« En 2030, l’UE est forcée, dans l’esprit de la Realpolitik, de mener des opérations dans le Sahel ! » Bien que cela ne soit pas la conclusion de cet article, cette éventualité n’est peut-être pas exclue. Une intervention militaire de l’UE pourrait être nécessaire pour faire face au djihadisme extrémiste persistant, au terrorisme croissant, ainsi qu’aux flux migratoires incontrôlés. L’article conclut que l’UE ne peut pas ignorer le Sahel. De plus, il offre une réponse au succès ou à l’échec de la stratégie militaire française au Sahel, s’interroge sur le rôle de l’UE dans ce contexte et sur les principaux facteurs de retrait. Après une analyse des intérêts, il se penche sur la future stratégie sahélienne.
Le désengagement des forces armées françaises au Sahel : un échec français ou européen ?
Après une période de presque dix ans d’engagement dans la lutte contre les groupes djihadistes dans la région du Sahel, les dernières troupes françaises ont quitté le Mali le 15 août 2022 (1). Ce retrait se faisait à la suite d’une demande de la junte malienne de retirer les militaires (2). Le pays avait été touché par deux coups d’État militaires au cours des deux années précédentes et entretemps, la Société militaire privée (SMP) russe Wagner avait accru son influence dans le pays. Depuis le 5 avril 2023, l’UE a également suspendu l’European Union Training Mission in Mali (EUTM Mali) en mettant fin à dix ans de formation militaire et à la coopération euro-malienne (3). Même la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), qui était active depuis 2013, s’est arrêtée en décembre 2023 après que la junte militaire a indiqué que les Casques bleus n’étaient plus les bienvenus. Un départ similaire a été réservé aux forces spéciales françaises de l’opération Sabre au Burkina Faso en 2022 (4) et au Forces françaises au Niger le 6 juin 2023 (5). Après le coup d’État au Gabon, le 30 août 2023 (6), le ministre des Armées, Sébastien Lecornu a décidé de suspendre temporairement les activités militaires dans le pays ; mais dès le 11 septembre 2023, les activités ont repris. Début 2024, mêmes les Américains sont expulsés du Niger.
Ce rappel des événements montre que les coups d’État militaires s’accumulent en Afrique au détriment de la France. Cependant, à y regarder de plus près, il ne s’agit pas seulement d’une perte d’influence et d’une remise en cause de la place de la France au Sahel, mais aussi d’une perte d’influence européenne. Alors que la France semble avoir mis « sur pause » sa stratégie africaine, les partenaires européens s’interrogent sur la façon dont ils vont devoir procéder, maintenant que la présence et le savoir-faire français ne peuvent plus servir de tremplin pour atteindre leurs objectifs nationaux dans la région du Sahel.
Il était de notoriété publique que la présence française en Afrique, et spécifiquement dans la région du Sahel, était sous pression. Déjà en 2006, l’ancien ministre français de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, Nicolas Sarkozy, avait pris les devants en annonçant les changements nécessaires (7). Dans son discours (8), un an plus tard et en tant que président de la République, il attribuait un rôle important à l’Union européenne ainsi qu’à l’Union africaine, qui ont engagé un « Partenariat pour la Paix » dans le cadre de la Stratégie commune Afrique-UE (JAES) (9). Les éléments clés de ce partenariat sont le dialogue politique, le soutien opérationnel, le renforcement des capacités, la prévention des conflits et la médiation, ainsi que la reconstruction et le développement post-conflit. Depuis 2006, la France a également tenté d’européaniser son programme Recamp (Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix), consciente que ses activités militaires en Afrique contribuaient à renforcer les sentiments négatifs de la « Françafrique » (10). Pour contrer ces sentiments, la France a introduit Eurorecamp en 2007, dans le but d’impliquer les partenaires européens pour donner un visage européen au renforcement des capacités ce qui, dans cette année-là, a abouti à l’initiative Amani Africa (11), un cycle afro-européen quadriennal de formation conjointe et d’entraînement militaire, qui s’est achevé en 2015.
Cette approche française, a-t-elle échoué, et si oui, pourquoi ? Pourquoi la France n’a-t-elle pas réussi à rallier les partenaires européens à ses idées ? Pourquoi l’UE ne s’est-elle pas alignée sur les préoccupations françaises ? Cette étude aborde successivement ces questions, en commençant par la question des stratégies françaises et de l’UE pour le Sahel au cours des vingt dernières années. Les intérêts et enjeux de la France et de l’Union européenne dans le Sahel et les facteurs qui ont conduit au retrait de leurs troupes dans la région sont ensuite examinés. Enfin, l’étude se termine par la réponse à la question de savoir si le retrait de la présence militaire française dans la région du Sahel est uniquement un échec français ou également un échec de l’UE.
La stratégie militaire française au Sahel depuis 1960
La stratégie militaire française en Afrique, et plus particulièrement dans le Sahel, peut être divisée en trois périodes. Juste après la vague d’indépendance dans les années 1960, la stratégie était axée sur l’assistance militaire et les accords de défense entre la France et ses anciennes colonies (12). La seconde période est marquée par un ajustement de la politique étrangère française et un repositionnement ainsi qu’une réduction de la présence militaire dans les anciennes colonies après la guerre froide (13). La lutte contre le terrorisme et les opérations militaires d’envergure qui l’accompagnent caractérisent la stratégie française depuis les années 2000 jusqu’au début 2022, lorsque la vague de coups d’État militaires dans le Sahel a commencé. Licorne (14) (2010), Serval (2013), Barkhane (2014) et la Task Force européenne Takuba (2020) sont les opérations les plus remarquables à cet égard.
Les deux périodes sont responsables de la connotation négative de la stratégie politique française en Afrique. La stratégie militaire n’en était qu’une conséquence. Le terme « Françafrique » est pour les Africains des pays francophones l’incarnation de cette connotation négative. Au départ, il a été utilisé par les intellectuels français et le journaliste Jean Piot (en 1945) (15) pour défendre l’idée selon laquelle la France, après la Seconde Guerre mondiale, devrait adapter son « empire colonial ». L’adaptation concernait une relation plus respectueuse et égalitaire entre la France et les pays en développement, y compris les anciennes colonies. Ainsi, la France montrait sa volonté de tourner la page de son héritage colonial (16). Cependant, des années 1960 aux années 1990, le terme a acquis une connotation négative en raison des nombreux scandales révélés, qui indiquaient que la stratégie politique française reposait sur un système néocolonial vague comprenant l’influence politique, économique, culturelle et militaire visant à maintenir et protéger l’influence et les intérêts français, souvent au détriment des principes démocratiques. C’est le Français François-Xavier Verschave qui, dans son ouvrage de 1998, a mis au pilori les pratiques françaises (17). Bien que le procès, intenté contre lui et l’éditeur par trois dirigeants d’États africains, ait conclu que toutes les déclarations de l’essai ne pouvaient être prouvées, le terme « Françafrique » a depuis lors surtout une charge négative.
