Fin 2023, plusieurs milliers de personnes manquaient à l’appel dans les armées alors que le durcissement du contexte et le rapprochement de la menace imposent de les renforcer et de les moderniser tant dans leurs équipements que dans le nombre et la qualité du personnel qui les servent. L’urgence de la situation nécessite d’agir sans plus attendre afin de gagner la bataille des effectifs et des compétences pour cet employeur méconnu aux sujétions particulières ne correspondant plus aux attentes de la société. Plusieurs groupes de travail interarmées ont été constitués afin de proposer un nouveau modèle RH, des mesures d’accompagnement de la transition et, si besoin, une adaptation des statuts.
La crise du modèle RH ou comment construire des armées adaptées aux enjeux d’un monde aux équilibres bouleversés
Début 2024, le ministre des Armées affirmait : « La lucidité, c’est de regarder en face nos résultats en matière de recrutement et de fidélisation. Si la qualité de nos militaires et des civils recrutés reste au haut niveau attendu, les chiffres nous commandent d’agir vigoureusement et vite (1). » En effet, en dépit des mesures prises, chaque année la situation des effectifs se dégrade avec un point paroxystique atteint fin 2023. Le ministère doit donc concentrer ses efforts sur la fidélisation pour conserver suffisamment longtemps dans ses rangs ceux qu’il est parvenu à recruter en dépit de la tension du marché du travail.
Afin de répondre aux défis imposés par le contexte international de multi-plication des crises et d’imminence du retour aux affrontements de haute intensité en Europe, voire sur le territoire national, la Loi de programmation militaire (LPM) affiche une cible de 275 000 militaires et civils en 2030 (objectif non atteint déjà visé par la LPM 2019-2025). Pour ce faire, il ne faudra pas négliger la capacité des armées à attirer de nouvelles recrues en nombre suffisant, tant dans les métiers traditionnels du combat interarmées (soldats, marins et aviateurs), que dans les métiers les plus techniques (Espace, cyber, Intelligence artificielle [IA], mais également achat public, logistique, etc.), où la concurrence du secteur public comme privé est forte.
Depuis le début de la pandémie, un profond changement du rapport au travail s’est opéré, avec une demande accrue « d’équilibre entre-temps de vie, de responsabilisation et de cohérence, dans un contexte généralisé de tensions sur les recrutements » (2). Aussi, « les organisations doivent articuler des aspirations de plus en plus individualisées et un cadre collectif, une quête de sens de plus en plus marquée, une demande de cohérence éthique, ainsi qu’une demande de participation, d’autonomie, de confiance et de reconnaissance qui s’accroît » (3). Fondées sur le collectif et le sens de l’engagement, les armées portent en elles une partie des réponses aux attentes de la jeunesse. Elles doivent en revanche évoluer dans leur modèle afin de continuer à répondre au « pacte de confiance […] reposant sur la reconnaissance et l’écoute des travailleurs, ainsi que sur un dialogue professionnel sur les conditions de travail » (4).
Un modèle RH à la peine dans un contexte international crisogène
Face à une profonde transformation des conflits, substituant une menace d’engagements majeurs entre États aux conflits asymétriques menés à distance du territoire national, la capacité à mobiliser les ressources humaines apparaît vitale. Pourtant, les secteurs public comme privé constatent une modification profonde de la relation salariale, laissant les armées en proie à des difficultés RH croissantes.
Un contexte anxiogène et complexe
La prise de conscience de la Nation de menaces qui se précisent
La multiplication des crises et des tensions géopolitiques depuis le début du XXIe siècle, dont l’apogée actuel pourrait être la violence de l’agression russe en Ukraine, a définitivement sonné le glas des « dividendes de la paix » ou de la « fin de l’histoire ». Un nouvel équilibre international est en gestation, marqué en particulier par un usage décomplexé de la force et l’émergence de nationalismes conquérants. Véritable menace pesant sur nos sociétés, tant dans leur unité que dans leur diversité, c’est une prise de conscience générale qui se fait jour en Occident. Néanmoins, si dans les pays du Nord et de l’est de l’Europe, les populations ont une conscience aiguë du risque pesant sur leur intégrité voire leur existence, la menace semble plus diffuse à mesure qu’on s’éloigne du voisinage russe.
Aussi, les pays du Nord et de l’est de l’Europe se sont, depuis de nombreuses années, organisés pour être en mesure d’y faire face. Approche globale diversement appliquée selon le pays, le concept de « défense totale » des pays nordiques vise à préparer la société à lutter contre une attaque armée. La Suède collabore étroitement avec l’Otan dans la préparation du secteur civil et s’appuie sur les principes de résilience énoncés dans l’article 3 du Traité de l’Atlantique nord signé le 4 avril 1949, celle-ci étant à la fois une responsabilité nationale et un engagement collectif. Sa stratégie vise une capacité de combat renforcée par la modernisation des équipements militaires ainsi que par la formation et la préparation aux opérations militaires des soldats. Englobant à la fois les aspects militaires et civils de la sécurité, elle se concentre sur la résilience (5) d’une population préparée aux pires scénarios, y compris celui de la guerre. Partageant 1 300 kilomètres de frontière avec la Russie, la Finlande est principalement préoccupée par la sécurité nationale et chaque citoyen doit y contribuer en mettant à disposition ses talents et son temps. Comme en Norvège (6), le concept de « défense totale » s’appuie sur un service militaire obligatoire de 6, 9 ou 12 mois formant la base de la mobilisation rapide des forces armées en cas de besoin (7).
À ce jour, aucune organisation de ce type n’est mise en œuvre en France ; pourtant la prise de conscience de la réalité du danger devient de plus en plus concrète. Ainsi, le dernier baromètre externe des armées (8) indiquait que 80 % des Français interrogés estimaient qu’un « conflit armé d’ampleur internationale » pourrait éclater au cours des 20 prochaines années. La violence et l’intensité dans la durée des conflits sur le sol ukrainien ou dans la bande de Gaza conduisent à ce constat sans appel, la proportion augmentant de 5 points par rapport à 2022 et de 17 points par rapport à 2021. Face à cette menace du retour en Europe d’un conflit de haute intensité, cette prise de conscience s’accompagne-t-elle pour autant d’une volonté de s’engager davantage pour y faire face ou, a minima, d’une confiance accrue dans les armées ?
