2 200 milliards de dollars », Les Échos, 14 février 2024. En 2023, « les dépenses mondiales de défense auraient augmenté de 9 % […], dont la moitié pour l’Otan ».
(6) Zajec Olivier, « La fin des “Trente hésitantes” », L’Hémicycle, 26 juillet 2023.
(7) Fukuyama Francis, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, 1992.
(8) Beaufre André, Introduction à la stratégie, Armand Colin, 1963.
(9) Tertrais Bruno, « Et si l’Ukraine tombait », Le Point, 4 janvier 2024.
(10) Bloch Marc, L’Étrange défaite : témoignage écrit en 1940, Société des Éditions « Franc-Tireur », 1946, 215 pages.
(11) Macron Emmanuel, « Discours du président de la République à l’occasion de la visite de Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine », Paris, 16 février 2024 (https://www.elysee.fr/).
(12) Ekman Alice, « La Chine et la Russie font front commun contre l’Occident », La Croix, 4 mars 2024 (https://www.la-croix.com/). Le volume des échanges commerciaux entre les deux pays a augmenté de 30 % en 2022 par rapport à 2021 et de 26 % en 2023.
(13) Rapin Alexis et Jubelin Alexandre, « Le Collimateur – Les manœuvres de l’ombre – Les démocraties face aux ingérences étrangères », Le Rubicon, 20 février 2024 (https://lerubicon.org/).
(14) Schaeffer Frédéric, « La Chine gonfle encore son budget militaire », Les Échos, 6 mars 2024 (https://www.lesechos.fr/). NB : ces chiffres n’incluent pas certaines dépenses « masquées », comme dans le domaine de la recherche militaire portant par exemple sur les missiles ou la cyberdéfense.
(15) Sémo Marc et Vincent Élise, « Louis Gautier, spécialiste des questions de défense : “En Ukraine, les Européens doivent prendre le relais des Américains, et monter vite en première ligne” », Le Monde, 23 février 2024.
(16) Voir par exemple, le dossier « L’Occident au risque du Sud global ? », RDN, n° 866, janvier 2024 (https://www.defnat.com/sommaires/sommaire.php?cidrevue=866).
(17) Tertrais Bruno, La guerre des mondes, le retour de la géopolitique et le choc des empires, Éditions de l’Observatoire, 2023, 279 pages.
(18) Balibar Étienne, « La guerre d’indépendance des Ukrainiens et les frontières du monde », Le Grand Continent, 20 mai 2022 (https://legrandcontinent.eu/).
(19) Gomart Thomas, L’accélération de l’histoire, les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle, Éditions Tallandier, 2024, 176 pages.
(20) Ormuz : point de jonction tectonique des conflits russo-ukrainien et du Moyen-Orient, théâtre du rapprochement Russie-Iran, sur fond d’évolution du commerce du pétrole et de l’uranium, des conséquences de la fuite en avant d’Israël, ou encore de l’opportunisme saoudien et émirati.
(21) Gomart T, op. cit.
(22) « The Taïwan Catastrophe. What America—and the World—Would Lose If China took the Island », Foreign Affairs, 16 février 2024. Andrew Erickson est professeur de stratégie, Gabriel Collins, géopoliticien des énergies, et Matt Pottinger, ancien conseiller adjoint à la Sécurité nationale des États-Unis.
(23) Burkhard Thierry, Stratégie militaire générale, septembre 2023.
(24) Colon David, La guerre de l’information : les États à la conquête de nos cerveaux, Tallandier, 2024, 480 pages.
(25) Werth Nicolas, Poutine historien en chef, Gallimard, 2022, 64 pages.
(26) La guerre hors limites est aussi une guerre des flux et peut se traduire par les trafics (drogue, humains, armes…) et s’attaquer aux échanges (données, câbles sous-marins…).
(27) Klen Michel, « Portal Kombat, la nouvelle offensive de désinformation menée par la Russie », RDN, n° 869, avril 2024, p. 108-113 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23426).
(28) Hivert Anne-Françoise, « La Suède victime d’une vague d’attaques au rançongiciel », Le Monde, 7 mars 2024.
(29) Clark Christopher, Les Somnambules : été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013, 668 pages.
(30) Lee Bernice et Tubiana Laurence, « La multipolarité inclusive », Green, n° 3, juin 2023, Groupe d’études géo-politiques (https://geopolitique.eu/articles/la-multipolarite-inclusive/).
(31) RDN, n° 866, op. cit.
(32) Tertrais B., Pax Atomica, Théorie, pratique et limites de la dissuasion, Odile Jacob, 2024, 208 pages.
(33) Tertrais B., La guerre des mondes, op. cit.
(34) Macron E., « Discours du président de la République sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’École de Guerre », Paris, 7 février 2020 (https://www.elysee.fr/).
(35) Gomart T., op. cit.
(36) Ibidem.
(37) Avec AFP, « L’Otan annonce un exercice impliquant 90 000 militaires sur plusieurs mois », Le Figaro, 19 janvier 2024.
(38) Verdo Yann, « Hubert Védrine : “La priorité est d’éviter un effondrement de l’armée ukrainienne” », Les Échos, 4 mars 2024.
(39) Mendret Manon, « Au Paris Defense and Strategy Forum, le général Burkhard pointe le risque de l’inaction face à la Russie », Le Figaro, 15 mars 2024 (https://www.lefigaro.fr/).
(40) Conseil européen, « Principaux résultats », 21-22 mars 2024 (https://www.consilium.europa.eu/).
(41) Vincent Élise, « Sébastien Lecornu, ministre des Armées, envisage des “réquisitions” pour le secteur de l’armement dans le contexte des guerres en Ukraine et à Gaza », Le Monde, 27 mars 2024.
(42) Forain Jean-Louis, « Pourvu qu’ils tiennent !... Qui ça ?... Les civils », L’Opinion, 9 janvier 1915.
(43) Tertrais B., La guerre des mondes, op. cit.