La période Chirac (1995-2007)
Malgré des tentatives de modernisation, la politique africaine de Jacques Chirac a été critiquée pour avoir perpétué des aspects de la Françafrique, notamment dans le soutien à des dirigeants autoritaires et par l’opacité des relations économiques et militaires. La France, sous Chirac, a continué d’intervenir militairement en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire en 2002 pour protéger les ressortissants français et tenter de stabiliser le pays dans le cadre de l’opération Licorne. C’est Chirac qui a commencé à impliquer l’Europe en Afrique (18).
La période Sarkozy (2007-2012)
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la politique française en Afrique a connu plusieurs tentatives de réforme et de réorientation. Peu après son élection, Nicolas Sarkozy a prononcé un discours (19) à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, en juillet 2007, qui a été largement critiqué pour ses tonalités paternalistes et sa vision controversée de l’histoire africaine. Ce discours a suscité une vive réaction en Afrique et a marqué un tournant dans la perception de la politique africaine de Nicolas Sarkozy. Également en 2007, M. Sarkozy a invité le colonel Kadhafi à Paris pour une visite officielle. Cette visite, qui a duré cinq jours, a été très controversée en France et à l’international, mais elle symbolisait la volonté du Président Sarkozy de se rapprocher de la Libye. Il est d’autant plus surprenant qu’en 2011, la France a joué un rôle de premier plan dans l’intervention militaire internationale en Libye, sous mandat de l’ONU, pour protéger les civils contre le régime. Cette intervention a conduit à la chute de Kadhafi.
Les combattants Touaregs revenant de Libye après avoir servi sous Kadhafi ont joué un rôle clé dans les événements qui ont conduit à la crise de 2012 au Mali (20), facilitant la montée du djihadisme dans la région par le biais de leur expertise militaire, de leur armement et de leurs alliances initiales avec des groupes extrémistes (21). Bien que beaucoup de Maliens en 2013 aient été reconnaissants à la France pour son intervention par l’opération Serval, une bonne partie d’entre eux pensait néanmoins que l’opération en Libye avait provoqué la nécessité de l’intervention en janvier 2013 au Mali (22). Pour certains chercheurs, le lead de la France en Libye était également la source du désengagement militaire de la France au Sahel, depuis 2022 (23).
On peut observer que la politique africaine de Nicolas Sarkozy a oscillé entre la volonté de moderniser la relation franco-africaine et la continuité de certaines pratiques traditionnelles, le tout dans un contexte européen en mutation, avec des défis sécuritaires croissants et des enjeux économiques importants. Le rôle que la France a joué dans le basculement du pouvoir en Libye, pourrait être vu comme un auxiliaire des émotions négatives dans les pays sahéliens.
La période Hollande (2012-2017)
La politique africaine de François Hollande a été marquée par plusieurs axes stratégiques et interventions majeures, reflétant à la fois une continuité avec les politiques de ses prédécesseurs ainsi que des adaptations aux nouveaux défis sécuritaires et politiques du continent. Il a cherché à moderniser et diversifier les relations franco-africaines au-delà du prisme traditionnel de la Françafrique sur des bases plus égalitaires et en mettant l’accent sur le partenariat économique, le développement durable et la lutte contre le changement climatique (24). L’un des éléments les plus marquants de sa politique africaine a été Serval : elle sera remplacée par une opération élargie, Barkhane (2014). Notons aussi l’opération Sangaris en République centrafricaine (2013-2016). Cette stratégie militaire a été efficace à court terme, en répondant à des crises immédiates et en évitant des déstabilisations régionales majeures. Toutefois, les succès initiaux n’ont pas toujours mené à des solutions durables aux problèmes de sécurité ou aux défis politiques sous-jacents.
La période Macron (depuis 2017)
Pendant la présidence d’Emmanuel Macron, la politique française en Afrique a connu plusieurs évolutions importantes, marquées par des tentatives de renouvellement des relations franco-africaines et par une approche qui se veut plus partenariale que paternaliste. Comme ses prédécesseurs, il a exprimé le désir de rompre avec les pratiques de la « Françafrique » (25). Avec ce discours à Ouagadougou, il a cherché à engager un dialogue direct avec la jeunesse et la société civile des pays sahéliens, en mettant notamment en avant les enjeux de développement, d’éducation et de gouvernance. Sur le plan militaire, il a placé les forces régionales du G5 Sahel (Mauritanie, Burkina Faso, Mali, Niger et Tchad) et la communauté internationale au milieu de la lutte contre le terrorisme. Le Président Macron a appelé à une nouvelle ère de coopération, insistant sur le rôle des jeunes, le développement économique, l’entrepreneuriat et la responsabilité partagée dans la sécurité régionale.
Bien que ses intentions semblent être sincères, investissant dans l’aide des pays sahéliens pendant la pandémie de Covid-19 et essayant d’améliorer le système monétaire dans certains pays africains, sa stratégie et ses bonnes intentions n’ont pas pu prévenir les coups d’État au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Gabon, ainsi que le désengagement des forces armées françaises dans trois des quatre pays.
« Les grandes annonces publiques […] de Nicolas Sarkozy en passant par François Hollande jusqu’à Emmanuel Macron, ne diffèrent pas vraiment des discours déjà prononcés par François Mitterrand ou Jacques Chirac en leur temps […] (26). »
Le 6 juin 2023, Sébastien Lecornu, ministre des Armées, s’exprime devant le Sénat sur la présence militaire de la France en Afrique (27) en constatant que « ces interventions des armées françaises ont certes pu avoir des limites politiques, mais, sur le terrain tactique et militaire, elles ont été marquées du sceau du succès ». Il répète presque toutes les bonnes intentions que son Président a évoquées dans ses discours précédents. Néanmoins, il ajoute qu’un vrai partenaire est visible et ne se cache pas derrière des murs. En plus, il appelle à la normalisation des relations militaires franco-africaines en Afrique. Depuis le coup d’État au Gabon à la fin de l’année 2023, la France fait profil bas et vise à consolider sa présence. L’Élysée déclare ne pas avoir de stratégie pour l’Afrique.