Une société qui a une bonne perception des armées mais qui, paradoxalement, s’en est progressivement éloignée
Selon cette même étude (9), bien que la crédibilité des forces françaises basée sur la dissuasion nucléaire reste forte (pour 68 % des Français), les Français sont plus partagés sur celle des forces conventionnelles (59 % jugeant les forces classiques crédibles pour faire face aux menaces actuelles et à venir, en baisse constante depuis 2018) et ainsi sur la capacité plus globale des armées à assurer seules la défense du pays (41 % d’entre eux ayant le sentiment que la sécurité du pays sera bien assurée dans les 10 ans à venir). Pourtant, l’image des armées reste très positive, 8 Français sur 10 déclarant en avoir une bonne opinion fondée sur leur capacité à rassurer, leur efficacité, leur respect des valeurs démocratiques et leur professionnalisme.
Le passage d’une armée de conscription à une armée de métier, il y a 25 ans, n’a pas été accompagné d’une réflexion conceptuelle suffisante afin de repenser « l’esprit de défense » et les moyens de son appropriation collective. Si le 14 juillet et le 11 novembre demeurent des moments fédérateurs, la disparition de la conscription a supprimé le lien naturel qui, « pour le meilleur et pour le pire », unissait tous les Français à leur armée. Il en a résulté une forme de « banalisation des armées » (10), considérées le plus souvent comme un « couteau suisse » susceptible d’être utilisé dans tout type de crise intérieure, « les Français [ayant] une vision ancienne, décalée, fantasmatique de ce que sont les armées et de leurs missions, héritée du logiciel des armées de la conscription » (11). Pourtant, le contexte impose qu’elles ne soient plus seulement considérées comme des « outils militaires » à la main des politiques pour répondre à des crises ou des conflits choisis, mais bien « une armée » en mesure d’être le dernier rempart de la Nation face à des conflits imposés.
Les jeunes générations semblent avoir une image plus claire de la spécificité militaire que celles de la fin du XXe siècle (12). Le sens de la fonction militaire leur apparaît plus évident qu’en un temps où la communication politique et celle des armées hésitaient à affirmer clairement leur singularité, par crainte de susciter des clivages alors qu’il apparaissait nécessaire de continuer à faire admettre l’obligation de l’appel sous les drapeaux. Confiantes, elles délèguent sans davantage chercher à comprendre, ne maîtrisant pas, par ailleurs, les réalités concrètes, et notamment des contraintes, qu’implique l’engagement sous l’uniforme.
Un contexte pris en compte mais des armées confrontées à des difficultés RH croissantes
La succession de deux LPM ambitieuses sur le plan des ressources humaines
Le président de la République avait précisé que la LPM 2019-2025, qualifiée d’« à hauteur d’hommes » (13), était « l’aboutissement d’un travail d’une année pour penser l’Armée de demain, la penser pour nos soldats ». À cet effet, le rapport annexé de cette LPM de réparation capacitaire indiquait que « dans le cadre de cette Ambition 2030 […] les armées devront disposer de moyens humains et matériels leur permettant de remplir leurs missions de manière soutenable, dans la durée (14) ». L’axe prioritaire consistait « à améliorer les conditions d’exercice du métier militaire […] une attention particulière sera portée au “quotidien du soldat”, c’est-à-dire aux conditions de vie et de travail du personnel militaire comme civil, et de leurs familles. Enfin, des effectifs supplémentaires sont prévus pour répondre aux besoins nouveaux et prioritaires (15) ». Concrètement, par un effort axé principalement sur l’attractivité de la condition militaire et la fidélisation du personnel, il s’agissait d’atteindre en 2025 un effectif de 274 936 civils et militaires, soit 6 000 personnes de plus.
Face au constat d’une situation qui continue à se dégrader, les effectifs au 31 décembre 2023 se révélant inférieurs à ceux d’entrée de LPM 2019-2025, un nouvel élan RH doit être donné par la LPM 2024-2030 pour atteindre en 2030 un effectif de 275 000 civils et militaires (16), appuyé par 80 000 militaires de réserve. Il convient donc, par une politique RH modernisée, de « gagner la bataille de l’attractivité, des compétences et de la fidélisation » (17). Elle s’appuie sur le plein déploiement de la NPRM portée par la précédente LPM (18) et une revalorisation progressive entre 2023 et 2025 de l’ensemble des grilles indiciaires (19) afin de contrer le tassement des rémunérations. Il s’agit de renforcer l’attractivité des carrières et dynamiser la volonté de progression en mettant en avant le degré d’expertise, les qualifications et les compétences acquises, mais aussi les responsabilités d’encadrement assumées. Cruciales pour faire face aux défis technologiques actuels, les filières techniques et scientifiques ainsi que les écoles de formation sont un point d’attention. De plus, un régime indemnitaire spécifique doit être dédié aux métiers et expertises en forte tension participant directement aux pivots capacitaires.
Par ailleurs, dans la continuité de la LPM précédente et afin de mieux répondre aux attentes du personnel militaire et civil « dont l’engagement et le travail sont plus que jamais nécessaires pour garantir la résilience de notre modèle de défense » (20), une attention particulière est portée à la conciliation de la vie personnelle et de la vie professionnelle et l’amélioration de leurs conditions de vie et celles de leurs familles. Ainsi, pour pouvoir répondre de façon autonome à l’évolution des conflictualités et des menaces, la LPM 2024-2030 confirme donc la nécessité de disposer d’une armée professionnelle durcie et résiliente, apte à répondre potentiellement simultanément aux engagements les plus exigeants.
Pour autant, des difficultés RH croissantes auxquelles les armées peinent à faire face
En dépit des mesures prises, les résultats en matière d’accompagnement n’ont pas été à la hauteur des investissements consentis mais, plus préoccupant encore dans le contexte d’une menace accrue, plus de 5 500 Équivalents temps plein (ETP) militaires ont été détruits au cours des cinq dernières années, compensés en partie seulement par une réalisation supérieure des emplois de personnel civil (près de 1 800 ETP supplémentaires). Fortes de leur histoire, de leur singularité et de leurs transformations successives, les trois armées ont une situation contrastée. En 2023, l’armée de Terre (ADT) fait état d’un déficit de plus de 2 500 ETP par rapport à la cible annuelle, porté par des sorties définitives supérieures à celles de 2022 non compensées par des recrutements, en particulier de militaires du rang, très inférieurs aux prévisions, probablement lié à la fermeture de l’opération Barkhane et l’épuisement des viviers.