La stratégie sahélienne de l’UE
La coopération entre l’UE et l’Afrique connaît déjà une longue histoire. La Communauté économique européenne (CEE), avec les Conventions de Yaoundé, instituait un régime d’association de ses pays membres et de leurs anciennes colonies (28). Avec la Convention de Lomé en 1975, la CEE signait un accord de coopération commerciale avec 46 pays africains. Bien que les Conventions de Yaoundé concernent notamment de l’aide financière et commerciale, la Convention de Lomé est déjà basée sur l’égalité des partenaires, la nature contractuelle des relations et une combinaison d’aide, de commerce et de politique dans une vision à long terme (29). Elle a été renouvelée et révisée à plusieurs reprises, aboutissant à Lomé II (1979), Lomé III (1984) et Lomé IV (1989 et révisé en 1995), avant d’être finalement remplacée par l’Accord de Cotonou en 2000. Pour mieux répondre à l’évolution des contextes internationaux et des besoins des pays ACP, celui-ci a été révisé également à plusieurs reprises. Le partenariat entre l’UA et l’UE a été établi en 2000 lors du premier Sommet Afrique-UE au Caire et continue d’être guidé par la « Stratégie conjointe Afrique-UE », qui a été adoptée lors du deuxième Sommet à Lisbonne en 2007 (30). D’autres sommets ont eu lieu en 2010 (Tripoli), 2014 (Bruxelles) et en 2017 (Abidjan).
En mai 2018, l’UA et l’UE signaient un mémorandum d’entente conçu pour lutter contre l’instabilité, la radicalisation, l’extrémisme violent et le terrorisme. Il vise à « s’attaquer aux causes profondes des conflits et à aborder l’ensemble du cycle de conflit à travers une approche intégrée (31) ». Ce mémorandum prévoit des échanges d’informations réguliers, une coopération et coordination étroite, le développement et la mise en œuvre d’activités conjointes, ainsi qu’une meilleure coordination entre l’UA, l’UE, l’ONU et ses agences, auxquelles s’ajoutent d’autres organisations internationales pertinentes. Militairement, l’engagement des deux parties vise à favoriser la coopération par le soutien à une formation adéquate, au renforcement des capacités et à l’équipement, afin d’intensifier et d’élargir les opérations de paix autonomes des forces de défense et de sécurité africaines, y compris par les missions de l’UE et les mesures d’assistance, ainsi que le soutien au renforcement des capacités des forces de l’ordre. L’UE s’engage à continuer le soutien aux opérations de soutien à la paix dirigées par les Africains. L’Architecture africaine de paix et de sécurité (APSA) de l’UA, créée en 2004, reste le mécanisme basé sur des règles qui fournit la supervision politique nécessaire, la légitimité et la base légale pour les interventions en matière de paix et de sécurité. L’UE est le principal soutien de l’APSA (32).
Lors du dernier sommet UA-UE, tenu à Bruxelles les 17 et 18 février 2022, une vision commune pour 2030 a été adoptée. Cette initiative renforce la coopération en matière de sécurité et de défense parmi les pays du G5 Sahel, en fournissant des formations et en favorisant la coopération sécuritaire transfrontalière. L’objectif est de développer des capacités des pays sahéliens à lutter contre le terrorisme et à promouvoir la stabilité et la sécurité dans la région. Dans le communiqué de presse, l’UA et l’UE se plient sur le Mémorandum d’entente, signé en 2018 (33).
Après une analyse approfondie, on peut constater que, depuis 2010, la stratégie de défense et de la sécurité de l’UE pour le Sahel est bien la pierre angulaire de sa stratégie africaine. L’Union a adopté sa première stratégie pour le Sahel en 2011 (34), élaborée conformément à l’approche intégrée de l’UE, dans laquelle la sécurité, le développement et la gouvernance ont une place fondamentale. Par la suite, cette stratégie était « opérationnalisée » par le plan d’action régional 2015-2020 (35). Dans cette stratégie, l’UE a fortement misé sur la coopération militaire, ce qui s’est notamment traduit par l’exercice Amani Africa, au cours duquel elle a soutenu l’UA et ses régions, pendant deux cycles de quatre ans chacun (2007-2015), dans le renforcement des capacités des brigades régionales, ainsi que dans la prise de décision en cas de crise au niveau de l’UA. Après la succession du Comité d’État-major opérationnel conjoint (CEMOC) basé à Tamanrasset, en 2014 par le G5 Sahel, l’UE a fortement investi dans le soutien aux pays du G5 Sahel (et Algérie), en collaboration avec la France et l’ONU. Afin de garantir une bonne coordination avec les missions EUTM et EUCAP au Mali et au Niger, les mandats de ces missions ont également été ajustés.
En avril 2021, le Conseil européen a adopté une nouvelle stratégie entre l’UE et des pays africains : Une vision commune pour 2030, incluant les pays sahéliens, avec une « vocation ambitieuse, inclusive et flexible » (36). La stratégie vise à « renforcer l’engagement mutuel et la responsabilité avec un accent sur la gouvernance et les droits humains, basée sur le respect de la souveraineté, la responsabilité et le respect mutuels, les valeurs partagées, l’égalité entre les partenaires et des engagements réciproques ». La déclaration finale met également l’accent sur la coopération en matière de sécurité grâce au soutien de la Cellule régionale consultative et de coordination (RACC) de l’UE, qui a pour but de renforcer la coopération en matière de sécurité et de défense entre les pays du G5 Sahel, et de développer leurs capacités dans la lutte contre le terrorisme en promouvant la stabilité et la sécurité dans la région.
Après la succession de coups d’État au Sahel et en Afrique de l’Ouest, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a clairement indiqué, le 13 septembre 2023, que l’UE n’avait pas l’intention de se retirer du terrain, mais qu’elle réfléchissait sur sa présence stratégique dans la région. Actuellement, le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell, travaille à l’élaboration d’une nouvelle approche stratégique qu’il conviendra de faire avancer lors du prochain Sommet UE-UA (37).
Afin de tirer des conclusions sur l’efficacité de la stratégie militaire sahélienne de l’UE, il est impératif d’analyser aussi sa mise en œuvre sur le terrain. Dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), les douze années passées, l’UE a lancé plusieurs missions civile et militaire dans la région sahélienne, qui seront abordées dans les paragraphes suivants en se focalisant sur le Mali, le Niger et le Burkina Faso.
Le Mali
La mission EUTM Mali a commencé en 2013 et avait pour objectif de soutenir le gouvernement malien dans la construction de ses forces armées. Sous les mandats suivants, sa tâche a été étendue pour inclure le conseil et la formation des forces armées du G5 Sahel. Pour cette raison, lors de l’extension du mandat en 2020, le nombre de militaires déployés a été porté à 1 200. En outre, EUTM Mali a reçu pour mission de collaborer et de se coordonner avec l’ONU, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao/ECOWAS) et la mission française Barkhane (38). En 2014, l’UE lance la mission civile EUCAP Sahel Mali, qui vise à soutenir les forces de sécurité intérieures. Ces deux missions contribuent à l’amélioration de la sécurité, à la lutte contre le terrorisme et à la promotion de la stabilité dans la région. Après le second coup d’État militaire en deux ans, Josep Borrell a annoncé que les ministres de l’UE avaient décidé, le 11 avril 2022, de suspendre toutes les activités au Mali (39). Formellement, l’UE a suspendu toutes les activités opérationnelles et non opérationnelles de manière « temporaire et réversible ». Lorsque les conditions du Comité politique et de sécurité (COPS) seront à nouveau remplies, les activités pourront reprendre. EUTM Mali continue cependant ses activités d’assistance militaire au G5 et à ses forces armées.