En revanche, dans l’Armée de l’air et de l’Espace (AAE) comme dans la Marine nationale, le recrutement semble poser moins de difficultés que la fidélisation des militaires en poste. Affichant respectivement un écart à la cible 2023 de -745 et -394 ETP, le bilan global des recrutements reste bon, notamment dans la Marine grâce à une compensation numérique du léger sous-recrutement en militaires du rang et sous-officier par un recrutement accru d’officiers et de volontaires officiers. Pour l’AAE, les chiffres sont favorables pour le personnel sous-officier grâce aux mesures déployées pour en dynamiser le recrutement accompagné d’une capacité de formation renforcée à l’École des sous-officiers de Rochefort. Les sorties définitives ont cependant été supérieures aux prévisions tant pour l’AAE que pour la Marine où le taux de dénonciation de contrat durant la période probatoire s’est aggravé au cours du dernier quadrimestre, impliquant la mise en œuvre de nouvelles mesures dès le début de la gestion 2024 (21). Particulièrement préoccupant, ce phénomène d’évaporation des talents porte sur les militaires de grade moyen et élevé ou disposant de compétences techniques spécifiques. Le retour d’expérience du conflit russo-ukrainien commande d’agir sans plus attendre, car il concerne les cadres qui doivent aujourd’hui former les plus jeunes, mais également les experts et le commandement qui prépare l’avenir et dirigera, le moment venu, les opérations interarmées. Ces difficultés de fidélisation s’expliquent par l’attrait exercé par la promesse d’emplois dans le secteur privé, mieux rémunérés et moins soumis aux contraintes de disponibilité et de mobilité. De plus, ce phénomène est amplifié lorsque le personnel a atteint le seuil de la pension à liquidation immédiate (22) lui permettant de cumuler salaire et pension de retraite.
Concernant les recrutements, des causes structurelles et conjoncturelles sont mises en avant, comme la situation démographique, la baisse du nombre de candidats médicalement aptes (sédentarité et exposition aux écrans) mais aussi les contrecoups de la pandémie. En outre, en 2023, un rapport sénatorial indiquait qu’une « proportion croissante des militaires envisage désormais leur passage au sein de l’institution militaire comme une étape de leur parcours professionnel, voire comme un tremplin vers une activité civile plus rémunératrice » (23), ajoutant également que beaucoup de départs s’expliquaient par le poids de moins en moins accepté des contraintes imposées par la vie militaire, notamment les absences et la mobilité fréquentes alors que désormais le conjoint travaille. Il apparaît donc impératif de remédier sans tarder à cette situation et de reconstruire les forces de la Nation pour répondre à l’urgence du contexte.
L’impérieuse nécessité de repenser le modèle pour se rapprocher des Français et construire ensemble les armées de demain
Dans le cadre d’un engagement de haute intensité, les forces nécessaires dépasseront le strict cadre des forces armées professionnelles. C’est à la Nation tout entière qu’il sera fait appel, que ce soit pour prendre les armes mais aussi et surtout pour contribuer à l’effort de défense tant sur les plans industriel et sanitaire qu’économique.
Une Nation armée pour se défendre
Forces morales et résilience, une voie commune indispensable
Définies comme la capacité psychologique individuelle ou collective permettant d’affronter et surmonter l’adversité, les forces morales ont constitué l’une des thématiques centrales ayant guidé les travaux de la dernière LPM, dont l’ambition est de rehausser leur niveau. Mise à l’honneur lors du défilé du 14 juillet 2023, cette notion est apparue dans la pensée militaire pour expliquer ce qui était nécessaire au soldat, au-delà de sa force physique, de son équipement et de sa capacité à s’en servir, pour faire face aux exigences du combat (24). Liée aux principes d’éthique et de fraternité, elle renvoie à la dimension morale du combat, dimension fondamentale que résumait ainsi le maréchal Foch, « à la guerre, il y a autre chose que les principes ; il y a le temps, les lieux, les distances, le terrain ; il y a le hasard dont on n’est pas maître ; mais il y a surtout les forces morales dont les troupes sont animées ». Gardien des forces morales de l’unité, le chef militaire a la responsabilité de mener au combat les hommes et les femmes placés sous ses ordres.
Par ailleurs, pour que l’avant puisse tenir dans la durée avec détermination, l’arrière doit également pouvoir répondre à cette exigence, l’appui et le soutien de la Nation étant indispensables. Dans le contexte stratégique actuel, c’est de notre capacité collective à faire face à la menace que naîtra la réussite. La réaction et la résistance du peuple ukrainien démontrent ce que peut être la puissance des forces morales d’une Nation. Dans un autre contexte, les pays nordiques ont une tradition bien établie de préparation de leur population à toutes les éventualités. Ainsi, un livret régulièrement adressé à tous les foyers suédois détaille les types de crise auxquels ils pourraient être confrontés (accidents graves, intempéries extrêmes, cyberattaques, conflits militaires, etc.) et la façon d’y réagir (25). Dans le cas de la France, il est possible de s’interroger sur la capacité réelle de la Nation à se mobiliser en cas de crise majeure. En effet, si lors des attentats terroristes de 2015, une première réaction s’est traduite par un engagement accru au sein des forces armées ou de sécurité intérieure, celui-ci n’aura cependant pas perduré dans le temps. Pour autant, une étude publiée récemment fait état d’un élan patriotique de la jeunesse permettant un regain d’optimisme en la matière, 57 % des jeunes Français de 18 à 25 ans interrogés se déclarant prêts à s’engager dans les armées en cas de guerre dans le pays et 63 % à se battre en tant que civils si le pays était attaqué (26).
Redécouvrir la singularité militaire
Comme le formulait l’anthropologue Georges Dumézil dans une typologie devenue fondatrice, les sociétés indo-européennes se sont structurées autour d’une spécialisation des rôles en trois grands ordres dépendant les uns des autres (27). On distingue ainsi classiquement ceux qui prient (oratores) de ceux qui travaillent et produisent de la richesse (laboratores). La défense est, quant à elle, confiée à un groupe spécifique, celui des guerriers (bellatores). Il leur appartient de protéger la société et donc de mettre en œuvre la force et la violence nécessaires à cette protection. La Révolution française a permis de dépasser ce modèle en donnant à chaque citoyen la possibilité de s’approprier chacun de ces trois ordres et, en particulier, l’ordre militaire dans sa singularité (28).