Le Niger
Comme au Mali, l’EUCAP Sahel Niger est une mission civile de l’UE, commencée en 2012, qui a pour objectif d’augmenter la capacité de sécurité nigérienne en visant à lutter contre le terrorisme et la criminalité organisée. La mission EUMPM Niger, lancée en décembre 2022, avait pour objectif de contribuer au renforcement de la capacité militaire des forces armées nigériennes et de soutenir le Niger dans sa lutte contre les groupes terroristes. « Cette mission comprend l’aide à l’établissement d’un centre de formation technique pour les forces armées du Niger, le soutien au développement de capacités spécialisées, et l’aide à l’établissement et au développement d’un bataillon de soutien de communication et de commandement (40). »
Josep Borrell, au lendemain du coup d’État militaire au Niger et six mois après son lancement formel, le 27 juillet 2023, annonce la suspension de la coopération militaire et sécuritaire avec le Niger (41). Les putschistes nigériens répliquent en annonçant la fin des deux missions. Depuis la première stratégie formelle de l’UE pour le Sahel en 2011, il semble que le moment soit venu de faire le bilan. Les missions civiles et militaires de l’UE au Mali et au Niger (EUTM, EUCAP et EUMPM) ont toutes été suspendues et toutes les activités opérationnelles ont pris fin. En raison du second coup d’État, et sans doute en raison de l’incompatibilité avec les activités conjointes avec le groupe russe Wagner, le Mali se retire du G5 Sahel en mai 2022. Le 3 décembre 2023, le Burkina Faso et le Niger suivent cet exemple. Le G5 Sahel, avec tout le soutien de l’UE et de la France, se limite donc à la Mauritanie et au Tchad. Cela signifie pour l’UE la fin de son influence dans de grandes parties de la région du Sahel. Le 7 janvier 2024, le Mali, le Burkina Faso et le Niger quittent aussi la Cédéao, rompant ainsi effectivement la libre circulation des biens et des personnes avec les autres États-membres de la Cédéao. Depuis, les trois pays mettent en place une force conjointe de lutte contre le djihadisme, dans le cadre de l’Alliance des États du Sahel (AES) (42) et pour atteindre des objectifs communs en matière de défense et de sécurité.
Le Burkina Faso
En ce qui concerne le Burkina Faso, la situation est plus délicate. Bien que l’UE, avec l’ambassadeur Daniel Aristi Gaztelumendi (43), semble toujours avoir une présence, il n’y a aucune indication d’une coopération intensive, surtout pas dans le domaine de la défense et de la sécurité. La même situation diplomatique s’applique également au Niger et au Mali.
Quels sont les intérêts de la France et de l’UE en Afrique ?
Il est clair que la stratégie sahélienne de la France et de l’Union européenne se trouve dans une impasse. Elles ne sont toutefois pas les seules, puisque les États-Unis perdent également de plus en plus de soutien dans le Sahel, comme le montrent les développements récents au Niger (44). Cependant, quels sont exactement ces intérêts qui nécessitent une présence militaire française ou de l’UE ? Effectivement, les intérêts peuvent être résumés par la « stabilité dans le Sahel ».
La stabilité doit d’abord empêcher les effets de débordement des problèmes du Sahel vers l’Europe, tels que l’immigration incontrôlée, la propagation du terrorisme et de l’extrémisme violent, la criminalité transfrontalière et les trafics. La stabilité est également nécessaire à une relation économique et commerciale durable, qui sert les deux parties, notamment s’agissant des ressources. Pour atteindre cette stabilité, l’UE a intérêt à soutenir et protéger la démocratie et les valeurs universelles. La stabilité nécessite aussi un leadership africain et une intégration régionale, que l’UE soutient, surtout par les leaders démocratiquement élus, sur la base des valeurs démocratiques européennes. De plus, la stabilité nécessite une population ayant un niveau de vie suffisant et capable de subvenir à ses besoins. Ce dernier point (auto-)impose également une responsabilité éthique à l’UE et à ses États-membres puisqu’actuellement, la croissance économique dans le Sahel est généralement annihilée par la combinaison de l’inflation et de la croissance démographique (45) (Burkina Faso 2,6 %, Mali 3,1 % et Niger 3,7 % annuellement). Les facteurs se renforcent mutuellement, ce qui est également un terreau pour l’extrémisme violent et le terrorisme.
Outre la stabilité, l’UE a également intérêt à limiter et contrer l’influence de concurrents stratégiques, tels que la Chine, la Russie et la Turquie, qui gagnent de plus en plus d’influence (46) et ont également un effet négatif sur les facteurs de stabilité mentionnés. Le fait que le groupe Wagner ait pris pied au Mali, en RCA et au Niger, signifie également que la stabilité à venir, si elle existe, aura une empreinte autocratique et ne sera pas conforme aux valeurs démocratiques que l’UE défend.
Pour la France, tous les intérêts mentionnés précédemment sont aussi valables. Son histoire, qui lui a donné un temps la responsabilité de ces pays et qui par conséquent implique de nombreux ressortissants, lui crée des intérêts supplémentaires en Afrique. En particulier, ces multiples expatriés français font que l’État doit être en mesure de les évacuer le cas échéant. Cela pèse fortement sur un dispositif militaire français en Afrique dont l’une des principales missions est d’assurer ces évacuations (47). En telle situation, les États-membres de l’UE se sont souvent appuyés sur la France, précisément en raison de la position unique qu’elle occupe sur le continent. Au moment où il semble que la France souhaite réduire sa présence en Afrique au strict nécessaire, afin de diminuer la visibilité militaire et de mettre l’accent sur une approche utilisant le soft power, les intérêts de l’UE et de la France se rapprochent plus que jamais.
Les intérêts économiques de la France avec la région du Sahel sont souvent surestimés. Ainsi, le total du commerce annuel du Mali, du Burkina Faso et du Niger combinés, s’élève à 1,242 milliard de dollars, ce qui représente 0,04 % du PIB (48) français. Le commerce des États-membres de l’UE avec ces trois pays représente 0,02 % du PIB (49) de l’UE, dans lequel la France détient une part considérable (50).
Une nouvelle stratégie de l’UE pour le Sahel sera adaptée à la nouvelle réalité politique et aux principes directeurs tels que le soutien aux « solutions africaines aux problèmes africains », une approche plus transactionnelle où l’UE coopère davantage avec ceux qui le souhaitent, une approche bilatérale et différenciée dans un contexte régional et une approche « Équipe Europe » avec plus de flexibilité (51).