Au cœur de la singularité militaire se trouve l’acceptation par le soldat d’utiliser délibérément la force armée et de donner la mort sous conditions (29) et l’obligation « si l’ordre en est donné, [de] combattre collectivement et violemment au nom de la communauté souveraine » (30) lorsque la Nation est menacée. En contrepartie et afin de rétablir une sorte de symétrie, il accepte le risque de sa propre mort. Ainsi, il convient de revenir à l’essence même de ce qui fait la relation de la société à la force et insister sur la finalité combattante du militaire. Tous les éléments de cette singularité sont précisés dans le Statut général des militaires (31), qui fixe des contraintes propres à l’état militaire (disponibilité en tout temps et en tout lieu, forte mobilité professionnelle liée à l’intérêt du service, restriction des droits d’expression notamment politiques et sociaux, interdiction du droit de grève, etc.), mais également par des rites particuliers (cérémonies, prises d’armes, formule consacrée prononcée lors des prises de commandement) et une organisation spécifique dans la mesure où il faut accepter la dépendance mutuelle de chacun des acteurs (subordonnés comme supérieurs) (32).
Enfin, une condition essentielle de l’action du militaire au profit de la Nation repose sur la discipline et la stricte soumission des armées au pouvoir politique dans sa double déclinaison exécutive et législative, le président de la République, chef des armées, étant directement élu par le peuple français.
Un nouveau modèle d’armée professionnelle s’appuyant sur une réserve opérationnelle renforcée
Le contexte impose de revoir le modèle d’armée en se concentrant sur une armée professionnelle aux effectifs atteignables, disposant des savoir-faire technologiques que nécessiteront les engagements du futur s’appuyant sur une réserve opérationnelle repensée dans son format et dans ses missions.
Des armées au format adapté aux enjeux et à la pointe des savoir-faire
Pour réaliser l’augmentation des effectifs prévue par la LPM, il relèvera des autorités du ministère de convaincre qu’un engagement dans les armées constitue un formidable « outil de promotion sociale » (33). Si l’impératif de jeunesse des forces armées demeure, des armées trop jeunes insuffisamment formées ou aguerries font peser un risque sur l’efficacité opérationnelle. Même si les résultats sont contrastés entre les armées eu égard à leurs besoins intrinsèques et à leur composition (34), l’âge moyen du personnel militaire a tendance à diminuer à mesure que les départs non souhaités s’accélèrent, imposant un rythme de recrutements très élevé, saturant les centres de formation. Face aux recrutements supplémentaires imposés par la LPM dans le contexte de sous-réalisation des effectifs des années passées, le général d’armée Pierre Schill, Chef d’état-major de l’ADT (Cémat), envisage de réduire de 2 mois la durée de la formation initiale afin de permettre à l’École nationale des sous-officiers d’active (ENSOA), creuset de la formation des sous-officiers, d’accroître sa capacité d’accueil des stagiaires mais aussi de permettre aux jeunes sous-officiers de rejoindre plus rapidement leurs unités opérationnelles.
L’ADT dresse aussi le constat d’une chaîne de recrutement devenue inadaptée aux besoins actuels (volume et géographie) et envisage de compléter l’offre des Centre d’information et de recrutement des forces armées (Cirfa) par une implication accrue des unités. L’intérêt apparaît clair de voir les régiments s’investir pour recruter le personnel adapté à leurs besoins mais aussi pour les jeunes recrues qui, souvent, connaissent l’unité de proximité et souhaitent rester dans leur région. De plus, cette expérimentation pourrait se doubler d’une réforme de la formation visant à recentrer les organismes de formation sur les formations initiales et de cursus. La réappropriation de la formation continue par les unités aurait l’avantage de faciliter le partage et la transmission des savoir-faire entre les générations, tout en évitant de rompre le lien entre le régiment et ses soldats, limitant l’absentéisme et favorisant la fidélisation. Souhaitant mettre en cohérence son système RH avec les enjeux d’aujourd’hui et de demain, la Marine a adopté la démarche Kairhos (35) qui vise à former au bon moment, au rythme du changement et au bon endroit.
En 2023, le Directeur des ressources humaines du ministère des Armées (DRH-MD) précisait que « la fidélisation du personnel représente également un enjeu fondamental. L’égalité des chances constitue un principe très fort et nos armées tiennent la promesse républicaine de permettre à ceux qui le souhaitent de progresser. Tout le monde peut faire carrière au sein du ministère, l’escalier social existe et fonctionne dans les armées » (36). Le maintien dans les armées des compétences et des effectifs repose sur la capacité du ministère à rester attractif en menant une politique active de fidélisation mesurée par le renouvellement des contrats des militaires du rang, sous-officiers et officiers, mais également par l’accession des sous-officiers et officiers au statut de carrière sur examen ou concours. Par ailleurs, face au constat d’un nombre croissant « d’officiers de carrière issus des grandes écoles militaires [qui] quittent les forces armées, représentant un taux de départ de plus de 15 % dix ans après la sortie de l’école » (37), la fidélisation et la promotion des éléments les plus méritants par le maintien d’un « escalier professionnel » dynamique se révèlent essentielles à un fonctionnement optimal des armées.
Enfin, la modernisation des équipements et la rapidité des avancées techno-logiques (cyber, IA, Espace, etc.) rendent vitales le recrutement à tous les niveaux de personnel militaire disposant de compétences pointues dans un environnement très concurrentiel. Aussi, ont d’ores et déjà été mis en place plusieurs dispositifs à cet effet, comme les allocations forfaitaires spécifiques de formation versées à de jeunes étudiants s’engageant à rejoindre les armées à l’issue de leurs études, mais aussi les partenariats noués avec des organismes de formation (lycées militaires mais également écoles et lycées civils (38)). Cependant, le recrutement ne suffit pas. Le besoin de mise à jour des formations dans ces filières technologiques en évolution perpétuelle est majeur et implique le recours à des organismes extérieurs pour permettre aux centres de formation des armées de se concentrer sur les formations opérationnelles. Un recours accru à la réserve opérationnelle, notamment la « réserve de compétences » peut également répondre à ce besoin.