Les principaux facteurs du désengagement français au Sahel
Le départ forcé de la présence militaire française dans cette région est plutôt le résultat d’un mélange complexe de facteurs historiques, (géo)politiques, socio-économiques et liés à la sécurité. De plus, les causes varient souvent d’un pays à l’autre et dépendent des tensions et de la politique interne. Néanmoins, un certain nombre de causes génériques peuvent être identifiées pour ces départs forcés.
Héritage historique, sentiment néocolonial et opinion publique
Comme mentionné précédemment, la France n’arrive pas à tourner la page de son passé colonial. Cela n’est pas nécessairement dû au fait qu’elle se comporte encore comme un colonisateur, mais plutôt à cause du narratif utilisé par les élites politiques (juntes) des pays sahéliens pour attribuer la faute du malaise dans le pays à l’ingérence coloniale plutôt qu’à un manque de bonne gouvernance et de leadership. La Françafrique est profondément ancrée dans l’esprit de la population des anciennes colonies françaises, et Internet, ainsi que les nouvelles plateformes médiatiques telles que TikTok, WhatsApp, X et Facebook, contribuent à renforcer les sentiments anti-français (52). Ses intérêts économiques sont exagérés et exploités, et sa présence militaire, ainsi que celle de certaines de ses grandes entreprises, suggère à ceux qui veulent le croire, que la France pille le pays et continue à adopter un comportement colonial. Cela entretient les gouvernements locaux dans un rôle de victimes. Et bien que la France indique officiellement depuis Mitterrand vouloir prendre ses distances avec la Françafrique, son utilisation par les Présidents français semble plutôt confirmer le « phénomène » aux yeux de la population africaine (53). En plus, les régimes autocratiques ou leurs « nouveaux partenaires » (Wagner et la Russie) sont soupçonnés d’utiliser des campagnes médiatiques structurées, du fait que la France n’a pas réussi à contrer ces sentiments et que sa présence visible n’a fait que les confirmer.
Aspiration à la souveraineté nationale et à l’autonomie (géo)politique
Le soutien et l’aide au développement que la France a fournis par le passé aux pays du Sahel avaient pour objectif d’accroître la stabilité, la gouvernance et l’implication civile des pays concernés. Cependant, les leaders relativement jeunes des régimes malien, burkinabé et nigérien semblent avoir perdu confiance et doute de l’efficacité de la lutte contre le terrorisme islamique dans leurs pays. Ils ont lancé leur propre initiative en créant l’AES. Ils justifient la résiliation des accords de défense et de sécurité par un besoin de souveraineté nationale ainsi que d’autonomie et, paradoxalement, ils se font soutenir dans cette démarche par Wagner et la Russie, un partenaire qui, d’une certaine façon, ne juge pas, et est peu regardant sur les droits de l’homme. Ainsi, les arguments servent davantage de prétextes, car la raison non exprimée est probablement qu’ils ne tolèrent aucune ingérence dans leur politique pour réprimer avec fermeté la crise sécuritaire. Cependant, il reste à voir si ces régimes chercheront à poursuivre la démocratisation et l’implication civile. Le fait est qu’il manque une classe moyenne dans les pays du Sahel et que les régimes ont souvent, jusqu’au prochain coup d’État militaire, carte blanche, au détriment de la population.
Les limites de l’engagement militaire
Bien que la France considère les missions Serval, Barkhane et Takuba comme des réussites militaires, il faut admettre qu’elles n’ont pas conduit à l’état final recherché : repousser l’avancée djihadiste et contenir la menace terroriste (54). Selon le colonel (ER) Michel Goya, « Barkhane s’attaque aux symptômes, mais pas aux causes profondes, ni à la capacité de régénération de l’ennemi, car son centre de gravité ne se trouve pas dans ses camps du désert, mais bien à Bamako » (55), la cause des troubles étant avant tout politique et de gouvernance. Le fait que 43 % des morts (56) depuis 2022 au Mali auraient été causés par les forces de sécurité et les « groupes d’autodéfense communautaires », n’a certainement pas contribué à l’atteinte des objectifs. Des opérations afghanes, nous savons que les morts parmi la population causées par les forces de sécurité ont servi de terreau à son soutien aux Taliban et ont nui à l’approche intégrée (3D) et à la théorie « des cœurs et des esprits » (57).
Dans son ouvrage, Michel Goya affirme que « les forces de sécurité dans les pays du Sahel ne sont pas capables de protéger la population et que cela est nécessaire pour […] mettre en place une administration qui établira l’autorité minimale de l’État. On en est très loin dans le Centre-Sahel, particulièrement dans les zones rurales » (58). Bien que cela ne soit pas dit explicitement dans le rapport mentionné du Sénat, il semble que la France n’ait peut-être pas suffisamment porté attention aux aspects « diplomatie » et « développement » d’une approche intégrée (3D).
Tensions régionales et influences externes
Le contexte géopolitique du Sahel est influencé par les intérêts concurrentiels d’autres puissances mondiales et régionales, y compris la Russie, la Chine, la Turquie et les États-Unis. De plus, la dynamique intra-Sahel ne doit pas être sous-estimée. Dans toute la bande du Sahel (du Sénégal au Tchad), une augmentation des activités de divers groupes extrémistes islamiques et terroristes, tels qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), l’État islamique dans le Grand Sahara, Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin et Ansarul Islam a été observée ces dernières années. Ces groupes, qui ont souvent des liens présumés avec les gouvernements des pays voisins (59), ont contribué à la détérioration de la situation sécuritaire dans la région en menant des attaques contre des cibles civiles et militaires, des enlèvements et d’autres actions violentes. Aux yeux des juntes du Sahel, les partenaires occidentaux n’ont pas réussi à empêcher ces groupes d’élargir de plus en plus leur sphère d’influence. C’est probablement la raison principale de la mise en œuvre de coups d’État militaires, dans l’espoir que les auteurs du coup puissent inverser la tendance.
C’est aussi l’argument invoqué par les États des pays du Sahel pour s’associer à de nouveaux partenaires tels que la Russie et la Turquie, qui fournissent aux États, en plus des armes, des conseils et une formation militaire. En échange de ces services, des concessions sont accordées pour l’exploitation de mines et l’extraction de ressources naturelles (60), souvent menant au piège de la dette, dans lequel les pays sont attirés par des prêts impayables. Les États-Unis tentent de maintenir leur position dans le Sahel et essaient également de limiter l’influence des autres concurrents dans la région. Cependant, le fait que le Niger leur ait également fermé la porte, indique que le ressentiment ne concerne pas uniquement l’ancien colonisateur, la France, mais est plutôt dirigé contre un mouvement opposé à l’ingérence occidentale, à ses valeurs et à ses normes.