La place cruciale des réserves dans ce nouveau modèle RH
La dernière LPM traduit une volonté de rénovation profonde du modèle de réserve avec l’ambition d’en doubler les effectifs d’ici 2030 pour renforcer le modèle RH et atteindre en 2035 la cible d’un réserviste pour 2 militaires d’active. Creuset du développement des forces morales de la Nation, les différentes réserves des armées (opérationnelle et citoyenne) comme les réserves des forces de police et de gendarmerie, ainsi que la réserve sanitaire, constituent un maillon essentiel du dispositif de résilience face aux crises. Afin de faciliter le doublement de ses effectifs, les dispositions normatives du titre II de la LPM 2024-2030 ont permis de porter à 72 ans la limite d’âge et d’assouplir les règles de détermination de l’aptitude à servir dans la réserve opérationnelle. Il est également prévu de faciliter la convocation des réservistes pour les entreprises de plus de 50 salariés portant de 5 à 10 jours le nombre minimal de jours de convocation pouvant être réalisés pendant le temps de travail sans l’accord préalable de l’employeur et de modifier des conditions de convocation des anciens militaires soumis à l’obligation de disponibilité dans les cinq années suivant leur retour à la vie civile (39).
Pour l’ADT, une réserve portée à hauteur de 50 000 hommes doit permettre de créer un nouveau maillage territorial organisé autour de bataillons de réserve, en métropole comme en outre-mer, adossés dans un premier temps aux unités d’active pour renforcer l’épaisseur organique de l’ADT dans l’ensemble des zones de défense et améliorer sa réactivité opérationnelle. Il est par ailleurs envisagé la constitution de « réservoirs de compétences », notamment dans les domaines du renseignement, du cyber, de la logistique et de la maintenance. L’AAE envisage également la création d’unités opérationnelles de réservistes couvrant un large spectre d’emplois et pouvant être sollicitées, en fonction des missions, de façon isolée ou dans le cadre de la future base aérienne de réserve employée sur le territoire national ou à l’étranger. La montée en puissance de la réserve doit permettre au commandement territorial de l’AAE, créé en septembre 2023, de disposer de ressources humaines au service de ses missions (défense-sécurité, protection élargie aux risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, sécurité incendie et neutralisation, enlèvement et destruction des explosifs sur le territoire national, notamment en cas de crise) (40). Enfin, la Marine a débuté, depuis le 1er juillet 2023, la transformation de son modèle par la réserve de compétences en créant les premières unités de réservistes opérationnels spécialisées par milieux d’emploi, intégrées dans les différentes forces maritimes et grandes unités (force d’action navale, forces sous-marines, aéronautique navale, service de soutien de la flotte, etc.), mais également par domaine (deux unités ont été créées dans les domaines du numérique et de la formation). Dans son volet territorial, la montée en puissance des réserves de la Marine servira à la création de flottilles côtières contribuant à la posture permanente de sauvegarde maritime du territoire et constituant en cas de crise un réservoir de forces mobilisable en soutien des unités d’active.
La réussite de ce nouveau modèle passera par des réformes d’ampleur
Concernant les armées mais aussi la Nation tout entière, il apparaît nécessaire de mobiliser le plus grand nombre afin de retrouver des marges de manœuvre au profit tant de l’armée d’active que de la réserve opérationnelle.
Une mobilisation nationale repensée et des statuts militaires particuliers rénovés
D’un service national universel à une conscription choisie
Visant à former des citoyens responsables, engagés et pleinement impliqués dans la vie de la Nation, le Service national universel (SNU) porté par le président de la République a pour objectif de transmettre aux jeunes un socle républicain constitué d’un ensemble de valeurs et de connaissances fondamentales liées à la citoyenneté, à la démocratie, à l’histoire et à la culture de la France. Il s’agit de renforcer la cohésion nationale et le sentiment d’appartenance à une communauté en rassemblant des jeunes de différents horizons géographiques et sociaux, et de développer une culture de l’engagement en les sensibilisant à l’importance de contribuer positivement à la société par des actions bénévoles, solidaires et civiques. Enfin, grâce à cette expérience collective mais aussi aux rencontres et opportunités qu’elle génère, le SNU contribue à accompagner l’insertion sociale et professionnelle.
Ce dispositif peine à se mettre en place dans le format souhaité initialement par le président Macron. Face à la menace, ne faudrait-il pas, d’ores et déjà, aller plus loin ? Sans revenir à la conscription telle qu’elle existait avant sa suspension à la fin des années 1990, pour laquelle les armées ne disposent plus ni des infrastructures, ni des équipements, ni du personnel d’active suffisant à encadrer chaque année une classe d’âge complète (soit près de 800 000 jeunes), il serait intéressant de s’inspirer de la politique de conscription choisie menée par les pays nordiques pour répondre notamment aux besoins de recrutement des armées. En Norvège, afin de combiner les avantages de la conscription obligatoire tout en respectant les aspirations individuelles, le système est universel mais il permet aux conscrits de choisir entre service militaire et service civil (aide aux personnes âgées, protection de l’environnement, etc.). Cet engagement est valorisé par ailleurs dans le monde du travail et constitue pour chacun un atout important. Les défis sécuritaires dans la région de la Baltique et le manque de moyens humains des forces armées ont conduit la Suède à réintroduire la conscription dès 2017. Les femmes et les hommes sont tous concernés, toutefois seule une minorité d’entre eux sera réellement amenée à servir sous les drapeaux (41).
Une telle approche pourrait permettre d’offrir aux jeunes conscrits le choix de s’orienter vers des missions valorisantes civiles ou militaires en fonction de leurs préférences et compétences, et d’encourager l’engagement civique (actions bénévoles et solidaires). Puisque le service militaire ne s’adresserait pas à l’intégralité d’une classe d’âge mais seulement aux volontaires, les armées, après sélection des candidats, seraient plus à même de pouvoir proposer des formats adaptés aux besoins des jeunes conscrits et à leurs capacités. Les bénéfices retirés par la Norvège en matière de capacités militaires sont nombreux, le pays disposant aujourd’hui de 2 réservistes pour 1 militaire, bien loin des objectifs déjà ambitieux de la LPM. S’il est tentant d’envisager ce système en France, il ne faut cependant pas négliger la différence de perception de la menace (encore éloignée de nos frontières, les préoccupations semblent davantage économiques ou sociales). Pour autant, selon une étude récente, 62 % des jeunes Français interrogés se montrent favorables au retour d’un service militaire obligatoire (42). Ainsi, comme l’envisage le ministre allemand de la Défense Boris Pistorius (43), c’est une piste de réflexion à explorer (modalités pratiques, coût financier, implications pour les forces armées et la société française), tout comme une ouverture accrue au recrutement, au sein de la réserve opérationnelle, de retraités de plus en plus nombreux. Ils pourraient en effet consolider une réserve sur volontariat densifiée et permettraient en cas de crise d’aller vers la réquisition d’une réserve aux visages multiples, tant en appui des missions de l’avant que pour consolider, grâce à l’expérience et l’expertise de cette réserve plus âgée, les missions de l’arrière.
Un statut général à conserver mais une adaptation nécessaire des statuts particuliers
Texte d’application générale concernant tout le personnel militaire quel que soit son corps d’appartenance, le Statut général des militaires (44) fixe les droits et obligations auxquels le militaire est soumis, mais également les dispositions générales relatives au déroulement des carrières de l’entrée dans la vie militaire à la fin de l’état militaire. Les statuts particuliers fixent, quant à eux, les dispositions spécifiques à chaque corps militaire (corps des officiers des armes de l’ADT ou des contrôleurs des armées par exemple). Les difficultés actuelles ne sont pas nécessairement vécues de la même façon par chaque armée ou service. Dès lors qu’il s’agit d’adapter le modèle RH aux enjeux, besoins des armées et services, attentes et pressions sociales actuelles, une modification du Statut général n’apparaît pas pertinente. Au-delà du fait qu’elle serait très délicate à conduire, elle pourrait par surcroît ne pas répondre aux besoins qui l’ont suscitée. Aussi, une révision des statuts particuliers pour les adapter à la réalité des besoins comme à la réalité des hommes et des femmes recrutés pour y répondre, apparaît davantage souhaitable. Il s’agira néanmoins de veiller à ne pas créer de déséquilibre entre les corps, toujours contreproductif, ni de désynchroniser ces réflexions des enjeux et objectifs fixés par la LPM.
Ainsi, les impératifs de jeunesse ou de condition physique s’appréciant diversement en fonction des corps, des catégories, des métiers, du statut (personnel d’active ou de réserve), une adaptation des règles fixées par les statuts particuliers pourrait être étudiée. C’est déjà le cas pour les normes d’aptitude médicale différenciées selon les corps mais il pourrait être possible d’aller plus loin en les différenciant selon la typo-logie des métiers exercés ou en s’adaptant à la réalité du niveau physique et de l’état de santé des candidats à l’engagement (ne modifiant pas stricto sensu la norme considérée comme minimale, en laissant néanmoins un temps d’adaptation et d’entraînement physique pour l’atteindre). De plus, pour pallier les déficits liés à la réduction des recrutements et aux départs imposés par la Révision générale des politiques publiques (RGPP) de 2010 à 2014, et le besoin croissant d’expertise basée sur une ou plusieurs expériences professionnelles antérieures, pourrait être étudiée l’adaptation de l’âge maximal et du grade de recrutement afin de permettre l’exercice d’une seconde carrière au sein des armées au même titre qu’actuellement, les militaires peuvent effectuer une seconde carrière dans le secteur privé ou la fonction publique. Il conviendrait donc d’aller plus loin que ce qui existe aujourd’hui avec les officiers commissionnés.
Concernant plus particulièrement ces derniers, cadres expérimentés de haut niveau recrutés pour une durée et une mission technique déterminées, il faut rappeler que leur recrutement est contingenté, car obérant d’autant les possibilités d’avancement, dans le même grade, des officiers de carrière ou sous contrat. Ainsi, il pourrait être envisagé de sortir ces officiers commissionnés des contingentements, a minima ponctuellement, afin de pallier rapidement ces classes creuses mais surtout envisager à terme la création d’un corps spécifique avec un statut particulier. En effet, bien que soumis à des règles de gestion très différentes, rien ne permet aujourd’hui de différencier ces officiers commissionnés des officiers de même grade ayant suivi un cursus complet de formation militaire, ce qui n’apparaît pas souhaitable.
Enfin, un axe de réflexion complémentaire est engagé concernant le personnel civil avec la création d’un statut spécifique permettant de repenser son emploi en fonction des exigences fonctionnelles et augmenter ainsi sa disponibilité en cas de nécessité. Dans ce même objectif, est également étudiée la possibilité pour certains civils du ministère de basculer sous statut militaire (notamment par le statut de réserviste) de façon plus systématique qu’aujourd’hui, voire la possibilité pour certains militaires de devenir civils sur des postes dédiés pour continuer à faire bénéficier l’institution de leur expérience et de leur expertise avec moins de sujétions.
La condition militaire au cœur des réflexions
Prérogative du Céma (45), la condition militaire est au cœur des réflexions des groupes de travail interarmées constitués à la suite du groupe d’orientation de la stratégie militaire consacré aux ressources humaines du 23 juin 2023. Visant à poursuivre les efforts déjà entrepris pour rendre la politique de rémunération du personnel militaire plus attractive, une attention est également portée à la politique d’accompagnement professionnel du militaire, constituant un élément clé aux yeux des nouvelles recrues.
Une politique de rémunération attractive et compétitive
La NPRM a permis de simplifier le régime indemnitaire du personnel militaire. Représentant pourtant une dépense supplémentaire de près de 500 M€ par an, elle ne touche pourtant pas toutes les populations de la même manière et son bénéfice n’est pas toujours pérenne dans la mesure où elle ne concerne que la partie indemnitaire de la rémunération. Ainsi, elle n’a pas résolu le tassement des grilles indiciaires de plus en plus visible par l’augmentation régulière des indices les plus bas au même rythme que le Salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic) sans évolution des niveaux supérieurs. Ce phénomène est un frein à la dynamique de progression professionnelle par l’accession sur concours à la catégorie supérieure ou à un niveau de responsabilité supérieur. C’est précisément l’un des objectifs poursuivis par la LPM dont les sous-officiers verront le bénéfice dès 2024. En parallèle, il est également prévu le développement d’indemnités pour attirer les talents dans les métiers en tension, qu’ils soient très technologiques (cyber, numérique) ou plus traditionnels (restauration, logistique, achat), pour lesquels la concurrence du secteur privé est forte. Néanmoins, quelles que soient les mesures prises, la rémunération du personnel militaire ne parviendra jamais à s’aligner sur les possibilités offertes par le secteur privé. De plus, il faudra veiller à ce que la multiplication d’indemnités dictées par les besoins du moment ne vienne pas créer de distorsions supplémentaires.