De plus, graduellement, les symptômes d’une nouvelle guerre froide commencent à se dessiner dans le Sahel (61). Il est clair que les influences régionales et externes ne peuvent pas être contrées par la France seule, mais nécessitent l’effort de plusieurs parties, telles que l’UE et des autres partenaires. Les missions MINUSMA, EUTM, EUCAP Sahel et l’Alliance G5 étaient certainement un bon premier pas, mais montrent également qu’une approche intégrée et coordonnée, ainsi que des résultats tangibles et perceptibles dans le domaine social et de la sécurité, sont essentiels au succès.
Facteurs économiques et socio-économiques
La région du Sahel est confrontée à de graves défis socio-économiques, comprenant la pauvreté, le chômage, les conséquences du changement climatique et l’accès limité à l’éducation et aux soins de santé. Consciente de ces défis, il existe en France et dans l’UE une conviction croissante que les solutions militaires seules ne sont pas suffisantes et que la réponse à ces questions sous-jacentes est cruciale pour une stabilité à long terme. Ceci a également été traduit dans les différentes stratégies européennes pour le Sahel depuis 2011 et, durant la période de 2014 à 2020, l’UE et ses États-membres ont dépensé au total 8 Mds d’euros en aide à la région du Sahel (62). S’y ajoutent les investissements des Nations unies et ceux d’autres investisseurs, comme la Chine, les États-Unis (5,5 Mds $ depuis 2014 (63)), les États du Golfe et le Fonds monétaire international (FMI). Cependant, l’instabilité de la région, combinée à la corruption persistante (64) dans ces pays font que l’aide ne parvient pas là où elle est le plus nécessaire. Cela est d’autant plus vrai que la croissance économique annuelle ne suffit pas à compenser l’inflation et la croissance démographique. Le FMI a calculé qu’une relance du développement dans le Sahel, pour la période de 2023 à 2026, nécessite une somme de 26 Mds € (65). La situation économique et financière désespérée a sans doute contribué à la perception négative des missions militaires françaises dans le Sahel, notamment parce que l’effort militaire n’a pas réussi à inverser la tendance. Cela vaut également pour les missions de sécurité de l’UE et pour la Minusma. Que cette observation soit justifiée ou non n’a pas d’importance, car elle alimente le « framing médiatique » des opposants locaux et géopolitiques.
Quel avenir pour la stratégie franco-européenne au Sahel ?
Au vu des faits, la France n’a pas poursuivi une démarche militaire solitaire dans sa stratégie et son approche au Sahel. Consciente des sentiments néocoloniaux négatifs, dès 2006, elle a tenté de donner un « visage » européen à ses activités militaires au Sahel.
Le fait que l’initiative Amani Africa depuis 2015 a cessé d’exister est probablement dû à la crise en Libye (2011) et plus tard à celle au Mali (2013) qui, d’une part, ont détourné l’attention, mais d’autre part, ont également conduit à la création du G5 Sahel, pour lequel la France ainsi que l’UE se sont pleinement engagées. Paris a poursuivi de manière indépendante Barkhane depuis le Tchad et le Niger et, en plus, a été l’initiatrice de l’opération antiterroriste Takuba de l’UE. Devant l’absence de résultats, force est de constater l’échec de l’approche franco-européenne au Sahel.
L’effort conjoint dans l’Alliance G5 Sahel, la Minusma, l’EUTM, l’EUCAP Sahel et l’EUMPM n’a pas réussi à prévenir l’augmentation de l’islamisme extrémiste et du terrorisme. L’accent a trop porté sur une approche militaire, mais celle-ci n’a pas pu créer les conditions de stabilité et de sécurité nécessaires pour mettre en œuvre des changements administratifs et une bonne gouvernance. Cela implique également que la France, l’UE et l’ONU ont échoué en matière de diplomatie. Elles n’ont pas réussi à convaincre les gouvernements en place des changements nécessaires. La corruption au Sahel est une maladie tenace. L’absence de résultats a rendu la population morose et a été un terreau fertile pour les coups d’État militaires. Pour lutter à armes égales contre les djihadistes et les terroristes, les juntes ne peuvent pas se permettre d’avoir des curieux qui agitent constamment un doigt accusateur au nom de valeurs démocratiques.
Outre une diplomatie et un développement insuffisant, la France ainsi que l’UE et l’ONU ont perdu la guerre du narratif, puisque les juntes ont réussi à créer un climat dans lequel il semble logique de rejeter la France comme acteur néocolonialiste et impérialiste, et l’UE et l’ONU comme des instruments d’un Occident dont la légitimité est de plus en plus contestée. Le fait que la France tente depuis Mitterrand de se défaire du joug de la « Françafrique » montre que cela reste, jusqu’à aujourd’hui, un point sensible et douloureux sur lequel les adversaires aiment appuyer.
La complexité de la réalité sahélienne est le quatrième facteur important expliquant l’échec au Sahel. L’augmentation de l’islamisme extrémiste et du terrorisme, entrelacée avec les intérêts des pays voisins et des tribus locales, inquiète également les juntes des pays eux-mêmes. De plus, il y avait trop d’acteurs sur le terrain avec des intérêts divergents, ce qui a entraîné un manque d’unité d’effort dans la réalisation des objectifs. Une stratégie commune de l’UE pour le Sahel a apporté une amélioration que l’arrivée de nouveaux « compétiteurs » sur le terrain est venue annuler.
Quelles leçons peuvent être tirées pour une future stratégie française ? Actuellement, la France n’a pas de stratégie sahélienne claire et l’UE réfléchit aussi à sa stratégie. En attendant une nouvelle stratégie, les deux tentent de maintenir le statu quo ou de l’étendre si possible. La France comme l’UE mettent l’accent sur le Soft Power. Non officiel, on parle d’une réduction supplémentaire de la présence militaire française en Afrique de l’Ouest, afin d’en réduire encore plus la visibilité. Le ministre Lecornu a indiqué en juin 2023 qu’il fallait réfléchir à la taille des bases en Afrique (66). De plus, la France comme l’UE indique que les futurs partenariats seront conclus sur la base de l’égalité (67) (une relation équilibrée (68)), avec les valeurs universelles et la démocratie au centre, équilibrant les intérêts stratégiques et les valeurs démocratiques (69). Ainsi, la France ne s’imposerait pas, mais établirait des partenariats basés sur les besoins des pays concernés et ses propres intérêts.
Depuis février 2024, au sein de l’UE, des propositions de la SEAE circulent sur une nouvelle approche sahélienne, reposant davantage sur le réalisme et reconnaissant que l’UE ne peut pas adopter une approche régionale, en raison de la spécificité individuelle de chaque pays. L’UE se rend également compte qu’elle doit défendre ses intérêts dans le Sahel et, si elle prône un Sahel inclusif, avec des processus de démocratisation et de sécurité humaine, l’UE ne peut rester à l’écart et doit pratiquer activement la diplomatie pour soutenir ces valeurs (70). Étant donné que la guerre froide est également de retour dans le Sahel, et qu’il n’y a pas de perspective de changement rapide de la situation géopolitique, une nouvelle stratégie devrait se concentrer sur les pays voisins des États du Sahel et sur la Cédéao.