Force est de constater qu’il s’agit aujourd’hui de compenser par la rémunération les sujétions imposées au personnel militaire par son statut. Afin de replacer la spécificité de l’engagement militaire au cœur des réflexions, il serait intéressant d’envisager la rémunération du militaire non pas « pour ce qu’il fait » mais « pour ce qu’il est ». Ce prisme de lecture permettrait de rééquilibrer la part d’indiciaire dans le régime de rémunération et ainsi apporter simultanément une réponse à une autre difficulté pesant sur l’attractivité et la fidélisation : la non-prise en compte des indemnités dans le calcul des pensions militaires de retraite (les indemnités représentant pourtant une part importante de leur rémunération).
Une politique d’accompagnement efficace
Il convient de « repenser le travail et mieux le reconnaître. […] le replacer au centre des préoccupations et des réflexions » (46). Face à l’accélération de l’histoire dans un monde où les évolutions technologiques et sociales, tant subies que poursuivies, sont porteuses de risques comme d’opportunités, il s’agit de « retrouver les voies de la confiance et du respect au sein des organisations de travail » (47) et pour ce faire de « donner plus de responsabilité, d’autonomie et de reconnaissance aux travailleurs, [au travers notamment de] l’évolution des pratiques managériales » (48). C’est un changement fondamental des mentalités tant des chefs que des équipes, les chefs devant accepter de confier plus d’autonomie à leurs équipes tout en les aidant à tenir le cap et ces mêmes équipes devant accepter cette autonomie et en rendre compte. La dépendance mutuelle sur laquelle est construite la singularité militaire implique la confiance et la responsabilité de chaque acteur de ce modèle pyramidal. Aussi, en parallèle des travaux actuellement conduits pour accroître la subsidiarité et développer à tous les niveaux la culture du risque, il pourrait être intéressant de communiquer davantage sur ce facteur d’attractivité pour une jeunesse en quête de sens et de reconnaissance.
Enfin, pour répondre aux attentes de cette nouvelle génération, il faut penser une gestion plus individualisée des parcours professionnels mais aussi l’accompagnement du militaire et de sa famille par l’accession simplifiée à un logement de qualité et une mobilité rénovée par le dialogue du militaire avec son gestionnaire, en fonction du parcours professionnel comme personnel (âge des enfants, emploi du conjoint). Au cœur des débats de la LPM, le « plan famille II » axé sur « l’accompagnement de la mutation du militaire et de sa famille, l’atténuation des impacts des engagements opérationnels, l’amélioration du quotidien des familles dans les territoires de la République, l’aide à l’emploi, l’aide au logement, l’aide à la scolarisation et la création de services de crèche (49) », a bénéficié d’un budget de 750 M€ (50) dont l’efficacité devra être analysée dans les deux ans qui suivent sa mise en œuvre. Des réflexions complémentaires sont à mener sur le travail à distance de type « flex-office » permettant d’atténuer les conséquences de la mobilité tout en maintenant le lien avec la collectivité militaire, mais également sur la téléactivité, outil supplémentaire donné au commandement pour gérer sa ressource humaine et ainsi veiller à sa fidélisation.
Conclusion
Le 18 mars 2024, le ministre des Armées présentait le plan « Fidélisation 360 » visant à améliorer les conditions de vie et de travail du personnel militaire et civil, et de leurs familles, mais également renforcer l’attractivité des carrières et faire progresser d’un an, d’ici 2027, la durée moyenne de service du personnel militaire. Parmi les mesures annoncées figurent un accompagnement repensé et renforcé des militaires et de leur famille lors de leur mobilité, une amélioration des conditions de travail et de vie, une rémunération plus attractive avec un effort particulier sur les filières en tension, des parcours professionnels flexibles et évolutifs, fondés sur un principe d’ascension redynamisé, une individualisation renforcée et le développement de formations qualifiantes mais aussi, à compter de 2026, la prise en compte d’une part des primes dans le calcul de la retraite des militaires.
Aussi, un engagement national repensé autour d’une conscription choisie développant l’esprit de défense et facilitant le recrutement aussi bien au sein de l’armée d’active qu’au sein d’une réserve au format largement revu apparaît désormais essentiel. Une révision des statuts particuliers doit par ailleurs être lancée sans plus attendre pour les adapter tant aux nouveaux besoins qu’aux attentes d’une jeunesse plus exigeante mais tout autant engagée. Néanmoins, même s’il est important de prendre en compte les évolutions sociologiques et technologiques, doivent rester au cœur du modèle RH des armées : la cohésion (le collectif devant toujours primer sur l’individu), l’engagement, l’escalier professionnel et enfin une singularité militaire qui doit être renforcée et mieux valorisée. Ce modèle RH complet doit être élaboré selon les priorités définies par le Chef d’état-major des armées (et les chefs d’état-major d’armée), responsable de la condition militaire, en orientant les moyens financiers qui lui sont consacrés vers l’enjeu vital que constitue la fidélisation.
(1) Lecornu Sébastien, « Discours du ministre des Armées sur les défis et priorités de la politique de la défense de la France », 8 janvier 2024 (https://www.vie-publique.fr/).
(2) Thiery Sophie et Senard Jean-Dominique, « Note de présentation du rapport des garants des Assises du Travail au ministre du Travail, du Plein-emploi et de l’Insertion », 18 avril 2023, p. 1 (https://travail-emploi.gouv.fr/).
(3) Ibidem.
(4) Ibid.
(5) Gestion des crises et continuité des services essentiels.
(6) Chaque citoyen ayant les mêmes droits et devoirs, la conscription est obligatoire en Norvège pour les femmes comme pour les hommes. En Finlande, elle est obligatoire pour les hommes et sur volontariat pour les femmes.