La France devrait se positionner en tant que membre de l’UE et laisser l’UE prendre les devants. Cela sert deux objectifs, car une nouvelle initiative française serait scrutée avec suspicion non seulement par les Africains, mais aussi au sein de l’UE. Les entretiens à Bruxelles ont révélé des réticences au sein de l’UE vis-à-vis des propositions françaises, alimentées par l’impression que la France fait surtout des propositions qui facilitent son propre agenda (et son industrie). « Si les mêmes propositions étaient faites par l’Allemagne, cette méfiance n’existerait pas. (71) » De plus, la France souhaite « diriger », mais ni les États africains ni les États-membres de l’UE ne voient ce leadership comme allant de soi ; un aspect dont la France doit être consciente et qu’elle pourrait prendre en compte. Définir conjointement les objectifs (« quoi »), mais faire preuve de retenue dans la mise en œuvre (« comment »).
Une stratégie axée sur les pays voisins et la région crée une situation dans laquelle les pays, qui choisissent de suivre cette voie avec l’UE, subissent un développement économique et sécuritaire supplémentaire. Parallèlement, ils peuvent, avec le soutien de l’UE, tenter de tenir à distance les influences négatives de la criminalité transfrontalière, de l’extrémisme et du terrorisme. Cela signifie concrètement investir dans les relations existantes avec la Mauritanie, le Tchad, le Sénégal et les pays de la côte ouest de l’Afrique (Ghana, Togo, Côte d’Ivoire, Nigeria). Une telle approche renforce les autres pays et la région, mais envoie également un signal clair aux juntes du Mali, du Burkina Faso et du Niger, ainsi qu’à leur population.
La question centrale demeure cependant de savoir combien de temps l’UE continuera à tolérer les effets négatifs des trois régimes. Si la situation persiste pendant des décennies, l’UE pourrait également être forcée par de grands flux migratoires incontrôlés, la contrebande et l’insécurité, de passer à une realpolitik qui fixe des limites à la tolérance envers les trois régimes et leurs partenaires. Pour l’instant, il semble que l’UE soit encore trop divisée pour adopter une telle approche géopolitique. w
(1) Présidence française, « Retrait de la force Barkhane du Mali », Élysée, 15 août 2022 (www.elysee.fr/).
(2) Agence France Presse (AFP), « La France se retire militairement du Mali après neuf ans d’engagement, l’UE s’interroge », Le Point, 17 février 2022 (www.lepoint.fr/).
(3) EUTM Mali, « Factsheet », 28 février 2023 (https://eutmmali.eu/).
(4) AFP, « Le Burkina Faso annonce la fin officielle des opérations des troupes françaises sur son sol », Le Monde, 19 février 2023 (www.lemonde.fr/).
(5) Ricard Philippe et Vincent Élise, « La France contrainte de se retirer du Niger », Le Monde, 25 septembre 2023.
(6) Bernault Florence, « Comprendre le coup d’État au Gabon », The Conversation, 18 septembre 2023 (https://theconversation.com/comprendre-le-coup-detat-au-gabon-213592).
(7) Sarkozy Nicolas, « Déclaration du président de la République sur sa conception de l’Afrique et de son développement », Dakar, 26 juillet 2007 (www.vie-publique.fr/).
(8) Sarkozy N., « Déclaration du ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire sur la démocratie au Bénin et sur l’établissement de nouvelles relations entre la France et l’Afrique », Cotonou, 19 mai 2006 (www.vie-publique.fr/).
(9) European commission, « A Joint Africa-EU Strategy », 2007 (https://knowledge4policy.ec.europa.eu/).
(10) Verschave François-Xavier, La Françafrique, le plus long scandale de la République, Stock, 1998, 384 pages.
(11) Van Sorgen Peter, IRIS-sup, « L’efficacité de l’Amani Africa », septembre 2011, p. 47.
(12) Marut Jean-Claude, « Les accords de coopération entre la France et l’Afrique », revue Politique africaine.
(13) Chafer Tony, « La France en Afrique post-guerre froide : une nouvelle stratégie ? », Revue internationale et stratégique.
(14) « Gbagbo : J’y suis, j’y reste ! », Jeune Afrique, 3 octobre 2005 (www.jeuneafrique.com/).
(15) À la Une du journal L’Aurore le 15 août 1945.
(16) Larcher Laurent, « “L’Empire qui ne veut pas mourir” : la Françafrique, ce qui change et ce qui reste », La Croix, 8 octobre 2021 (www.la-croix.com/).
(17) Verschave F.-X., op. cit.
(18) Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, La France et la gestion des crises africaines : quels changements possibles ? (Rapport d’information n° 450), 3 juillet 2006, Sénat (www.senat.fr/).
(19) « Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy », Le Monde (retranscription), 9 novembre 2007 (discours prononcé le 26 juillet 2007) (https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html).
(20) Rodier Alain, « Mali : la situation au Sahel, cause du coup d’État ? », Note d’actualité n° 271, CF2R, mars 2012 (https://cf2r.org/actualite/mali-la-situation-au-sahel-cause-du-coup-d-etat/).
(21) Otayek René, « La question touarègue et l’après-Kadhafi » (www.universalis.fr/).
(22) Observations faites par l’auteur lui-même pendant son séjour au Mali de septembre 2013 à juin 2015, en tant qu’attaché de défense auprès de l’ambassade des Pays-Bas à Bamako.
(23) Otayek R., op. cit.
(24) Lebœuf Aline et Quénot-Suarez Hélène, La politique Africaine de la France sous François Hollande –Renouvellement et impensé stratégique, Institut français des relations internationales (Ifri), 2014 (https://www.ifri.org/).
(25) Macron Emmanuel, « Discours du président de la République à l’Université de Ouagadougou », 28 novembre 2017 (https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-829-fr.pdf).
(26) Larcher L., op. cit.
(27) Lecornu Sébastien, « Déclaration du ministre des Armées sur la présence militaire de la France en Afrique », Sénat, 6 juin 2023 (https://www.vie-publique.fr/).
(28) C2DH, « Les relations avec les pays ACP » (www.cvce.eu/).
(29) Van Sorgen P., op. cit.
(30) EUEA, « Africa and the EU », 30 novembre 2022 (https://www.eeas.europa.eu/node/410590_fr).
(31) Delegation of the EU to the AU, « Memorandum of understanding (MOU) on peace, security and governance » (https://www.eeas.europa.eu/african-union/european-union-and-african-union-peace-security_en?s=43#11814).
(32) Delegation of the EU to the AU, « African Peace and Security Architecture (APSA) » (www.eeas.europa.eu/).
(33) UA et UE, « 6e sommet UE-UA : une vision commune pour 2030 » (déclaration finale), 18 février 2022 (https://www.consilium.europa.eu/media/54411/final-declaration-fr.pdf).
(34) Parlement européen, Sahel : stratégie de l’UE pour la sécurité et le développement, 9 mai 2016 (https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/EPRS_BRI(2016)582013).
(35) Ioannides Isabelle, Évaluation de la stratégie de l’Union européenne pour la résolution des conflits au Sahel, septembre 2020, Service de recherche du Parlement européen (EPRS), 88 pages (www.europarl.europa.eu/).
(36) « 6e Sommet UE-UA : une vision commune pour 2030 », op. cit.
(37) Leyen (von der) Ursula, « Discours sur l’état de l’Union 2023 », Commission européenne, 13 septembre 2023 (https://france.representation.ec.europa.eu/).
(38) Kresnichka-Nikolchova Nadejda, The G5 Sahel and the European Union, EPRS, septembre 2020, p. 6 (https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2020/652074/EPRS_BRI(2020)652074_EN.pdf).
(39) Agence Europe, « M. Borrell confirme la suspension des entraînements opérationnels des missions EUTM Mali et EUCAP Sahel Mali », Bulletin Quotidien Europe, n° 12 930, 11 avril 2022 (https://agenceurope.eu/).
(40) Conseil de l’UE, « Mission de partenariat militaire de l’Union européenne au Niger (EUMPM Niger) », (PESC) 2022/2444, 12 décembre 2022 (https://eur-lex.europa.eu/).
(41) Tounkara Georges Ibrahim, « Le Niger met fin à deux missions de sécurité européennes », Deutsche Welle, 5 décembre 2023 (https://www.dw.com/fr/niger-met-fin-missions-securite-europeennes/a-67642448).
(42) Agence France Presse (AFP), « L’Alliance des États du Sahel, pari sécuritaire et acte de défiance diplomatique », Le Monde, 14 décembre 2023 (www.lemonde.fr/).
(43) Délégation de l’UE au Burkina Faso, « À propos de l’ambassadeur », 21 juillet 2021 (https://www.eeas.europa.eu/burkina-faso/propos-de-lambassadeur_fr?s=86).
(44) AFP, « Niger : Washington attend des explications après la fin brutale de la coopération militaire », Le Figaro, 18 mars 2024 (https://www.lefigaro.fr/).
(45) Banque mondiale, « Mali : data 2022 » (https://donnees.banquemondiale.org/pays/mali?view=chart).
(46) Tchounand Ristel, « France, États-Unis, Chine, Russie : la guerre d’influence bat son plein en Afrique », La Tribune Afrique, 7 avril 2023 (https://afrique.latribune.fr/).
(47) Lecornu S., op. cit.
(48) OEC, « France/Mali » [consulté le 26 mars 2024] (https://oec.world/en/profile/bilateral-country/fra/partner/mli).
(49) European Commission, data du Mali (2017), du Burkina Faso (2021) et du Niger (2021) (https://policy.trade.ec.europa.eu/eu-trade-relationships-country-and-region/countries-and-regions/west-africa_en).
(50) Union européenne, « Facts and figures », chiffres de 2012 (https://european-union.europa.eu/).
(51) Conclusions tirées des entretiens faits dans le cadre de cette étude avec le général de division Werner Albi, directeur-adjoint et CEM de la CMPC/EEAS, Jean-Pierre van Aubel, expert politique et défense de l’EEAS et colonel Gert Dobben, chef de la division ressources logistique de l’EEAS.
(52) Pouillieute Antoine, « Le sentiment anti-français en Afrique », RDN, n° 860, mai 2023, p. 20-26 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23166&cidrevue=860).
(53) Borrel Thomas, Boukari Yabara Amzat, Collombat Benoît et Deltombe Thomas (dir.), L’empire qui ne veut pas mourir : Une histoire de la Françafrique, Seuil, 2021, Chapitre X, p. 5.
(54) Galois Frédéric, « Fin de l’opération Barkhane : réflexions sur sept ans et demi d’engagement militaire », Institut Rousseau, 16 mars 2022 (https://institut-rousseau.fr/).
(55) Sénat, Comptes rendus de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, 4 mars 2020, (https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200302/etr.html#toc6).
(56) Gaudiaut Tristan, « Mali : le nombre de victimes civiles de violences armées a doublé depuis 2022 », Statista, 26 septembre 2023 (https://fr.statista.com/).
(57) Grandia Mirjam, The 3D approach and counterinsurgency—A mix of defence, diplomacy and development: The Case of Uruzgan (Master Thesis), Université de Leyen, juin 2009 (https://www.cimic-coe.org/resources/other-publications/3dandcointhesis.pdf).
(58) Goya Michel, Le temps des guépards – La guerre mondiale de la France, Tallandier, 2022, p. 269.
(59) Filiu Jean-Pierre, « Pourquoi l’Algérie protège le pire jihadiste du Sahel », Le Monde, 21 octobre 2018 (https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2018/10/21/pourquoi-lalgerie-protege-le-pire-jihadiste-du-sahel/).
(60) AFP, « Le Mali verserait 10 millions USD par mois à Wagner, selon un général américain », Le Figaro, 3 fevrier 2022, (www.lefigaro.fr/).
(61) El Difraoui Asiem, « Au Sahel, le retour de la guerre froide », Le Monde, 20 mars 2024 (www.lemonde.fr/).
(62) Parlement européen, « Motion for a resolution on the situation in the Sahel and European development cooperation, in particular with Burkina Faso », 31 juillet 2023 (www.europarl.europa.eu/).
(63) Kump Isabell, « Partnerships Deserted: Sahel », in Bunde Tobias, Eisentraut Sophie et Schütte Leonard (dir.), Lose-Lose? Munich Security Report 2024, février 2024 (https://securityconference.org/).
(64) CPI, Corruption Perception index, consulté le 29 mars 2024 (https://www.transparency.org/en/cpi/2023).
(65) Fonds monétaire international (FMI), « The Sahel, Central African Republic face complex challenges to sustainable development », 16 novembre 2023 (www.imf.org/).
(66) Lecornu S., op. cit
(67) Clément-Bollée Bruno, « France, redevenir une vraie puissance d’équilibre », RDN, n° 860, mai 2023, p. 27-32 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23167&cidrevue=860).
(68) Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Revue nationale stratégique 2022, novembre 2022 (https://www.sgdsn.gouv.fr/files/files/Revue nationale stratégique - Français.pdf).
(69) Marangio Rossella, « Sahel Reset: Time to reshape the EU’s engagement », Brief n° 2, EUISS, février 2024, p. 1 (https://www.iss.europa.eu/sites/default/files/EUISSFiles/Brief_2024-2_Sahel.pdf).
(70) Ibidem, p. 6.
(71) Selon une des personnes interrogée dans le cadre de cette étude.