(7) Forte de 5,5 millions d’habitants, la Finlande dispose d’une armée de terre au format réduit (27 300 personnes) dédiée à la sécurisation de sa frontière avec la Russie mais près de 900 000 réservistes aux compétences maintenues par des exercices réguliers lui permettent, en temps de guerre, de mobiliser une armée de réserve de 280 000 soldats. Plus éloignée de la Russie et disposant de forces armées au format également réduit (24 500 personnes d’active), la Norvège compte un peu plus de 45 000 réservistes pour une population équivalente.
(8) Baromètre externe des armées - vague 2023, étude réalisée par l’institut Harris Interactive pour la Délégation à l’information et à la communication de la défense (Dicod), novembre 2023.
(9) Ibid.
(10) Trotoux Camille, « La singularité militaire : audition du Céma Lecointre à la Commission de la défense nationale et des forces armées », Brève stratégique, n° 25, 23 juillet 2021, Irsem (https://www.irsem.fr/).
(11) Sportouch Benjamin (dir.), « Le grand jury – Interview du GA François Lecointre, Céma », LCI/Le Figaro/RTL, 13 juin 2021 (https://www.dailymotion.com/video/x81xik6).
(12) Chéron Bénédicte et Retsin Émilie, « S’engager dans l’armée de terre, nouveaux regards sur la spécificité militaire », Les Champs de Mars, n° 33, 2019/2, p. 71-90 (https://www.cairn.info/). Confirmée par l’étude plus récente d’Anne Muxel, « Les jeunes et la guerre – Représentations et dispositions à l’engagement », Étude n° 116, avril 2024, Irsem, p. 73 (https://www.irsem.fr/).
(13) Ministère des Armées, « Le dossier de la Loi de programmation militaire 2019-2025 » (https://www.defense.gouv.fr/).
(14) Loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018, rapport annexé, 1.2.4 (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(15) Ibid.
(16) Loi n° 2023-703 du 1er août 2023, article 7 et rapport annexé, 2.2.1 (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(17) Rapport annexé, 2.2.1, op. cit.
(18) « Nouvelle politique de rémunération militaire » déployée de 2021 à 2023 avec « une clause de revoyure » en 2026.
(19) Celle des militaires du rang dès 2023, des sous-officiers en 2024 et des officiers en 2025.
(20) Rapport annexé, 2.2.1, op. cit.
(21) Fin du renouvellement de période probatoire et durcissement de la politique d’accord aux demandes de résiliation.
(22) 17 ans pour le personnel sous-officier, 27 ans pour le personnel officier.
(23) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Transformer les ressources humaines des armées : définir un modèle en cohérence avec nos ambitions stratégiques (Rapport d’information n° 443), Sénat, 22 mars 2023, synthèse p. 11 (https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-443-notice.html).
(24) Cf. en particulier Clausewitz (von) Carl, De la guerre (traduction par Denise Naville), Éditions de Minuit, 1955.
(25) Informations importantes pour les habitants de Suède en cas de crise ou de guerre, publication n° MSB1215 – mise à jour 2022, ISBN : 978-91-7927-338-5 (https://rib.msb.se/filer/pdf/30308.pdf).
(26) Muxel A., op. cit., p. 73.
(27) Dumézil Georges, L’Idéologie tripartite des Indo-européens, Latomus, 1958.
(28) Article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée le 26 août 1789 : « tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(29) Code de la défense, article L4123-12 (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(30) Bardies Laure, « Du concept de la spécificité militaire », L’année sociologique, 2011/2, vol. 61, p. 279 (https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2011-2-page-273.htm).
(31) Code de la défense, articles L4111-1 à L4153-3 (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(32) Des armées fortement pyramidées permettant de déléguer, chaque échelon pyramidal disposant de la totalité des attributions du commandement et de l’autorité.
(33) Guisnel Jean, « De haut en bas, les armées peinent à recruter », Le Point, 19 septembre 2023.
(34) Forte de sa proportion de militaires du rang, l’ADT affiche une moyenne d’âge moins élevée que les deux autres armées employant plus de personnel d’encadrement dans des domaines techniques.
(35) Vandier Pierre (amiral, CEMM), « KAIRHOS - Former et affecter le marin au bon endroit, au bon moment », Marine nationale, 24 avril 2023 (https://www.youtube.com/watch?v=uYQ8FUMMzYU).
(36) DRH-MD, Rapport social unique 2022, ministère des Armées, préface de Thibault de Vanssay, p. 4 (https://www.defense.gouv.fr/).
(37) Rapport d’information n° 443, op. cit., p. 11.
(38) BTS cyber du lycée militaire de Saint-Cyr-l’École ou BTS maintenance des systèmes de production associant le lycée Tocqueville de Cherbourg et l’École des applications militaires de l’énergie atomique (EAMEA).
(39) Constituant la réserve opérationnelle de niveau 2 pour laquelle la durée d’activité est portée à 5 jours par an pour permettre l’évaluation et le maintien de leurs compétences, cf. loi n° 2023-703 du 1er août 2023, article 29, II, 20° modifiant l’article 4231-2 du Code de la défense.
(40) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Projet de loi de finances pour 2024 – Défense : Soutien de la politique de la défense [programme 212], Avis n° 130, tome VII, 23 novembre 2023, Sénat, Synthèse, p. 10 (https://www.senat.fr/rap/a23-130-7/a23-130-7.html).
(41) Hugues Pascale, « L’Allemagne tentée de rétablir le service militaire obligatoire », Le Point, 22 mars 2024 : En Suède « à la rentrée 2024, près de 100 000 jeunes seront appelés, dont 10 % de manière volontaire ».
(42) Muxel Anne, op. cit., p. 74.
(43) Wieder Thomas, « Allemagne : une réforme de l’armée pour “se préparer à la guerre” », Le Monde, 5 avril 2024.
(44) Loi n° 2005-270 du 24 mars 2005 portant Statut général des militaires inscrite dans les articles L4111-1 à L4153-3 du Code la défense (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(45) Article R*3121-2 du Code de la défense, 2°, dernier alinéa (https://www.legifrance.gouv.fr/).
(46) Thiery S. et Senard J.-D., op. cit., note de présentation p. 1.
(47) Ibid.
(48) Ibid., p. 2.
(49) Rapport annexé, 2.2.1, op. cit.
(50) Ibid.